Algérie

Une ambiance de fête



Publié le 16.02.2023 dans le Quotidien d’Oran
par Slemnia Bendaoud

Le temps s'écoulait, rapidement, si promptement. Tel un fleuve déchainé, gorgé d'eau à risquer de quitter son lit naturel, qui coulait en continu et à vive allure. Il ne pouvait donc encore attendre, pris au piège du flux des évènements qui se bousculaient, telles des eaux en furie d'un torrent qui menaçait à tout moment de déborder de sa trajectoire.

Les jours d'une Algérie nouvelle s'écrivaient alors promptement, très lentement : mot à mot, minute après minute, sur ces registres flambant neufs de son désormais tout jeune état-civil. C'était à qui pouvait également joindre l'encre de sa plume au sang versé à la patrie par ses dignes fils et vaillants guerriers mais surtout nombreux martyrs.

C'était aussi à qui pouvait de sa propre voix ou arme faire taire ses pairs, les mener à la baguette ou au pas de charge et mettre tout le monde au garde-à-vous, pour ensuite décider tout seul de l'avenir du pays et du devenir de son peuple !

Mais mars, devait-on penser à l'époque, ce mois chez nous sacré-printanier, porteur d'espoirs fous, ne pouvait-il tout de même guère trahir la qualité d'une bonne semence et les promesses de tout un grand peuple ?

Il reste néanmoins que sans un meilleur avril, pluvieux et vraiment très généreux, aucun des espoirs formulés en ce sens ne peut sincèrement être exaucé. Ce mois-clef de l'année agricole est celui qui fait chavirer les cœurs des paysans, ballottés entre les craintes légitimes d'un scepticisme très prudent et l'euphorie d'un espoir non calculé ou vraiment démesuré.

Celui-ci est si capricieux et très imprévisible. Il a toujours été ce mois qui pouvait à lui seul faire basculer la récolte et ses moissons attendues dans le sens que lui dicte la seule raison du volume de ses précipitations, ou encore son renoncement à en faire profiter tous les paysans.

Mais avril était déjà à nos portes. Il y frappait assez fort pour y entrer instamment. Et il fallait donc faire avec ! Le prendre comme il est. Sans jamais le déranger ni même lui demander ce qu'il compte nous apporter. Personne ne pouvait bien évidemment deviner, au préalable, sa réelle tendance ou possible trajectoire ni même ne savait quelles moissons en tirer l'été venu, une fois les épis bien mûrs à sur le champ moissonner. Avec un mois de mars plutôt humide mais très timide, la promesse d'entretenir un espoir à la mesure des ambitions d'une jeune Nation dépendait tout naturellement des caprices d'un avril plutôt rieur et non moqueur. Au comportement enfantin et non mauvais plaisantin, plutôt généreux et non très paresseux, forcément doux et pluvieux et non pas rude et plutôt bien sec et très vaniteux...

Les jours s'écoulaient paresseusement, allègrement, bien tranquillement, sans le moindre accroc ni un quelconque fâcheux évènement qui pouvait s'inscrire à contre-courant de cette fluidité de notre quotidien, lumineux et bien joyeux.

Celui qui eut finalement bien raison d'une trop longue nuit coloniale, si sombre et très pénible, que juste son évocation en public suscite en nous-mêmes le poids terrible de ce voile très noir qui provoque en nous la révolte et nous obstrue les bienfaits du soleil dont nous profitions.

On quêtait l'issue envisagée sans pourtant en détenir le moindre indice sur une probable ouverture sur ce futur dont dépendait énormément l'avenir de la Nation. On entrevoyait avec beaucoup de plaisir et non moins d'à propos cette heureuse sortie sans jamais en être déjà rassuré au sujet de notre but à atteindre, ni même assuré quant au chemin à faire et des résultats à en tirer en bout de course.

L'ivresse était du domaine du possible !

L'espoir était encore permis, restait toujours pendant ! Même si dans le monde agricole, apparemment, tout se décide au mois de mai côté moissons, et ce malgré des pluies très abondantes durant les mois précédents.

Contrairement à mars, les journées d'avril devenaient encore plus longues et nos attentes en subissaient inévitablement ce même prolongement dans leur logique cheminement. L'espoir était donc reporté à plus loin, à plus tard. Différé à une autre date.

Aux jours de liesse succédaient nonchalamment mais assurément ces moments de grande inquiétude et de logiques supputations chez les initiés à la politique parmi ce peuple lessivé, très pauvre et peu lettré.

Et si mars est connu pour être ce mois de grandes promesses, avril si capricieux risque parfois de complètement fausser la donne, de faire faux bond, faisant un peu trop dans son caractère rieur, incertain et très distrait, tout en risquant de tout faire capoter, d'un seul geste complètement obtus, ou vraiment à la source raté.

Il reste qu'il est tout le temps hanté et vraiment craint par tout le monde rural. Celui-ci en fait une véritable fixation au sujet du devenir de son année agricole, et toute une logique appréhension quant aux soucis du moment. Ainsi, aux caprices d'avril succédaient tout naturellement ces intrigues de mai que tout algérien redoutait ou tout simplement ignorait.

Ce plaisir né comme une fleur parfumée dans le cœur des algériens à la faveur d'un printemps annoncé comme des plus bénéfiques pour le pays, ignorait cependant que la fête tant attendue allait être stoppée net et gâchée par cette conquête du pouvoir qui se tramait dans les coulisses, à coup de sordides pratiques et de sournoises manœuvres. Et pourtant ce printemps de 1962 était porteur de tant de germes de tous les espoirs d'un peuple qui venait de réaliser une aussi Grande Révolution, couronnée par une réussite méritée et éclatante sur tous les plans sur l'une des plus importantes puissances militaires du monde.

