Algérie

Une histoire de goudron



Première séquence.

L'action débute dans une rue en pente, non loin d'une annexe de la Préfecture de police où l'on peut espérer retrouver ses objets perdus et où les Algériennes et les Algériens de Paris pointent de temps à autre pour renouveler leur précieuse carte de séjour. Cela se passe en début de matinée, un premier jour de semaine. Le temps est lourd, mais, hélas, pas de pluie à l'horizon. La circulation est dense, les avertisseurs sonores rageurs et les regards et propos échangés sont agressifs.

Deuxième séquence. Une bitumeuse brinquebalante et rouillée pile brusquement au milieu de la rue. Trois hommes, jeunes, noirs de peau, en descendent. Ils prennent leur temps, indifférents aux klaxons et aux insultes. Ils flottent dans leur uniforme verdâtre aux bandes fluorescentes et portent de grosses bottes en caoutchouc. L'un d'eux, cigarette au bec, tient des cônes de chantier rouges et blancs. Le deuxième traîne un panneau métallique triangulaire qui avertit de l'existence de travaux. Le dernier a une main dans la poche et l'autre qui serre une feuille de papier froissée.

«C'est là, en face du numéro cinquante-six» dit-il en désignant une crevasse dans la chaussée. Celui qui porte les cônes n'est pas d'accord. Il montre un autre trou, un peu plus éloigné mais bien plus profond au point qu'apparaissent deux ou trois pavés, reliques d'un temps où le goudron servait bien plus dans les saloons du Far West que dans les villes de France et de Navarre. Le troisième homme se tait et attend que les deux autres se mettent d'accord. Ce qui prend encore quelques minutes de palabres tranquilles, indifférentes aux voitures qui frôlent, aux paroles désobligeantes et aux index pointés bien haut (geste auquel les Parisiennes conductrices semblent de plus en plus exceller).

Troisième séquence. Ayant abandonné son comptoir pour comprendre les raisons d'un tel barouf, un cafetier entre dans la danse. Il montre un autre nid-de-poule, proche du trottoir. «C'est-là, crie-t-il. Chaque semaine y'a un cycliste qui s'le mange et c'est moi qui doit le soigner et appeler les secours. Ça fait six mois qu'on vous attend !». Aucun des trois hommes ne lui répond. Visiblement, leur décision a été prise. Le panneau triangulaire est déposé devant la crevasse en face du numéro cinquante-six et ils s'en retournent vers la bitumeuse.

Un crépitement se fait entendre. L'odeur âpre du goudron se répand immédiatement. Le voici qui coule tant bien que mal dans un gros seau en plastic. Son remplissage dure plusieurs minutes. Sur le trottoir, une petite troupe de badauds s'est formée. «Ils ne devraient pas fumer en faisant ça, c'est dangereux» dit un jeune. «Ils devraient surtout porter des masques, le bitume c'est cancérigène», lui rétorque le cafetier qui, du pied, a débarrassé le nid-de-poule de ses gravats et autres mégots. «Ils feraient mieux de se dépêcher. Ils vont finir par se faire écraser. Je ne comprends pas pourquoi ils ne font pas ça de nuit !», s'exclame une dame bien mise, sac coûteux à l'épaule, et trottinette à la main.

Quatrième séquence. Le sceau est enfin rempli. Celui qui apparaît désormais comme étant le chef du groupe – c'est lui qui tenait le papier à la main - se dirige maintenant vers le trou. Il retourne le sceau en l'air et le plaque contre le sol. A le voir procéder ainsi, on ne peut s'empêcher de penser aux pâtés de sable de l'enfance, ceux du square oxygénateur ou des bords de mer. L'homme étale ensuite le goudron avec ses pieds. Il aplatit, tasse et répartit la masse gluante. Quand il estime avoir terminé, il fait signe au responsable des cônes de venir les récupérer tandis qu'il s'essuie les bottes sur l'arrête arrondie du trottoir. Le troisième homme reprend le panneau triangulaire et jette une poignée de sable sur le goudron encore fumant.

Les voici qui remontent dans le véhicule et redémarrent sans prêter attention ni au flux des voitures ni à la couleur du feu voisin. Le cafetier s'étrangle de colère. Il demande aux badauds qui se dispersent si l'un d'eux à un stylo pour noter l'immatriculation de la bitumeuse. Comme personne ne lui répond, il se précipite à l'intérieur du café et en ressort avec une grosse louche. On pense alors qu'il va la jeter contre le véhicule qui s'est déjà éloigné. Il n'en est rien. Au risque de se faire écraser, le voici à genoux devant le tas sombre. Avec la louche, il racle le bitume encore mou puis se dépêche d'aller le déverser, tant bien que mal, dans «son» nid-de-poule.

Cette dernière séquence dure dix bonnes minutes. Une voiture de police qui passe par là ralentit mais son conducteur hausse les épaules et accélère. Le cafetier transpire à grosses gouttes. Il a le souffle court et les mains pleines de goudron. Ses vêtements sont tâchés et il n'a cessé de se faire traiter de tous les noms par des automobilistes toujours aussi pressés. Et le résultat n'est guère à la hauteur des risques qu'il a pris. D'un côté, la crevasse a refait son apparition et, de l'autre, le nid-de-poule n'est qu'à moitié comblé. A la femme portant sac et trottinette qui le lui fait remarquer, le cafetier répond par quelques mots que la décence et la bonne éducation empêchent de répéter. La matinée entre alors dans ses heures creuses. Il fait toujours aussi lourd et, dans la rue et ses trous à peine bouchés, le goudron achève de sécher.








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