Le chaâbi, ce sont une musique et des chants avec lesquels les Algérois, en particulier, entretiennent une relation quasi charnelle, entre l'espace habité, l'espace fréquenté, les conditions de vie et le rêve.Avec El Anka, précurseur du genre, Guerrouabi? le chaâbi était l'apanage d'un auditoire «qualitatif» qui en avait fait un objet esthétique, une esthétique dans la manière d'être, de paraître et de se distinguer. Il était pour beaucoup, sinon essentiel dans l'expression de la «belda», cette citadinité qui traduit le rapport identitaire et affectif avec Alger.
Un autre Alger
On sait comment, au début du siècle passé, la migration de populations, essentiellement kabyles, vers Alger avait débordé la citadelle culturelle des «hadris», Algérois de souche, pour installer un nouveau rapport démographique et y faire s'imposer une autre identité culturelle et comment elle devait rapidement s'emparer du substrat citadin presque en déshérence après la prise de la ville par le corps expéditionnaire français et l'exil massif des Banou Mezghenna et des familles kouloughlies.
Le chaâbi était né dans ce contexte et conditions socio-historiques et son hybridité même allait l'imposer pour être l'une des expressions marquantes de la nouvelle identité de nouveaux citadins.
Le chaâbi
Autour de ce genre, s'étaient constitués les «douakines», ceux qui se réservaient de l'apprécier dans son esthétique musicale et la profondeur de ses textes que les mélodies soutiennent, les «walaines», ces passionnés, fans et «groupies».
Après le cheikh Ennador et autres «meddahines» aux textes réduits aux panégyriques des prophètes, saints et autres thaumaturges vénérés dans la tradition maghrébine, El Anka va innover en empruntant à la sanaâ algéroise en même temps qu'il introduit des mélodies en mouvement , des rythmes nouveaux et des répertoires aux thèmes autrement plus éclectiques et accessibles.
Le nouveau genre allait s'y faire reconnaître dans Alger et s'imposer dans la tradition de La Casbah, la médina par excellence, et déborder sur les autres quartiers à majorité algérienne.
Les années 1970 ou l'Histoire qui se répète
A partir des années 1970, la médina, fief et lieu de prédilection du chaâbi, va commencer à se vider en même temps que commencent à y déferler des groupes ruraux ou périphériques, attirés par le salariat, corollaire de l'orientation industrielle et industrialisante pourvoyeuse d'emplois.
Une autre génération de citadins se constitue et prospère qui va peupler les anciens et les nouveaux quartiers et cités où l'on y vit le plus souvent dans la précarité.
Amar Ezzahi, 1941-2016
Au plan artistique, on va désormais adopter ce qu'on appellera, plus ou moins justement, le «néo-chaâbi», fait de chansons courtes plus accessibles pour ces catégories que les longues et parfois ésoteriques qassidates du melhoune traditionnel.
Amar Aït-Zai, Amar Ezzahi de son nom d'artiste, s'y essaiera avec un brio désormais légendaire, d'abord sous la houlette du compositeur et parolier Safer Bati Mahboub.
Il va aligner succès sur succès autour desquels va se développer un auditoire attentif, enthousiaste et passionné qui viendra grossir et étendre le peuple du chaâbi.
La khalwa au firmament
Ces essais plus qu'heureux ne lui feront pourtant pas s'éloigner du répertoire authentique le melhoune qu'il aura tôt fait de se réapproprier entièrement en le rafraîchissant et en le dépoussiérant par un sens de l'improvisation et de l'innovation tout simplement ahurissant.
Ezzahi va passer maître et symbole de la «khalwa», cette posture qui transcende la musique et le chant, dans une symphonie grandiose, en respiration de l'âme et qui produit en elle les perceptions les plus subtiles et les plus intimes : le chanteur et l'auditoire accèdent à une symbiose qui fait appréhender avec plus d'acuité le sens même de la vie.
Des chanteurs de chaâbi de sa génération, Ezzahi sera sans conteste possible celui qui aura été le plus proche de la vérité artistique et psychologique du genre.
