Algérie

« Un mois très attendu »



« Un mois très attendu »
C'était, disait-on, un ange qui venait du Paradis, le front nimbé de mille grâces divines et les ailes fleurant le musc des houris. On l'appelait révérend Ramadan et, chaque année, on attendait son retour avec gravité et dévotion. On comptait les jours sur le calendrier, on guettait le croissant lunaire, on consultait l'imam, on écoutait la T.S.F. du café. Dès l'arrivée du Ramadan, on se purifiait le corps, on renouait avec les cinq prières - pour peu qu'on les eût négligées -, on commençait à surveiller ses instincts, on tempérait ses excès en toute chose ; autant de conditions qu'il faudrait observer jusqu'au bout du jeûne si l'on voulait augmenter ses chances d'accéder au séjour des bienheureux. Les premiers matins de ce mois étaient ternes et moroses : les foyers ne s'animaient plus avec le chant des coqs ; les portes des cafés, des boulangeries et des gargotes demeuraient closes, retenant leurs arômes familiers ; les hommes avaient la mine grave et la langue incertaine. Les enfants, après avoir déjeuné en suisse, gagnaient l'école à pas lents, sans grande loquacité, comme accablés par la torpeur générale. Dans la journée, la faim et la privation rendaient les gens ou apathiques ou irascibles. Au marché, par exemple, les disputes étaient fréquentes entre les marchands, moins patients que d'ordinaire, et leurs clients devenus trop exigeants. Quand l'altercation menaçait de s'envenimer, les témoins les plus sages tentaient une médiation. Ils répartissaient d'abord les responsabilités équitablement entre les deux parties et le révérend Ramadan. Mais souvent les adversaires, s'enferrant dans leur mauvaise humeur ou ravis de se défouler un peu et d'oublier les crampes d'estomac, refusaient de se reconnaître le plus petit tort. Alors, pour se tirer d'affaire et ne pas se mettre à dos leurs semblables irrités - on ne sait jamais - les réconciliateurs faisaient endosser l'entière responsabilité à l'ange du paradis. - Calmez-vous, mes enfants, c'est Ramadan qui vous trouble la raison. Les torts ne sont pas de votre côté, c'est Ramadan le seul responsable, c'est lui et personne d'autre. Maudissez Satan et reprenez vos esprits ! Le plus dur à supporter dans ces premiers jours de diète, c'était la soif, l'intolérable soif favorisée par la braise de notre climat et notre prédilection pour les plats épicés. Les fontaines devenaient des lieux de tentation dont on se détournait avec peine. Les personnes qu'on voyait rôder à leurs abords apparaissaient d'emblée comme des suspects, car qui ne connaît pas la ruse permettant aux tricheurs de se désaltérer tout en faisant semblant de se rafraîchir le visage. Pour ne pas être surpris loin de leurs maisons au moment de rompre le jeûne, les hommes rentraient de bonne heure chez eux, la plupart portant à la main une couronne de pain au sésame et un paquet de zalabia. A la maison, les impatients étaient d'une humeur massacrante. Ils admonestaient sans raison leurs moitiés-servantes, trop empotées à leur gré pour servir le repas à l'heure dite. Avant de rompre le jeûne, le bon Musulman doit penser à s'acquitter, dans le recueillement, de la prière du couchant, la part de Dieu. Mais qu'est-ce que la part de Dieu, après une journée de fringale, face au fumet de la chorba qui vous vrille les entrailles ' - Dieu peut attendre, mais mon ventre non ! disait notre voisin, un robuste bûcheron qui, aussitôt le signal libérateur donné, plongeait sa cuillère dans la soupière brûlante. En fait, seules quelques rares personnes d'une piété solide prenaient le temps de prier avant d'approcher la nourriture. A l'heure du repas, les enfants étaient souvent chassés de la maison pour laisser les adultes dîner en paix. Pour ne pas nous froisser, nos mères nous assuraient que nous aurions à manger de tout à notre retour. Cet atermoiement, accepté à contre-c?ur, aiguisait notre appétit, comme si nous avions, nous aussi, jeûné toute la journée. Nous demeurions plantés sur le seuil de la maison, attentifs au cliquetis des cuillères, et, aussitôt le signal donné, nous courions vers la nourriture avec des cris de joie et avalions tout ce qu'on nous avait laissé.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)