Par Yacine Teguia
D'épreuve en épreuve l'Algérie aura atteint le cinquantenaire de l'indépendance. De cette ligne de crête, elle peut contempler le chemin parcouru. Ses cicatrices témoignent de ce qu'elle a traversé et qu'annonçait, déjà, le déchirement sanglant de l'été 1962.
Sortant de la longue nuit coloniale, après une guerre atroce, et pris d'un pressentiment, le peuple avait pourtant averti : 7 ans barakat ! Les Algériens avaient appris comment s'y prendre pour déchaîner la violence, mais ils voulaient garder à jamais — admiratifs et incrédules devant ce qui avait été accompli — le souvenir du retour des héros, des défilés de la victoire, des bannières vertes et blanches frappées du croissant et de l'étoile rouges qui habillaient le ciel, des visages rayonnants et de la générosité du 5 Juillet. Comme une promesse renouvelée, les petites filles qui venaient au monde s'appelaient Houria. Le jasmin embaumait les rues d'un parfum d'innocence. L'avenir de l'Algérie devait forcément être radieux. Il aura été celui, inévitable, d'une Nation et d'un Etat en construction, dont les institutions prétendaient incarner les aspirations du 1er Novembre 1954 et portaient, dorénavant, inscrit sur leurs frontons : République algérienne démocratique et populaire. Cinquante ans après, la résistance à l'envahisseur ne pouvait être l'objet d'un oubli dédaigneux. Elle aura été marquée par la dévotion hypocrite de ceux qui en ont détourné le cours. Hommage, pourtant, à ceux qui ne sont pas revenus des maquis, tous voués à une gloire éternelle. L'image du sourire serein de Ben M'hidi entre les mains de ses futurs assassins reste vivante. Le nom d'Abane, dont la mort aura longtemps relevé du mensonge d'Etat, demeure sacré. Leur martyr aura enseigné que l'Algérie marche, tombe et sait se relever. Célébration aussi de ceux qui ont échappé à la mitraille et au napalm, qui ont déjoué les pièges pernicieux comme celui qui emporta Ben Boulaïd, qui ont survécu, en haillons et affamés, aux poursuites acharnées et aux camps de l'armée coloniale, qui porteront à jamais les séquelles de la torture et des blessures, le souvenir des frères disparus, mais aussi un sentiment d'achèvement plus fort que tous les éloges. Ils ont consenti des sacrifices inouïs pour la liberté et la dignité de leur peuple. Ils ont donné à leur lutte son originalité, la radicalité avec laquelle notre histoire politique ne pourra plus jamais rompre. L'Algérie démocratique et sociale dont ils avaient fixé les principes et les valeurs et à laquelle ils aspiraient n'était pas qu'une utopie, c'était leur boussole à travers les sombres forêts et le désert brûlant, celle qui doit continuer à guider nos pas. Mais l'emballement du cinquantenaire est rapidement retombé tandis que la réalité du Ramadan rattrapait les Algériennes et les Algériens qui se sont sentis, une nouvelle fois, agressés par la saleté, la flambée des prix et la délinquance. Dans un pays où l'indépendance a l'éclat des feux d'artifice, il est normal que la spiritualité se mesure seulement aux décibels des haut-parleurs des mosquées.
Cinquante ans, c'est le temps des bilans
Ceux qui ont traversé le tumulte de ces années doivent se dire quelle chance ils ont d'être encore là pour rappeler le serment fait aux martyrs. Mais peuventils se satisfaire des victoires que continue à emporter le FLN ' Contre qui ' Contre quoi ' La fidélité au vœu de Didouche qui souhaitait qu'ils défendent mémoire de ceux qui seraient tombés n'impose-t-elle pas que le FLN rejoigne l'ALN au patrimoine du peuple algérien ' Ils doivent se souvenir, aussi, comment notre jeune Nation qui se redressait fut attaquée. Heureusement, les moudjahidine n'avaient pas lâché leurs armes. Ils doivent avoir en mémoire que notre indépendance avait trois ans quand les chars, après avoir tourné leurs canons contre nos montagnes, revinrent dans la ville et comment le silence des cachots succéda au bruit et à la fureur. Puis, cette Nation qui croyait avoir échappé à la division et survécu aux trahisons dut affronter ses pires démons qui abaissaient la patrie et prétendaient montrer le chemin du paradis. Les moudjahidines firent encore face à ceux qui ravageaient les récoltes et les usines, incendiaient nos villes, massacraient femmes et enfants afin que soit proclamé un émirat. Certes la République n'a pas cédé, mais elle est restée comme suspendue, à l'image de l'actuel gouvernement, marqué par l'intérim. Pas un Etat théocratique, mais déjà plus la première République. De part et d'autre, les sanglots des victimes oubliées n'ont pas permis d'entendre la clameur quand la paix a été, de nouveau, proclamée et la concorde commandée. Le drapeau a