Il est parmi les
premiers à déposer un dossier pour le nouveau passeport. A soixante-dix ans, il
n'en a jamais possédé ; ni ses moyens ni l'occasion ne l'y ont poussé
auparavant.
Depuis peu de
temps, ses deux fils nourrissent le projet de l'envoyer voir sa fille qui
réside avec son mari au Canada. Il lui a fallu toute une vie de labeur pour les
élever, les éduquer, les marier et les aider à s'installer dans la vie.
Aujourd'hui, leurs moyens leur permettent de compenser un petit peu le
sacrifice du père qui, pour eux, a supporté seul son veuvage après la
disparition précoce de leur mère.
La démarche administrative a été lourde et
contraignante, bien que tous les parents dont les papiers d'état-civil sont
exigés soient nés dans la même ville.
Pour le témoin - il refuse de parler de
tuteur, à son âge-il n'a pas eu beaucoup de difficultés: son ami d'enfance,
plus âgé que lui de cinq ans, est encore de ce monde et habite le même immeuble
que lui. Ils se rencontrent quotidiennement pour «tuer» le temps entre le souk
et le jardin public.
Quand il lui proposa de se porter « garant »
de son identité pour la confection du passeport, il ne comprit pas tout de
suite, ni après d'ailleurs, un peu sourd et n'ayant plus le sens de
l'orientation, il était toutefois très heureux de pouvoir rendre service par sa
seule présence. Cela lui faisait une occupation, un déplacement, une occasion
de voir d'autres lieux. Et puis, si c'est seulement pour dire aux autres que
son ami est «bien son ami», pourquoi pas ? Quelle époque ! L'administré est-il
devenu suspect jusqu'à preuve de sa citoyenneté ? Déjà qu'il faut connaître des
gens pour travailler, pour se loger, pour se soigner, et maintenant il faut en
connaître pour exister.
Le retrait de ce
précieux document est prévu dans un mois mais rien ne presse, le voyage est
pour l'été prochain.
Alors tous les
matins, très guilleret, il attend son ami au bas de l'immeuble et sur le chemin
qui les mène à leurs distractions quotidiennes, les sujets de leur discussion
ne s'éloignent pas beaucoup de ses récentes préoccupations : les formalités de
délivrance de pièces d'identité et les conditions de voyage et de séjour dans
un autre pays.
La polémique
autour des nouvelles procédures ne le préoccupe pas outre mesure.
Tout à
l'excitation de découvrir un monde nouveau et des conditions de vie autres que
les siennes, il tente de réunir toutes les informations pour une bonne
préparation physique et matérielle. Mais voilà que pour le troisième jour
consécutif, son ami n'est pas au rendez-vous matinal. Il s'en inquiéta,
évidemment, dès le premier jour ; le fils ainé de son ami lui répondit qu'il
était parti pour une visite familiale dans la ville de sa belle-fille. La
raison est plausible mais le gêne quelque part. Son ami ne lui en a jamais
parlé, il n'en a même pas évoqué l'éventualité. A leur âge, rien ne se fait
dans la précipitation, surtout un déplacement relativement lointain et pour
quelques jours.
Les habitudes ne
se bousculent pas comme cela, ils n'ont plus la fougue et la célérité de la
jeunesse. De plus, il est son seul confident, il ne peut pas ne pas lui en
parler, d'autant que le motif n'a apparemment aucun caractère urgent. Une
visite familiale. Bizarre ! Au bout d'une longue semaine au cours de laquelle
il échafauda toutes les hypothèses possibles sur la curieuse absence de son
ami, le fils ainé de ce dernier vient lui apprendre, enfin, son retour, tard
dans la soirée. Il se lève précipitamment pour aller le voir, mais sa hâte se
brise sur l'accueil froid de son messager qui tempère son impatience en
l'invitant d'abord à l'écouter.
