Algérie

Un no man's land à Maghnia Bonnes feuilles


Un no man's land à Maghnia                                    Bonnes feuilles
Une balle retentit de nulle part et mit douloureusement à terre Aïssa le Borgne. Le corps s'affala lourdement sur la terre boueuse de Melilla.
' Aaaah ! cria-t-il d'un ton saccadé, le visage endolori.
Du haut du mur en fer qui s'élevait continuellement vers le ciel grisâtre, Maria exécutait discrètement le signe de la croix.
' Amen ! fit-elle machinalement.
Subitement, le ciel s'assombrit puis déféqua brutalement une pluie ravageuse. Un pet sonore ébranla les fesses squelettiques d'Aïssa qui, dans un ultime râle, rendit l'âme, un sourire sournois sur ses lèvres tuméfiées. Le Borgne ne pouvait rendre meilleur hommage à une civilisation qui venait de l'accueillir dans une sépulture sans épitaphe. ' Tu t'appelles Eva ' Comment est-ce possible ' Peut-être s'agit-il d'un pseudo ' me hasardai-je à lui demander, quelque peu intrigué par ce prénom porté par une femme de couleur.
Interloquée, elle riposta avec véhémence :
' C'est mon véritable prénom !
Puis, soupçonnant une arrière-pensée dans ma question, elle renchérit avec le même ton :
' Que veux-tu insinuer avec ta réflexion inappropriée '
' Non, mais' tentai-je de la calmer.
N'ayant cure de ma tentative de justification, elle me coupa net :
' Si dans ton insinuation tu veux faire référence à un sinistre personnage, alors autant te tranquilliser, je ne suis pas la lugubre maîtresse d'Hitler !
' C'est pas ça. Ce n'est pas croyable c'que tu dis ! Tu as pensé à la Eva d'Hitler et pas à l'actrice Eva Gardner !' Je ne sais pas qui de nous deux a
des arrière-pensées '
' Et en plus, tu es nul en cinéma ; l'actrice dont tu parles s'appelle Ava, avec A au début et pas Eva. Que veux tu prouver par ton insolence '
Vexé par cette arrogance, je me défendis en esquissant un sourire hypocrite :
' Rassure-toi, je ne doute nullement de ton identité.
Cependant, tu devrais bien convenir avec moi qu'on imagine mal qu'en Ethiopie il puisse exister un tel prénom.
Je ne comprends pas ton emportement'
' Alors, continue d'imaginer, ça pourrait peut-être nous trouver un moyen intelligent de nous extirper de ce val maudit, rétorqua l'Ethiopienne avec le même air cruel.
Comme la plupart des exilés qui débarquaient au camp Jorji, Eva affichait volontairement un tempérament rébarbatif. Une nature exaspérante qui assombrissait son visage d'où se dégageait pourtant une certaine élégance.
Elle était de petite taille, mince et ses yeux étaient légèrement ridés. Une accorte Ethiopienne, tout de même, qui frisait la trentaine. Elle avait cette manie de relever son jean jusqu'aux genoux, laissant apparaître une cicatrice de près de dix centimètres au bas du mollet droit. Influencé par les préjugés qui couraient sur ce pays ' où les gens s'entretuaient pour une mie de pain ' je crus amusant de lui dire avec un sourire qui se voulait réconciliant :
' Savez-vous que chez nous, pour capter la chaîne de télévision éthiopienne, il nous suffit de suspendre un morceau de pain à
l'antenne '
Curieusement, ma blague la laissa pantoise. Son silence me ridiculisa.
' As-tu lu au moins Gaston Lagaf ' Dit-elle subitement, alors que j'en étais à regretter ce que je venais de lui dire.
' La bande dessinée ' Oui, quelques albums, mais pourquoi cette question ' Répondis-je, quelque peu ragaillardi.
' Ça ne me surprend pas ! Tu en as sûrement lu au point de finir par être maladroitement cloné. Tu sais, le «clownage», ça existe et si tu veux mon avis, les histoires de Lagaf me divertissaient, mais toi, tu me fais vomir !
J'étais atomisé. Voilà quinze jours que j'ai atterri presque avec fracas à Maghnia, sur les berges démesurées de la rivière Jorji.
Appellation donnée au cours d'eau pendant la révolution algérienne, en référence à un ancien colon français qui exploitait des terres dans les alentours. La rivière, aujourd'hui à sec, prend naissance à Oujda, la ville marocaine, quatorze kilomètres plus loin à l'ouest. D'ailleurs, lorsqu'il arrivait de pleuvoir à torrent, l'oued, qui se remettait à vivre, entraînait dans son courant toutes sortes d'emballages vides en plastique ou autres. Et, au plus fort de la guerre psychologique entre les deux pays voisins, c'était une aubaine pour nous, Algériens, de tourner davantage en dérision la monarchie. Ce que charriait la rivière dans son sillage nous permettait, croyions-nous, d'espionner l'ennemi chérifien sans être obligés d'infiltrer ses usines et ses foyers. Ridicule, non ' N'empêche qu'à partir de ces indices, nous tirions des conclusions à la limite de la paranoïa du genre : «Tiens ! Oued Jorji, le no man's land».
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