Algérie

Une étude au rabais '



Réceptionnée officiellement depuis plusieurs mois, la Grande-Mosquée d'Alger n'est pas encore ouverte au public. Outre les espaces de prière, le projet comporte également un centre culturel, un hôtel, des restaurants et un musée qui sont en cours de finalisation.La Grande-Mosquée d'Alger, c'est aussi des espaces extérieurs de 30 hectares qui s'étendent jusqu'à la plage des Sablettes. La wilaya d'Alger a prévu d'y réaliser un grand jardin à la hauteur du standing de cet imposant édifice religieux, que les visiteurs pourront rejoindre à travers une grande passerelle piétonnière qui traverse la RN5.
Pour en savoir plus sur ce projet «d'aménagement des alentours de l'aboutissement de la passerelle de la Grande-Mosquée d'Alger», nous avons pris attache avec la Direction de l'urbanisme, de l'architecture et de la construction, le chef de service d'urbanisme (Duac) de la wilaya d'Alger intervient en qualité de maître d'ouvrage. Il s'avère que ce projet a fait l'objet d'un avis de concours national restreint lancé le 6 décembre 2020. Lors d'un bref entretien, le chef de service chargé de l'urbanisme a indiqué qu'il ne pouvait s'exprimer directement sur ce sujet et que les questions devaient être déposées par écrit auprès du bureau d'ordre de la Duac. Le 23 mai 2021, un document comportant les questions suivantes a été remis au bureau d'ordre : «Comment se déroule le processus de sélection de l'étude de ce projet ' Quels sont les bureaux d'études qui participent à ce concours ' Quel est le budget consacré à ce grand projet ' Un premier concours avait été organisé par la Duac au cours duquel le Cneru était le seul participant. Pour quelles raisons a-t-il été déclaré infructueux '» Des questions qui sont restées sans réponses, malgré une autre tentative de prendre attache avec le chef de service de l'urbanisme.
En fait, le Centre national d'études et de recherches appliquées en urbanisme (Cneru) a remporté le concours pour l'étude et le suivi de l'aménagement des alentours de l'aboutissement de la passerelle de la Grande-Mosquée d'Alger.
L'avis d'attribution provisoire du marché a été rendu public par voie de presse les 28 et 29 mars 2021. Le Cneru a été déclaré moins-disant avec une offre de 13,7 millions de DA/TTC, soit 45 DA/TTC le m2 (environ 25 DA/HT) pour réaliser l'étude et assurer le suivi du projet par des architectes et des ingénieurs. Un prix excessivement bas pour un marché de cette dimension.
L'architecte-paysagiste Kamel Louafi, qui a participé à ce concours avec le groupement les ArchiPels, considère que l'offre du Cneru a été largement sous-estimée, mettant ainsi le bureau d'études public dans une position de concurrence déloyale.
Pratique qui s'est généralisée, le rabais dans les offres de marchés publics engendre une réévaluation des coûts et des retards dans la réalisation des projets. Un mécanisme auquel ne semble pas près d'échapper le jardin de la Grande-Mosquée d'Alger.
T. H.
Le Cneru aux abonnés absents
Dans le but de recueillir l'avis du Centre national d'études et de recherches appliquées en urbanisme au sujet du processus d'attribution de ce marché, nous avons contacté à plusieurs reprises la direction du bureau d'études public.
Le 6 juin, après nous être présenté au siège du Cneru, nous avons été contacté au téléphone par une personne se présentant comme étant la directrice de l'administration et des finances. Cette dernière a indiqué que le Cneru «n'a rien à voir dans ce dossier» et que celui-ci est du ressort «de la Duac».
Le 7 juin, soit le lendemain, une demande d'entretien avec le directeur général du Cneru a été adressée par email et par fax au bureau d'études. Demande qui n'a donné lieu à aucune réponse.