Il y a une
semaine, son ami a subi une défaillance cérébrale qui a nécessité son transfert
urgent, en pleine nuit, dans une clinique privée. Son état était tel qu'il a
été isolé, même des membres de sa famille. Face à la brutalité et à la gravité
de l'événement, ses enfants ont convenu de n'en parler à personne. Aujourd'hui,
il est de retour très diminué physiquement mais aussi psychiquement : il lui
arrive de ne pas reconnaitre ses interlocuteurs, même les plus proches. Alors
l'aîné est venu l'informer pour qu'il n'en soit pas offusqué si cela devait lui
arriver.
Abasourdi par ce
qu'il vient d'apprendre, il reste un long moment muet, se rappelant les longues
années qu'il a partagées avec son ami d'enfance, camarade de scolarité et
voisin depuis quelque temps déjà. Plus âgé que lui, sportif et bien bâti, il
était son protecteur au quartier comme à l'école et plus tard dans leur vie
d'adulte raisonnable et bien avisé, il a toujours été d'un bon conseil.
Comme la vie est dure ! Elle peut,
subitement, réduire en un être assisté un esprit aussi vif et brillant que son
ami. Tristement, il prit sa veste et quitta sa maison sur les pas du jeune
homme pour rendre visite au père, hier encore valide bien qu'affaibli par
l'âge. Au seuil de la chambre, son ami alité le fixe et dans un petit souffle
prononce son nom, faiblement mais il le prononce.
Jamais l'évocation de son nom ne le
transporta autant, sa joie est partagée par toute la famille. L'épouse de son
ami lâche une larme sur sa joue ridée et s'arrête au pied du lit, laissant les
deux amis s'embrasser avec émotion.
Ils étaient joue contre joue quand le malade
lui serra discrètement le bras et l'interrogea à l'oreille sur l'identité de la
femme debout au pied du lit. Le malade ne reconnaissait pas son épouse. Son
sourire se fige, sa joie se mue en une profonde tristesse et il se redresse
avec difficulté, l'air absent. Son ami est donc sérieusement atteint, son fils
n'a rien exagéré et sa démarche n'est pas inopportune, comme cela lui a
effleuré un moment l'esprit.
Avec qui va-t-il
désormais de viser durant ses longues journées d'inactivité ? A qui va-t-il se
confier ? Qui d'autre peut lui prêter une oreille aussi patiente et
compréhensive ? A son âge, il ne peut plus lier une amitié aussi forte que
celle qui a grandi avec lui et qui s'est nourrie de ses convictions comme de
ses doutes, de sa fidélité comme de ses déceptions; c'est une partie de
lui-même qui vient de s'éteindre, de le trahir.
Trahir cette pensée le ramène subitement à la
réalité et si, au moment du retrait de son passeport, la mémoire de son ami lui
fait faux bond ? Et si, comme il n'a pas reconnu sa compagne de toute une vie,
il vient à ne pas le reconnaître ? Non, il ne peut pas prendre un tel risque,
il doit régler la question rapidement et rationnellement. Il doit en aviser les
services administratifs compétents. Mettant en Å“uvre sa résolution dès le lever
du jour, il s'habille, vérifie que le récépissé portant la date de retrait du
passeport et sa carte d'identité encore en vigueur sont bien sur lui et prend
le chemin de la daïra.
Après avoir
miraculeusement franchi l'obstacle de l'appariteur, il se heurte au regard peu
amène du préposé au guichet qui, manifestement, n'était pas prêt à recevoir un
citoyen mais à en découdre avec un adversaire. Tout en s'expliquant, il lui
tend son récépissé comme pour justifier d'abord sa présence. Le fonctionnaire
ignorant ses propos, les yeux sur le papier, fulmine en lui répétant qu'il n'a
aucune raison de venir encombrer les lieux avant le rendez-vous fixé.
L'administration fait tout pour leur faciliter la vie mais les administrés, par
leur incivilité, défient toute bonne organisation.
