Algérie

Une épopée sociale



Paru à  la fin novembre 2010, cet ouvrage est un objet non identifié dans le monde de l'édition. On pourrait éventuellement le rapprocher des carnets de voyages, recueils de croquis agrémentés de notes et d'observations sur des pays ou des régions visités. Mais le sujet choisi ici et la manière de le traiter nous éloignent complètement de cette pratique qui a connu son apogée avec l'orientalisme et se perpétue encore de nos jours avec plus ou moins d'intérêt et de sincérité, selon les auteurs. Cet ouvrage donc porte sur les sans-papiers de France, et notamment ceux dits de la Coordination des 75 qui ont défrayé l'actualité.
Assez volumineux (368 pages) mais avec un format à  l'italienne qui en atténue le poids, c'est la chronique du groupe des Sans Papiers qui, entre mai 2008 et août 2010, ont occupé successivement une annexe de la Bourse du travail de Paris, puis des locaux désaffectés d'une caisse d'assurance maladie. Pendant cette épopée de la misère et de l'injustice modernes, ce sont près d'un millier de personnes, hommes, femmes et enfants qui se sont sans cesse relayés pour que leur voix se fasse entendre. Leur action entraîne un mouvement de solidarité, mais le 24 juin 2009, ils sont violemment chassés de l'endroit par… le service d'ordre de la CGT, ce syndicat étant propriétaire de la Bourse du travail. Outre le fait lui-même, c'est surtout la qualité de ses auteurs qui jette un froid sur cette aventure humaine, brisant l'image des syndicats d'antan, solidaires des douleurs sociales et des exclus de la société. Pendant trois semaines, ces adultes et enfants resteront sur les trottoirs du Boulevard du Temple, près du lieu d'où on les avait expulsés. Ils réussissent un mois après à  occuper des locaux de la CPAM, la Caisse précitée d'assurance maladie. L'effet médiatique de ces événements les place désormais au premier plan de la contestation des travailleurs immigrés clandestins, la plupart employés au noir par des patrons qui bénéficient ainsi d'une main-d'œuvre bon marché et surtout docile du fait de la précarité de son existence.
Plusieurs autres collectifs de Sans-Papiers rejoignent la coordination dite CSP 75. L'ensemble se fédère en septembre 2009 et donne lieu à  la création du ministère de la Régularisation de tous les sans-papiers, dénomination ironique recouvrant des drames terribles. Devant les pressions incessantes des autorités préfectorales et de la police, avec des promesses d'étude des dossiers de régularisation au cas par cas, donc de chances réelles de régler des situations, la CSP 75 quitte son lieu d'occupation, mettant fin à  plus de deux ans de lutte au quotidien.
Héritière des luttes des Sans Papiers qui avaient occupé en 2002 la Basilique de Saint Denis, la CSP 75, mouvement autonome regroupant 24 nationalités, a rassemblé jusqu'à 3000 personnes à  certaines périodes. Durant les 27 mois, environ 400 ont pu àªtre régularisés, mais les autres ont dû abandonner après l'organisation d'une marche à  travers la France pour sensibiliser les Français et les médias à  leur sort.
Cette aventure est aussi celle d'une jeune dessinatrice française, Laura Genz, qui, sensible à  la situation de ces àªtres humains, solidaire de leur combat, a mis dès le début son talent au service de leur cause. Durant toute cette longue période de mobilisation, elle s'est tenue aux côtés des Sans Papiers et de leurs familles, réalisant croquis sur croquis et constituant ainsi un journal en images de cette épopée sociale. Elle a réalisé ainsi une œuvre picturale unique représentative de la misère et de l'injustice des temps modernes. Outre la valeur précieuse de témoignage de ce travail, il a aussi servi à  appuyer la lutte des sans- papiers en tant que moyen original et efficace d'information et de sensibilisation de l'opinion publique. De plus, la vente des 328 dessins, sous forme de cartes-postales et de reproductions a permis d'alimenter la caisse de la Coordination et de financer l'achat de riz, principale alimentation des personnes mobilisées par les occupations. Entre juin 2008 et août 2010, les bénéfices de ces ventes ont permis de collecter environ 33 tonnes de riz, soit 40 kg par jour. Chaque dessin a rapporté un quintal de riz.
Ce sont donc ces dessins qui forment le fond de cette publication, sous le titre «Hier colonisés, aujourd'hui exploités, demain régularisés», l'un des slogans de la Coordination. Aux œuvres de Laura Genz, sont venus s'ajouter ses propres commentaires ainsi que ceux de
Mamadou Diallo et Vazoumana Fofana, explicitant les événements comme la quotidienneté de cette communauté «inter-nationale» liée par le sort et transcendant les origines, les croyances et les coutumes, préfiguration à  petite échelle d'un tiers-monde uni dans l'adversité et la volonté. Laura Genz donne une leçon d'engagement artistique et humain, et l'on se demande comment elle ne pourrait pas àªtre considérée comme une authentique représentante de l'art contemporain, lequel se complaît souvent dans des discours prétendument engagés, brodés sur des mièvreries.


«Hier colonisés, aujourd'hui exploités, demain régularisés, les journées de la Coordination 75 des Sans Papiers» par Mamadou Diallo, Vazoumana Fofana et Laura Genz. Fage Editions, Lyon, 2010.
 


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