Algérie

"Une bonne part de nos importations de blé, de lait ou de carburant fuit à travers les frontières"



Mouloud Hedir, économiste et expert des politiques commerciales, estime que la réforme indispensable du régime des subventions s'annonce comme l'une des tâches les plus complexes qui attend les autorités nationales au cours des dix prochaines années. Pour pouvoir être menée à bien, cette réforme a besoin d'un consensus politique de grande ampleur dont on ne perçoit nullement les contours à l'horizon.Liberté : Le ministre des Finances a déclaré que la réforme de l'aide sociale globale est impérative au regard du grand fardeau qu'elle fait peser sur le budget de l'Etat. Le ministre a évoqué le recours à l'assistance de la Banque mondiale. Qu'en pensez-vous '
Mouloud Hedir : En réalité, c'est toute la gestion de nos finances publiques qui doit être impérativement réformée. D'un simple point de vue technique, notre administration ne dispose pas de l'ingénierie et de l'organisation appropriées pour assurer le pilotage moderne et intelligent des montants financiers élevés que mobilise annuellement le budget de l'Etat. Un tel exercice ne peut pas être réduit, comme c'est le cas aujourd'hui, au lancement d'un projet et à une consommation de crédits. Décider d'une politique des subventions ou bien de la construction d'un hôpital, d'une route, d'un barrage, d'une centrale électrique doit-il procéder des seuls choix bureaucratiques ' Qui se préoccupe des études préalables à la programmation et à la réalisation de tels projets ' Qui en contrôle la réalisation et qui veille au respect des coûts ' Qui en assure l'évaluation a posteriori ' À quoi il faut ajouter que la qualité du contrôle exercé par l'APN sur la gestion des ressources publiques est quasi nulle. Malgré les montants financiers gigantesques qui y sont consacrés, la politique sociale de l'Etat n'a jamais fait l'objet d'un débat sérieux au sein de cette institution. Le contrôle citoyen, quant à lui, est une simple vue de l'esprit, sachant que le rapport annuel de la Cour des comptes reste considéré encore comme un document secret et inaccessible. Même le projet de la loi de finances annuelle n'est publié nulle part, y compris quand il est déposé au bureau de l'assemblée. À l'ère des technologies de l'information, tout cela donne l'impression que les finances publiques de notre pays sont l'affaire privée des tenants du régime politique en place.
C'est cette situation insupportable qu'il faut commencer à changer. Dans un tel contexte, le terme "aide sociale globale de l'Etat" n'est lui-même qu'un euphémisme pour désigner une machine opaque et incontrôlée de dépenses publiques qui, sous couvert de politique sociale, sert en réalité de simple soubassement au contrôle politique de la société. Cela fait des années que tous les analystes, y compris au sein de l'administration, ont alerté en vain sur l'inefficacité de ces dépenses censées aider les plus pauvres mais qui bénéficient davantage aux couches aisées de la population. Bien sûr, maintenant que tous les équilibres des comptes publics ont été littéralement explosés, une telle politique devient intenable et devra obligatoirement être changée. L'expertise de la Banque mondiale pourra sans doute être requise mais ne sera réellement fructueuse que si toute la gouvernance des finances publiques est mise à niveau.
Vous avez déclaré, dans une de vos dernières interventions publiques, que l'Algérie a tout faux en matière de politique de subventions. Pourquoi '
Ce qui pose problème, ce n'est pas tant le principe des subventions, tous les pays du monde y recourent, mais les modalités selon lesquelles elles sont concrètement administrées, dans notre pays. On peut évoquer quatre faiblesses principales, à ce sujet. En premier lieu, notre système de subventions est fondamentalement orienté vers des produits importés, là où la pratique mondiale est celle des subventions adressées aux industries ou aux agricultures locales. Ce n'est pas un hasard si les trois produits qui viennent en tête dans la facture annuelle de nos importations, ce sont les céréales, les laits et les carburants, qui tous trois sont lourdement subventionnés chez nous. Cela explique, pour une bonne part, pourquoi les autorités peinent à réduire le déficit structurel qui affecte la balance des paiements depuis l'année 2014. En d'autres termes, les budgets publics devraient être utilisés pour stimuler non pas l'importation, mais la production locale.
En second lieu, la procédure en matière de subvention passe par un blocage du prix de nombreux produits sur de très longues périodes. Dans ces conditions, le prix pratiqué est totalement détaché des coûts réels de sa production ce qui, in fine, est source de gaspillages énormes et de distorsions insoutenables dans notre système de production. Ce n'est pas un hasard si nous sommes considérés en Algérie parmi les plus grands gaspilleurs d'énergie au monde. Une bonne part de nos importations de blé, de lait ou de carburant fuit à travers les frontières. La disparition progressive du métier de boulanger aurait dû nous alerter depuis longtemps, de même que l'échec des politiques de développement de la production laitière ou céréalière, là où les pays voisins ont réussi depuis longtemps. De plus, quand le poids de la subvention devient insupportable, comme c'est le cas aujourd'hui, le rattrapage est une opération excessivement douloureuse. Il faut donc garder à l'esprit qu'un bon mécanisme de subvention doit être associé à un mécanisme d'ajustement progressif des prix.
En troisième lieu, la facture des subventions est loin d'être maîtrisée comme, c'est le cas des produits de l'énergie qui ne figurent pas dans les projets de lois de finances, mais sont préfinancées par la Sonelgaz et la Sonatrach. Ainsi, cette dernière est clairement pénalisée à un moment où elle doit investir dans le renouvellement des réserves et la relance de la production d'hydrocarbures.
La politique des subventions a besoin d'être évaluée et débattue chaque année, ce qui n'est pas fait jusqu'ici. Tous les chiffres doivent être mis sur la table, ce qui n'est pas non plus le cas aujourd'hui. Enfin, dans une situation où les ressources budgétaires se raréfient, le système des subventions en place devient lourd et contraignant, il doit être questionné jusque dans ses fondements. Quelles limites financières lui assigner ' Comment lutter contre les gaspillages ' Faut-il, à titre d'exemple, continuer à subventionner des produits de consommation courante comme l'énergie ou l'alimentation, ou opter pour d'autres besoins comme la santé, l'éducation ou l'appui au développement des industries d'avenir ' C'est à la société algérienne qu'il appartiendra d'arbitrer toutes ces questions. Au total, la réforme de notre système de subventions s'annonce comme l'une des tâches les plus complexes qui attend les autorités nationales au cours des dix prochaines années.