Après avoir essuyé des remontrances
injustifiées mais qu'il n'a pas intérêt à contester, il put, enfin, prendre la
parole et expliquer la cause de sa démarche. Le fonctionnaire, désarçonné, ne
sut quoi répondre, il ne s'attendait pas à celle-là. Le grain de sable de
l'amnésie vient gripper la mécanique «biométrique». Après une longue réflexion
qui frise «l'absence», il l'invite à patienter et se rend, toujours pensif, au
bureau de son supérieur. Une heure après, le fonctionnaire réapparaît, flanqué
d'un homme emmailloté dans un costume qui a dû rétrécir au lavage, étranglé par
une cravate noire filiforme, mais l'air sévère et le regard fixe. Il se lève à
leur approche et le chef que le fonctionnaire est allé quérir l'apostrophe
aussitôt, lui reprochant d'avoir imprudemment choisi un garant à la santé
fragile, hypothéquant ainsi ses propres intérêts et compliquant la tâche de
l'administration, par ailleurs très occupée à maîtriser sa propre innovation.
Les services locaux n'ont aucune réponse à
son problème. Aussitôt le dossier saisi, ils n'ont aucun moyen d'intervenir sur
la suite. Il y va de la confidentialité des informations numérisées et de leur
sécurisation. Il lui faut se déplacer au chef -lieu de wilaya pour un examen de
sa requête.
Au siège de la wilaya, il n'eut aucune
difficulté à être dirigé vers un bureau spécialement ouvert pour examiner les
doléances des administrés relatives aux nouvelles pièces d'identité.
Dans la salle d'attente vide et spacieuse, il
est heureux d'être seul: il a ainsi toutes les chances de « liquider » la
question dans la matinée et de prendre le car en début d'après-midi pour être
avec les siens avant la tombée du jour. Mais, après quelques minutes, deux
personnes entrent dans la salle l'une après l'autre. Ses arrivées ne l'ennuient
pas, il est le premier et cela ne dérange en rien ses prévisions.
Le temps commence
à s'égrener dans une attente de plus en plus lourde ; les regards s'échangent
dans la gêne, portant le même constat, la même impatience, le même dépit, la
même colère contenue. Quand celui qui a pris place en face de lui crève le
pesant silence en lui demandant s'il en avait pour longtemps avec… Il ne
termine pas sa phrase et désigne du menton la porte derrière laquelle ils
doivent être reçus.
Il lui répond que non et lui donne tout de
suite la cause de l'entrevue. En retour, il apprend que le répondant de son
interlocuteur a succombé à un accident.
Le troisième leur révèle, avec une émotion
que traduit éloquemment ses yeux mouillés, que son garant lui fait carrément du
chantage pour venir le reconnaître le jour du retrait.
Brusquement la porte s'ouvre, laissant
apparaître un homme de haute taille, dont la stature leur paraît plus imposante
encore de leur position assise.
« J'ai la même réponse pour tous les trois,
leur dit-il. A la date du rendez-vous, chacun de vous doit trouver un répondant
de rechange avec, bien sûr, un justificatif de la défaillance du premier
répondant, dûment établi par l'autorité compétente qui a eu à faire le constat
».
Dans le car qui le ramène chez lui, il se
considère mieux loti que les deux personnes ayant rencontré un problème
analogue au sien. Lui, il est un peu de la famille de son garant et il n'aura
aucun mal à présenter un certificat médical à l'appui de son appréhension. La
personne dont le garant est décédé aura probablement plus de difficulté à
obtenir de ses proches un certificat de décès. Quant à celui qui subit un
chantage, de quelle manière pourra-t-il le prouver ? A moins d'intenter un
procès et d'attendre la décision de justice. Et si le garant de rechange… Il se
réveille brusquement, nageant dans la sueur et son cÅ“ur battant la chamade.
Après un moment, ayant repris ses esprits, il
remercie Dieu d'avoir subi dans son sommeil un tel cauchemar, avant de prendre
le risque de le vivre ou non.
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Posté Le : 22/04/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com