Son expression artistique libre, qui confine à la rébellion, et où la règle était de n'en avoir pas, le distinguera superbement des «chouyoukh» chantant sur une ligne endiguée, entonnant les mêmes refrains et reproduisant les mêmes litanies.
Il voguait sur plusieurs modes dans une pièce, il pouvait chanter syllabe sur syllabe.
Comme El Anka, Ezzahi n'avait pas été plombé par cette pusillanimité qui lui aurait fait observer la convention à l'observation rigide de laquelle, dans l'univers du chaâbi, on ressassait les mêmes chansons, à chaque prestation, à chaque enregistrement?
Il aura su revitaliser, donner une autre vie à des chansons et « qcids» à bout de souffle dans les gorges de ses contemporains. Il s'était imposé comme un authentique créateur.
Son programme était immense. On n'a pas encore fini de mettre au jour le répertoire chanté d'El Anka, otage de «collectionneurs souvent incultes et ridicules, mais à ce stade , Ezzahi aura été celui qui a exhumé le plus de textes des diwanes du melhoune, celui qui l'a le plus et le mieux étoffé et paré, de surcroît, d'une très grande élégance.
Son inspiration ne connaissait pas de limite ; il n'hésitait pas à emprunter aux musiques du monde, flamenco, jazz, latino, mélodies françaises y compris. On l'a écouté refrainer «happy birthday...» et chanter sur la musique de «Enfants de tous pays» de Macias sans faire s'entendre des cris d'orfraies.
Le chanteur des humbles, une icone des «houmates»
Dans un Alger qui est au chaâbi ce que Kingston est au Reggae, Chicago au Blues ou Lisbonne au fado, il était l'idole des humbles, des déclassés, des laissés-pour-compte.
C'était un quasi-ascète qui ne laissera ni femme ni enfants et qui se comblait de la proximité des enfants de son quartier et de sa ville. Un chanteur «domestique», une icône des houmates qui ne refusait jamais de se produire dans les cérémonies familiales dans les espaces les moins idoines qui rebutaient les «stars» arrivistes et imbues. Prodigieusement généreux et attentionné, il s'investira plus qu'à son tour bénévolement pour des familles démunies ou en difficultés sans jamais s'aliéner à l'argent et succomber à la cupidité.
Plébéien abouti, il ne quittera jamais son fief populaire de la Rampe Vallée ( Louni-Arezki) où il était adulé, presque vénéré.
Des idées reçues
Contrairement aux allégations de ceux qui voudraient forcer outragement le trait, Ezzahi n'était ni dans le dénuement ni dans la nécessité ; il en avait été à se produire deux à trois fois par semaine , possédait un café (fermé ') ; Sauf que , de tout ce qu'il gagnait, il n'en gardait que le strict nécessaire ; il distribuait sans lésiner aux pauvres de sa connaissance ou qui lui étaient signalés comme tels ; comme il s'obligeait à pourvoir régulièrement aux anciens membres de sa troupe diminués ou aux ressources rares. Il n'était pas ostracisé ou ignoré des autorités politiques ou en charge de la culture, mais il privilégiait la reconnaissance et l'engouement populaires et rejetait les honneurs et les prébendes proposées.
Il n'a jamais fait dans la bigoterie ou le prosélytisme ; il était seulement d'une grande piété, aux limites du mysticisme qui lui faisait dédaigner les biens matériels d'ici-bas ;
Un enseignement
De mémoire d'Algérien, jamais obsèques d'artiste n'auront connu un tel déferlement, une aussi immense procession. On n'en finit pas d'en parler. L'ampleur fut telle qu'elle avait interpellé des médias français : Le Monde, Le Parisien.
L'hommage était grandiose et populaire qui a renseigné sur l'envergure artistique du chanteur, mais plus encore sur l'attachement des Algériens aux valeurs d'humilité, de modestie, de générosité et de probité qui auront estampillé la vie de Amar.
Noureddine Fethani
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Posté Le : 30/11/2019
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : R C
Source : www.lesoirdalgerie.com