T. H.
KAMEL LOUAFI, ARCHITECTE-PAYSAGISTE :
«Le jardin autour de la Grande-Mosquée d'Alger sera une catastrophe»
Architecte-paysagiste de renommée mondiale, Kamel Louafi est très en colère suite à l'attribution au Centre national d'études et de recherches appliquées en urbanisme (Cneru) de la réalisation de l'étude du projet d'aménagement extérieur de la Grande-Mosquée d'Alger. El Boustan, projet élaboré dans le cadre d'un groupement de cabinets d'architecture algériens, a été écarté au terme d'une sélection basée sur le principe du «moins-disant» sans même que la notion de qualité soit prise en considération. Kamel Louafi s'exprime en expert. Des jardins d'Hanovre, de Brême, de La Mecque, d'Abu Dhabi et du Luxembourg portent la signature de ce Batnéen de naissance et berlinois d'adoption. Il estime que le Cneru, organisme avec lequel il a collaboré ces dernières années, ne dispose pas du «potentiel humain ni de l'expérience» pour réaliser des jardins et des parcs.
Entretien réalisé par Tarek Hafid
Le Soir d'Algérie : Les autorités algériennes ont sollicité votre intervention afin que vous participiez à un concours pour l'aménagement des espaces autour de la Grande-Mosquée d'Alger. Au-delà de votre expérience internationale en matière de paysagisme et de création de jardins, pourquoi ont-elles fait appel à vous '
Kamel Louafi : Je ne sais pas si nous pouvons parler d'autorités. Etant membre de la commission du Conseil de la wilaya d'Alger pour l'aménagement de la façade maritime, j'ai été appelé à travailler de façon constructive, en 2017 et 2018, avec les agents de la Direction de l'urbanisme de l'architecture et de la construction de la wilaya d'Alger (Duac). Il y avait eu un premier concours pour l'étude de l'aménagement des espaces extérieurs de la Grande-Mosquée avec pour seule présentation celle du Centre national d'études et de recherches appliquées en urbanisme (Cneru). Ce concours avait été déclaré infructueux et les responsables de la Duac, qui connaissaient mon travail, m'avaient donc demandé de participer au second concours.
Vous avez donc participé à ce second concours avec votre bureau d'architecture de Berlin '
J'ai été l'initiateur d'un groupement pour l'élaboration de cette étude que nous avons appelé les ArchiPels. Il est composé d'architectes algériens : Bet-Gaups, Alger/CBK Batna+l'Agence Louafi SEETA Batna ainsi que les Ateliers urbains, Alger.
Pouvez-vous nous parler du projet que vous avez proposé, notamment sa thématique et son concept '
El Boustan avec un ensemble d'espaces et de jardins traditionnels inscrits dans la modernité. Des espaces de convivialité, de récréation, des jardins, des vergers, une calligraphie de haies le long de la mosquée. Nous avons également prévu une esplanade centrale dans l'axe de la passerelle vers la mer et une esplanade dans la tradition de la façade maritime. Il y a également un bosquet de pins parasols avec différents usages, deux dômes au centre d'îles vertes à l'est et à l'ouest ainsi que des ombrières. Des pavillons thématiques expriment également la diversité du concept.
El Boustan sera un ensemble de jardins d'art, de culture et de récréation. Un espace public qui reflète la diversité et la durabilité, à travers nos choix conceptuels de matériaux et de plantes.
Il semble qu'il y ait eu un retournement de situation puisque le Centre national d'études et de recherches appliquées en urbanisme a remporté l'avis d'appel d'offres alors que le travail de cet organisme avait été rejeté lors d'une première sélection.
Non, nous ne pouvons pas appeler cela un retournement de situation.
Le premier concours où le Cneru était le seul à avoir présenté un rendu fut déclaré infructueux par l'administration.
C'était prévisible, le Cneru n'a ni le potentiel humain et technique ni l'expérience pour réaliser des parcs et des jardins. Je peux en juger car je faisais partie en 2017 et 2018 de la commission de Conseil pour la wilaya au sein du Cneru pour les plans d'occupation des sols (POS) de la façade maritime.
Ils ont donc été congédiés par la Duac après la première phase du concours. Lors du second concours, ils ont remis en même temps que nous un rendu de concours pour la sélection du bureau chargé de l'étude et le suivi du projet.
