En présentant à Hammam Bou Hadjar, ville de tourisme thermal, Aadou echâab (L'Ennemi du peuple), dont l'intrigue a pour cadre une cité d'eaux, Haïder Benhassine ne se doutait pas combien elle pouvait avoir de résonance dans cette cité.Car ici, de la même façon que dans son spectacle, des puissances d'argent soutenues par la puissance publique, il n'y a pas longtemps, ont failli mettre en péril sa nappe phréatique. Un impitoyable forcing avait été exercé sur les élus de l'APW de Aïn Témouchent pour leur faire avaliser l'érection de plusieurs projets hôteliers. L'affaire est toujours en stand-by sous l'actuel diktat gouvernemental fait aux autorités locales d'ouvrir les portes béantes à l'initiative privée. Jusqu'où ira-t-on dans le conflit entre les différents intérêts 'Le parallèle d'une affaire locale avec la pièce du grand dramaturge norvégien du siècle dernier, Enrik JohanIbsen, n'est pas outré. N'est-elle pas une fable politique ' Que nous raconte-elle ' Stockmann (Mustapha Sofrani), médecin de la station thermale d'une cité d'eaux, découvre qu'elles sont polluées.Il décide d'alerter ses concitoyens sur cette grave affaire de santé publique. Un journal est prêt à lui ouvrir ses colonnes. Mais il évalue mal les formidables intérêts qu'il dérange. Deux années de fermeture et de travaux seraient nécessaires pour arriver au bout de la pollution. Le maire de la ville (Wael Bouzida), qui n'est autre que le propre frère du Dr Stockman, est alarmé par les conséquences d'une telle éventualité, en raison des coûts faramineux que devrait supporter sa commune dont toute l'économie repose sur ses thermes. L'affrontement est sans pitié. On en oublie que les deux protagonistes sont frères, ce qui est rendu de façon saisissante par les empoignades verbales et une empoignade tout court au plus fort d'un âpre duel.Le médecin est réduit en «ennemi du peuple». La population, qui aurait à perdre en le soutenant, le désavoue. Il n'a plus près de lui que Catherine, son épouse (Mounira Rouabhi). Au bout du compte, la pièce nous met face à une souveraineté populaire qui fait fi de l'intérêt public et du sort des futures générations. Où est la démocratie dans ce cas ' Cela ne nous rappelle-t-il pas les joutes électorales d'après-octobre 1988 ' A cet égard, Un ennemi du peuple a été montée au début des années 1990 par Azzedine Medjoubi au TR de Batna, dans une adaptation de Omar Fetmouche.La nouvelle version, sur une traduction du Syrien Ibrahim Ramzi à laquelle quelques coupes ont été apportées, met aux prises deux ordres de valeur : celui du droit, et celui du pouvoir symbolisés respectivement par l'idéalisme du médecin et le pragmatisme de son frère. Le caractère tragi-comique de la pièce est gommé au profit d'une désespérance qui vire à la tragédie. On n'y rit jaune que deux fois.Les choix de mise en scène opérés par Benhassine évitent toute dispersion pour nous centrer sur l'essentiel. C'est une implacable mécanique qui est donnée à voir, les personnages réduits au statut de pantins. La distanciation injectée dans la direction d'acteurs opère au point qu'on ne compatit avec aucun des protagonistes. L'émotion est toute intellectuelle.Exit le pathos alors que la psychologie des personnages est réduite à sa plus simple expression, ce qui ne signifie pas qu'ils sont sans épaisseur. Celle-ci leur vient de la performance de jeu des acteurs qui nous changent de ces pièces où les comédiens versent dans la déclamation et le cliché. Ici, les comédiens font de l'abattage sur scène avec un jeu très physique sur fond de face-à-face. C'est une pléiade d'acteurs inspirés qui donnent libre cours à leur verve.Outre ceux précités, Ahmed Meddah, Abdallah Nemiche, Yacine Djouzi et Rabeh Kadri traduisent avec une rare intensité les intentions de leurs personnages. Tout est dans leurs déplacements scéniques et la vivacité de leur exécution sur un rythme d'enfer.Et, cerise sur le gâteau, dans de brefs moments de mise en abîme, de dédoublement métaphorique, le spectacle s'extirpe par moments de son accablant effet de réalité pour entrer dans une dimension symbolisme.C'est dire combien la représentation repose pour l'essentiel sur les acteurs. La scénographie dépouillée de Halim Rahmouni, limitée à quelques accessoires, a été voulue en ce sens. Seul élément marquant, les costumes qui soulignent avec justesse la caractérisation des personnages. Il n'y a pas de jeux de lumière là où on l'aurait attendue.Elle est rasante et presque tout le temps constante, projetant une funeste atmosphère. La musique de HassanLamamra intervient en soutien aux moments critiques de l'action. Après Oubliez Herostrate, Asfarennar el berda et Hallaj el kheïr, Hallaj el fouqara, également en langue arabe classique, Haïder Benhassine se révèle égal à lui-même, c'est-à-dire un metteur en scène de l'exigence. Une chose dont notre théâtre a bien besoin.
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Posté Le : 23/04/2016
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Mohamed Kali
Source : www.elwatan.com