Une levée progressive des subventions doit s'accompagner de compensations des classes les plus défavorisées. Quelles sont les options qui s'offrent à l'Algérie '
Face à la crise actuelle qui affecte très durement les équilibres du budget de l'Etat, cette réforme est aujourd'hui incontournable. À la base, les options ouvertes sont peu nombreuses. Elles ont été parfaitement analysées dans le rapport du Think-tank Nabni. On peut bien sûr chercher à compenser l'impact de la révision des prix pour les revenus les plus faibles, mais cela suppose un système d'information sophistiqué que nos administrations sont loin de maîtriser. Nabni suggère la solution d'un revenu universel, un peu plus coûteuse mais plus simple à mettre en ?uvre. Mais, en tout état de cause et quelle que soit la formule retenue, cette réforme sera un des tournants majeurs de la politique économique nationale au cours des prochaines années. Le système des subventions, qu'il soit direct ou indirect, est en effet extrêmement étendu en Algérie.
Au sens large, il concerne non seulement l'alimentation de base ou l'énergie, mais aussi l'eau, les transports, les loyers, les médicaments, etc. Avec le temps, il est devenu clairement un volet essentiel du pouvoir d'achat d'une grande partie de la population et pas seulement des couches les plus défavorisées. Ce qui inquiète par-dessus tout, c'est qu'en l'état actuel de son organisation, l'Etat algérien n'est pas préparé aux changements inévitables qui s'annoncent. Pour pouvoir être menée à bien, la réforme indispensable du régime des subventions a besoin d'un consensus politique de grande ampleur dont on ne perçoit nullement les contours à l'horizon.
Propos recueillis par : M. Rabhi


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