Contrainte de rendre immédiatement l'âme, la nuit coloniale était obligée de se retirer sur la pointe des pieds. Car sa vie est arrivée à son terme, devant cette incursion violente de l'aube naissante d'une liberté enfin retrouvée, d'une indépendance à la peine recouvrée, à présent si opportunément caressée.

Elle a juste le temps de soigneusement plier son grand voile et très sombre drap qu'elle est déjà forcée de plier bagages et de céder le passage et tout l'espace au jour naissant qui prend à-bras-le-corps le commandement des lieux, leur parvenant de si loin sur ses grands chevaux.

Cependant, avec ce vent qui soufflait à contre-courant de cette habituelle quiétude de la saison la plus gaie de l'année, ce fut un jour plutôt bien gris dans un Ciel très brumeux, vraiment boueux, menaçant et très incertain. La fête ne pouvait donc être que de courte durée ! Au grand dam de ceux qui s'y étaient pourtant longtemps préparés !

Subitement la voûte céleste se mit en colère contre son monde. Elle se voila d'abord la face, avant que ses pleurs ne soient plus visibles, plus pressants et si menaçants, en signe de détresse et de désespoir de cause. L'anxiété reprend désormais le dessus sur ces quelques moments de clarté, célébrés dans l'allégresse et la dignité.

Cette heure-là, je l'ai vécue au fond de mon âme comme le signe d'un geste maudit annonçant la fin impromptue d'une longue récréation. Tant le jeu auquel je prenais vraiment du plaisir à chaque jour m'y adonner de nouveau, paraissait davantage me passionner.

Je devais avoir entre sept ou huit ans, et j'étais en classe de cours élémentaire 1ère année (CP1). Je suis venu au monde quelques mois seulement avant le début de la Révolution. Et à chacun de mes cris de douleur ou encore de faim agitée, ce fut ma propre mère qui sombrait dans le chaos, de peur ne pouvoir m'allaiter à satiété pour cause de sa malnutrition.

Car rares étaient ces algériens qui mangeaient à leur faim justement, durant les terribles moments de la Révolution. A telle enseigne que quelques racines et herbes sauvages, fort connues pour leur potentiel comestible, d'un couvert végétal abandon de nos campagnes, venaient souvent soulager, la saison du printemps venue, ces autres pauvres indigènes dans leur malnutrition récurrente.

Mes pleurs nocturnes et discontinus que je chialais à des moments répétitifs et intermittents, dérangeaient tout le monde à la maison. Ils ne faisaient que rajouter une couche supplémentaire d'inquiétude à mes parents qui éprouvaient de la frousse quant au moindre bruit ou mouvement suspect de vent soufflant près de la masure, la nuit venue.

Tout le monde dormait d'un seul œil, la peur au ventre, durant cette période de guerre où la nuit était synonyme de tous les dangers. Aussi, dans l'obscurité, tous les coups étaient permis. Sinon ils restaient toujours impunis, faute de lumière à pouvoir faire sur les crimes qui y étaient souvent gratuitement commis.

Ayant ouvert les yeux sur ce climat de guerre où l'indigène était voué à ne tenir que ce mauvais rôle d'une pièce de théâtre jouée à ses dépens et en plein air, je ne pouvais jamais envisager un choix autre que celui qui m'était destiné comme durable corvée ou enfer certain. Né dans le stress continu et infernal d'une vie qui rimait avec l'éclat de la poudre et le bruit sonore des fusils, je fus toujours traumatisé par la détonation des armes à feu qui faisait naguère partie intégrante de notre vie ou décor quotidien.

A l'indépendance du pays, j'avais l'âge de la guerre d'Algérie, et quelques poussières de semaines en guise de bonus, pour un enfant qui cherchait à tout savoir sur son nouveau statut de garnement libre comme le vent.

Durant les toutes dernières années de la guerre d'Algérie, je vivais des moments inoubliables nés de cette nette différence, qui existait entre la misère où étaient empêtrés tous les autochtones et l'opulence dont jouissaient les colons et autres européens, comme une malédiction qui ne pouvait encore longtemps durer.

Oser s'y opposer n'était guère dans mes cordes. Et s'y soumettre ne rimait pas non plus avec mon caractère rebelle. Je vivais cette terrible douleur de ne pouvoir accepter cet ordre ni ne même de m'inscrire dans l'engagement de totalement m'en défaire.

Les toutes premières journées du printemps de l'année 1962 devaient m'apprendre à de nouveau sourire à la vie ! Mars de cette même année en était déjà le premier jalon de ce signe qui ne trompe pas au sujet de notre délivrance de ce malheur qui durait dans le temps. La joie de vivre le printemps était double : en effet, la saison la plus gaie de l'année se confondait dans celle empreinte de ce parfum de liberté qu'on pouvait humer à pleins poumons. Les roses fleurissaient, et les champs dans leur ensemble verdissaient. Je me sentais pousser des ailes de liberté qui pouvaient m'emmener aux plus lointains horizons souhaités, au plus profond de mes rêves !

Fini donc ce silence pesant qui nous était imposé de jour comme de nuit, comme mode à museler notre expression, comme technique de gouvernance pour un colon qui parlait au nom des autochtones pour les juger selon des procès injustes et expéditifs, et les humilier en fonction de son humeur du jour ou colère du moment.

On était un monde tout le temps réduit au silence. Mais le silence n'est pas une perte de voix, ni même une résignation en face d'un sort ou envers un tort. C'est une forme de traitement, de résistance et aussi d'emmagasinage de formes de révolte, où se cultive la haine et d'où partent en fusées les flèches des sentiments intérieurs, que l'absence de voix ne saurait dévoiler leur itinéraire.



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