Au vu de leur travail, je ne sais comment ils ont pu avoir les points nécessaires pour participer à l'ouverture de la proposition financière. Une offre financière scandaleuse de 25 dinars le mètre carré alors que le groupement les ArchiPels avait proposé 250 dinars. À ce prix, ils ne pourront même pas financer les études de trottoirs et de VRD. Même après cela, il y a eu un flou car tout le monde était conscient de la catastrophe du rendu du Cneru. Je n'ai pas pour habitude de critiquer le travail des autres participants, mais, là, nous sommes bien en face d'une catastrophe. Donc la wilaya a demandé au Cneru et au groupement les ArchiPels de remettre une vidéo avec narration explicative du projet pour prendre une décision définitive. Après une période de flottement, l'attribution a été appliquée selon le cahier des charges au moins-disant. Le Cneru a remporté le concours sans aucun examen de faisabilité de l'étude pour 25 DA/m2.
Avez-vous introduit un recours ' Selon vous, cette attribution s'est-elle déroulée dans des conditions transparentes '
Oui nous avons introduit un recours de 5 pages avec des citations et arguments sur une série d'articles prévus par la loi, ainsi qu'une argumentation de la signification de cet endroit emblématique. Le 29 mars 2021, nous avons appris l'attribution au Cneru par voie de presse mais nous n'avons pas été informés sur les motifs de ce choix. Nous avons également appris qu'il y a eu une grève au sein du Cneru, un conflit entre les travailleurs et la direction. Imaginez qu'avec tous ces problèmes internes, le Cneru est tenu de rendre ses études pour 30 ha en 3 mois. Du jamais vu !
Et le plus bizarre dans tout cela, le secrétaire général de la wilaya d'Alger a annoncé que notre recours est irrecevable car il n'a pas été remis dans les délais. Selon lui, la date de la première publication de l'avis d'attribution provisoire à prendre en considération est celle en langue arabe, soit le 28 mars 2021. Nous avons déposé notre recours sur la base de l'avis publié en langue française qui date du 29 mars 2021. Nous avons respecté la réglementation qui accorde un délai de dix jours pour l'introduction d'un recours, nous étions dans les temps. Mais nous ne savions pas que cet avis avait été publié un jour avant. Tout ceci s'est déroulé sans aucune transparence ou explication. Il est révoltant de voir qu'un projet si emblématique soit banalisé.
Concrètement, à quoi ressembleront les espaces autour de la Grande-Mosquée d'Alger, si c'est le projet du Cneru qui est mis en ?uvre '
Avec tout le respect, je ne peux m'imaginer que le Cneru puisse avoir acquis entre le premier et le deuxième concours, soit dans un délai de 4 mois, une expérience qui puisse satisfaire les attentes inscrites dans le cahier des charges de ce projet. L'approche que j'ai pu voir est vraiment une catastrophe, des jets d'eau série en bord de mer. Le résultat sera du bricolage. Je n'ai pas d'avis à donner, mais il me semble qu'il est du devoir des autorités de stopper ce massacre.
Pourquoi il est important de réaliser des jardins dans une ville comme Alger '
Il faudrait avoir en Algérie aussi l'ambition de composer des parcs et jardins selon une réglementation qui protège le métier de paysagiste, mais aussi le résultat qui en sortira. On ne peut plus confondre les VRD et les trottoirs avec les parcs publics. Il faut également éviter des qualifications automatiques d'exercer ce métier sans avoir eu au moins l'expérience d'avoir effectué toutes les phases d'étude et de suivi dans le paysagisme. Tout cela protégerait aussi le maître d'ouvrage de mauvaises surprises et la ville des bricolages. Cela éviterait aux citoyens de se retrouver devant des espaces inutilisables. Il est temps de promouvoir et d'accélérer l'introduction de la durabilité et l'écologie.
Allons-nous continuer durant des décennies encore à montrer à chaque visiteur étranger qui vient à Alger le Jardin d'Essai du Hamma comme si c'était notre savoir-faire alors qu'il a été conçu par les Français '
Ce dénouement vous attriste '
Oui, triste, c'est le mot ! Le Centre des arts des parcs et jardins de l'Université de Leibniz de Hanovre, qui a acquis mes archives, se contentera de traiter, dans la recherche et communication scientifique, l'unique projet que j'ai réalisé en Algérie : « les jardins et bâtiments des Zibans » à Biskra. Je suis d'autant plus triste que les étudiants de cette université m'ont fait remarquer que je n'avais qu'une seule réalisation dans mon propre pays.
T. H.


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