Algérie

Un marché de l'art sous scellés



Par Kader AIt Mouheb(*)
Soulever la question du marché de l'art exige plusieurs préalables, tant par leurs paradigmes insolubles que par les nombreuses hypothèses qu'elle implique.
Nous essayerons de répondre en nous référant à notre parcours de pédagogue dont le rôle envers l'enseigné est de renforcer l'effet de capture de l'imaginaire.
La première direction que l'on doit prendre est de poser la question de la création, vu le flou qui règne à une époque où tout est art. Dans ce premier cas, on peut poser la question de savoir s'il s'agit de création ou tout simplement de production dont la seule finalité est de transformer, de transcender celui qui la reçoit, ou simplement lui permettre une consommation dans un but décoratif.
N'oublions pas que ce qui distingue l'artiste des artisans ou des fabricants, c'est qu'ils privilégient, non le résultat, mais l'acte lui-même, et pour lui-même, comme le souligne P. Valery : «L'?uvre de l'esprit n'existe qu'en acte. Hors de cet acte, ce qui demeure n'est qu'un objet qui n'offre, avec l'esprit, qu'une relation particulière.»
Cette hypothèse nous amène à essayer de cerner ce qui se joue dans l'appréhension par un sujet d'une ?uvre, par rapport à ce qu'il connaît de l'histoire passée et récente de l'art.
Pierre Bourdieu nous propose une distinction tout à fait essentielle entre ce qu'il appelle les «chromos» et les ?uvres d'art : «Si nous pouvons dire que les peintures d'avant-garde sont supérieures aux chromos des marchés de banlieue, c'est, entre autres choses, parce que ces dernières sont un produit sans histoire (ou le produit d'une histoire négative, celle de la divulgation du grand art de l'époque précédente), tandis que les premières ne deviennent accessibles que si l'on maîtrise l'histoire relativement cumulative de la production artistique antérieure, c'est-à-dire la série sans fin des dépassements qui ont conduit à l'état présent de l'art.»
Cette distinction nous semble particulièrement opératoire dans le débat qui est le nôtre ici. Ce qui distingue l'?uvre, c'est la position qu'elle occupe face à l'histoire de l'art. L'?uvre n'est «d'art» que dans la mesure où elle permet de faire avancer une histoire par rapport à laquelle elle se détermine explicitement. Elle continue cette histoire en tentant d'y ajouter un chapitre nouveau, et l'on sait qu'une telle opération passe par une rupture revendiquée avec une telle tradition, mais cette revendication de rupture est en même temps reconnaissance du lien qui unit l'?uvre nouvelle au passé de l'art dans lequel elle s'inscrit.
Ce qui nous conduit à soutenir l'idée qu'il y aurait une éducation nécessaire du public pour appréhender quelque chose de l'art vivant et, ainsi, éviter certaines théories spontanéistes du rapport d'un sujet au beau qui comme un dieu n'exigerait rien d'autre que sa seule révélation pour être adoré, et réviser en conséquence la conception classique de la création, comme production pure et spontanée d'un sujet sous inspiration.
La création serait toujours à référer au rapport particulier qu'un sujet, l'artiste, entretient à l'histoire, aux histoires et, parmi elles, à l'histoire de son art.
Pour revenir au débat du marché de l'art (et là je remercie l'artiste M. Nedjai de l'avoir rendu public), un regard sur les théories économistes classiques concernant le rapport production (l'?uvre), son marché et sa consommation par un public semble nécessaire.
K. Marx écrit à ce sujet : «L'objet d'art ? comme tout autre produit ? crée un public apte à comprendre l'art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas simplement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet.»
La question ici posée par Marx ne concerne pas tant la problématique économiste ou sociologique de l'art comme produit ou comme marché, que la question d'une certaine mise en rapport entre l'art ou l'artiste et son public. L'art, pour être reçu ou recevable, exige l'existence d'un public apte à le recevoir. Soit il existe préalablement à la création, soit non.
Toutes ces interrogations à mon sens nous aident à nous éloigner d'un art dit populaire (revendiqué tacitement par certains) qui a fait les ravages que l'on sait sous le nom de «réalisme socialiste» dans une perspective stalinienne du rapport entre les artistes et l'Etat-prolétariat. On sait que Berthold Brecht, homme de théâtre et écrivain, l'a violemment critiqué par ses écrits et par sa pratique d'homme de théâtre.
À l'opposé, on retrouve aussi la théorie de P. Bourdieu sur le rapport entre l'élite et la masse, en ce sens qu'il enferme le rapport ?uvre-public dans le cercle clos du marché de l'art destiné à l'élite (une élite à redéfinir, comme l'artiste ou le pédagogue) avant, bien sûr, que cette «chose» que l'on nomme art contemporain vienne tout reconsidérer et pervertir par la même occasion.
Je terminerai avec cette citation de J. Baudrillard : «Toute la duplicité de l'art contemporain est là : revendiquer la nullité, l'insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu'on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu'on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels.»
L'art a perdu le désir de l'illusion au profit de la banalité esthétique de l'art contemporain, refuge de toutes les impostures.
K. A. M.
(*) professeur de Beaux-arts et art-thérapeute.


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