continué à flotter, décoloré par la pluie et déchiré par le vent. L'éclat exceptionnel de la guerre de Libération ne pouvait plus cacher les retards et les faiblesses. On avait bouleversé la société algérienne en dévorant ses droits et libertés au nom du caractère exceptionnel de ce qui devait être édifié puis préservé. Mais l'Algérie, devenue La Mecque des révolutionnaires, qui entraînait sa jeunesse dans l'exaltation de l'édification nationale, qui balayait les vestiges de l'archaïsme, qui défiait les ambitions néocoloniales en se réappropriant ses richesses, s'est résignée à ce que ses enfants offrent leurs poitrines aux balles des gendarmes, s'immolent par le feu et voient comme une promesse le risque de se noyer au milieu de la Méditerranée. On a confisqué la libération pour accaparer des fortunes indécentes. Le pays est défiguré par les saccages de toutes sortes et la Nation est lasse des injustices et du mépris que rencontrent le labeur et l'honnêteté. La corruption, la tromperie et la force sont devenues les fléaux du peuple. Ce pays qui construisait El Hadjar, dans une seconde période a fait le choix d'édifier le Maqam Chahid et se donne maintenant comme projet de bâtir la Grande-Mosquée d'Alger. C'est tout le sens de son évolution. Nous assistons aux dernières convulsions d'une République infidèle envers l'indépendance et à un nouvel enfantement douloureux. La situation atteste autant de la fin de la République que de son manque. Et, plus que la misère, les inégalités en sont la marque. Alors quittons ce cinquantenaire qui a exténué le rêve, diront ceux qui sont remplis de colère par l'étendue du désastre. Il faut donner un prolongement à ce qui a été accompli, diront ceux qui voient l'Algérie marchant, triomphalement, au milieu des périls. Les uns et les autres ne s'accorderont certainement jamais, mais c'est sur ce terrain commun, ruines ou fondations, que sera bâti l'avenir. Ils auront couru, chacun de leur côté, vers la deuxième République, par la route de la résistance à l'injustice ou par le chemin du gouvernement de l'injustice pour ceux qui, année après année, ont toujours considéré le peuple comme immature pour la démocratie. Mais le moment est venu de réconcilier notre pays avec son destin et de reprendre le fil que la Révolution a tiré.
Cinquante ans, c'est le temps des projets
Et de l'enthousiasme pour ce qui reste accomplir. Loin de la pathétique indignation, c'est la démystification accomplie par les élites et la résistance citoyenne qui auront été capitales dans le rejaillissement de l'idée de l'émancipation. Les 50 ans d'indépendance auront été 50 ans de luttes. Le combat identitaire, la défense des libertés ainsi que la revendication sociale — qui fleurissent comme autant de printemps soulignent que le désir d'émancipation progresse irrésistiblement. Volant de cœur en cœur, entraîne dans son sillage une fraction grandissante de la société, polarise autour de la deuxième République les forces patriotiques et démocratiques qui voient le champ de confrontation décisif. Ce qui le démontre, c'est la tendance des forces politiques à opérer leur jonction autour de la nécessité de fonder un nouveau pacte républicain, l'impératif devant lequel se trouvent toutes les directions politiques de se situer par rapport à elle, le renversement spectaculaire de l'équilibre des forces au moment où beaucoup craignaient le succès de l'obscurantisme dans le prolongement de ses récentes victoires dans le monde arabe. Mais le peuple retient encore son souffle dans l'attente de l'initiative libératrice. Qui la prendra en décidera du contenu ! Une tâche s'impose : élaborer une nouvelle Constitution. Sinon les hommes et les institutions du despotisme agoniseront sans fin. Il faut une rupture si on ne veut pas vivre une nouvelle confiscation. Une conjuration des rentiers et des spéculateurs est constituée pour produire des avatars de la première République et empêcher l'avènement de la deuxième. Le complot a le visage de l'alliance islamo- conservatrice. Mais elle se délite tandis qu'arrive une génération qui déploie son énergie et sa lucidité dans l'œuvre de refondation de la République. Sa conviction est que le patriotisme fécondé par la démocratie peut faire reculer la résignation qui gagne et le chaos qui guette. Elle sait que la deuxième République fera vivre l'héritage de la guerre de Libération, en en renouvelant l'ambition : renouer avec la liberté et le progrès. Le fondement matériel de cette République n'est plus de rompre avec le khemassa, il est d'abolir les privilèges et de briser la dépendance au pétrole et aux marchés financiers pour créer les richesses qui garantiront notre bien-être.
Un seuil, un recommencement
Nous sommes, de nouveau, devant un moment de l'Histoire où rien ne peut plus être comme avant. Déjà la deuxième République fixe le Maghreb, en rappelant le secret de la lutte de libération : son caractère expansif. Elle veut faire de notre pays une oasis fraternelle où trouveront asile et soutien aussi bien les peuples qui luttent pour leur indépendance, comme en Palestine ou au Sahara occidental, que ceux qui rejettent la grisaille despotique, comme ces Syriens dont le pays est en proie aux affres de la violence et menacé par les visées impériales. Mais la souveraineté ne doit plus être vécue comme un monopole sur les peuples. Fédérant la région sahélo-maghrébine et ouverte sur l'universel, la deuxième République veut consacrer sa singularité et promouvoir l'algérianité comme synthèse de son islamité, de son arabité et de son amazighité. Forte de sa contribution au monde, elle désire peser dans le sens d'une inflexion positive de la politique et des institutions internationales, du cours de la mondialisation, des droits des peuples et des droits de l'homme, des problèmes de sécurité, du développement mondial équilibré respectueux de l'environnement et du progrès social. Nous souhaitons participer à la marche de l'humanité, comme notre révolution a marqué le monde de son empreinte. Soumise au strict respect des valeurs universelles, la nouvelle Constitution devra donc fonder l'Etat de droit et donner au pouvoir la légitimité et la majesté nécessaires pour que les citoyens respectent la loi, et pour que le pouvoir lui-même ne puisse jamais la violer. Cet Etat-là n'a pas besoin de la peine de mort pour que la loi ne soit pas méprisée. Ce n'est possible que si le pouvoir se reconnaît dans la personnalité nationale et s'il incarne la volonté générale, si l'Etat devient une façon de la Nation d'être et de se déterminer, l'Etat des citoyens. Il ne suffira pas de remplacer l'empire du despotisme qui a subjugué tous les pouvoirs, par l'empire de la loi. Il ne faut pas seulement mettre une limite à l'arbitraire, il faut le renverser. Il faudra soumettre tous les pouvoirs au peuple, celui de gouverner comme celui de légiférer, et en garantir la totale séparation. Enfin, la deuxième République ne saurait aller dans le sens de l'émancipation si elle ne prête pas attention à remettre le travail à l'honneur, offrir la protection de droits opposables, assurer la solidarité nationale ainsi qu'un développement équilibré et durable garantissant l'avenir des générations futures et préservant nos ressources naturelles. Mais le premier objet de la nouvelle Constitution, c'est la défense de la liberté, contre le pouvoir et contre ceux qui voudraient le conquérir en désignant la liberté comme impie. La liberté est au commencement de tout. En son nom, la Nation s'assemble et s'affermit, tandis que toute restriction limite la responsabilité et la stabilité. L'urgence exige donc de graver dans le marbre constitutionnel, non pas l'air importé ou l'habit conventionnel de la liberté, mais le caractère authentiquement séculaire, démocratique et moderne de l'Etat promis à la Soummam, dans la chaleur de l'été 1956, pour ouvrir la voie à la révision des lois liberticides, inégalitaires et discriminantes. Pour ne laisser aucune place à l'arbitraire, la Constitution refusera que le pouvoir ne gouverne tout et laissera aux individus ce qui ne nuit point à autrui. Nulle douane des consciences pour justifier les limites aux pratiques. La deuxième République tracera un signe d'égalité entre les convictions spirituelles et philosophiques des citoyens. Elle ne posera nulle barrière à l'expression ou entrave à l'organisation. Le pluralisme sera garanti par un simple régime déclaratif pour les partis, les syndicats ou les associations de la société civile. Tandis qu'une large décentralisation offrira aux autorités locales le pouvoir de régler leurs propres affaires, en tout ce qui ne tient pas à la souveraineté nationale et ne contredit pas le principe républicain. Enfin, l'ANP deviendra l'armée de la République et non plus sa tutrice, l'instrument trans-partisan de sa défense et de préservation des libertés, aux côtés des autres institutions. Sans justice, les cœurs resteront enflammés et la liberté sera un mot aussi vain que la paix. L'acte fondateur de la deuxième République doit être, par conséquent, la consécration de la justice et de la vérité pour ceux dont on a bafoué les droits attachés à la personne humaine depuis l'indépendance. Au-delà de l'examen de conscience, il nous faut forger un récit commun garant de la stabilité nationale. Alors, en guise de réparation et témoignage de notre gratitude, nous édifierons des monuments dans nos mémoires et sur les places publiques. Il faut donc réaliser ce que la première République n'a pas osé faire : demander des comptes aux tenants du système et de l'Etat théocratique. Et sans que la moindre indulgence à l'encontre de l'institution garante du despotisme et de celui qui l'incarne ne fasse échouer le projet d'une République sans compromis. Cette tâche difficile est le préambule nécessaire à l'élaboration d'une nouvelle Constitution. Une seule issue sera possible : l'extinction du système. Qui la prononcera ' Un peuple libre est le plus équitable des juges. Il lui suffira d'adopter la nouvelle Constitution intégrant les mesures proposées par une instance à la légitimité incontestable aussi bien dans sa composante que dans la procédure de sa désignation, dans ses attributions comme dans son fonctionnement. Les crimes du colonialisme ont été punis par l'édification de la première République algérienne, la sanction des crimes du despotisme et de l'islamisme sera la deuxième République. Alors le monde reconnaîtra l'audace révolutionnaire de notre pays. Et en contemplant ce qu'ils auront accompli, les Algériens verront se rallumer la lueur d'enchantement présente dans tous les regards le 5 Juillet 1962. Ils auront atteint cette chose essentielle pour un peuple : se réaliser.
Y. T.
Membre du Mouvement démocratique et social.
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Posté Le : 26/08/2012
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Le Soir d'Algérie
Source : www.lesoirdalgerie.com