Algérie

Un jour, un délire



Il a plein d'autres travers et quelques vertus mais Azouz est surtout connu pour ça : le matin, il est quasiment invivable. Il a donc ses tares et ses qualités mais aussi ses habitudes qui peuvent être bonnes ou mauvaises, selon les yeux avec lesquels on les regarde. Mais son rituel le plus connu parce que le plus visible, est qu'il pointe tous les jours à huit heures moins quelques minutes au café du quartier et s'installe à la table du coin avec son artillerie faite de deux journaux, deux paquets de Marlboro light, un briquet blanc, un stylo noir et un smartphone chinois.Azouz ne dit pas bonjour en arrivant au café alors qu'il connaît tout le monde mais personne ne lui en veut,
il va le faire après. Il attaque la première grille de mots fléchés avant que le serveur ne vienne lui déposer le verre de lait et le café noir séparément, le croissant qui doit être toujours brûlé et la petite bouteille d'eau ni trop fraîche ni vraiment chaude. Ici, on connaît ses habitudes et ses exigences. Au début, on l'avait trouvé un peu chiant mais on a fini par s'y habituer. Quand Azouz ne vient pas, ce qui lui arrive tous les tremblements de terre, ça ne passe jamais inaperçu et le cafetier se rend compte qu'il manque déjà.
Azouz noircit une petite partie de la grille la plus facile, repose son stylo, passe au mélange alchimique de son café, prend une gorgée d'eau, fume une cigarette, mange un bout de croissant, allume une autre cigarette, termine sa grille, reprend tout depuis le début, lève la tête pour dire bonjour à tout le monde, puis plonge dans la lecture des brèves. Ne comptez pas sur Azouz pour se taper les pavés d'une demi-page, il en mourra. Et puis sa religion est faite sur la question : les articles de presse, c'est comme les plaisanteries, les plus courtes sont les meilleures.
Ce matin au café, personne n'avait rien compris quand Azouz s'est mis à rire à gorge déployée en secouant les pages de son journal. Azouz rigole rarement, surtout pas avec autant d'ostentation. On avait bien compris qu'il venait de lire quelque chose de vraiment drôle mais personne n'osait demander à Azouz la raison de son fou rire interminable. Quand il a retrouvé son humanité après un autre café noir sans alchimie et trois autres cigarettes, il raconte au serveur ce qu'il venait de lire : un braconnier américain a été condamné à un an de prison et pendant toute sa détention, il doit regarder, tous les jours que Dieu fait et ceux qu'il ne fait pas, un long-métrage de Walt Disney relatant la vie d'un bébé faucon dont la mère a été tuée par un chasseur. Une fois revenu de son fou rire, Azouz a eu une pensée émue pour tous les chardonnerets d'Algérie arrachés à leur mère ou leurs enfants pour se retrouver dans des cages et se vendre au marché, les échoppes spécialisées ou sur Oued Kniss. Il a aussi pensé aux gazelles et aux outardes de Djelfa ou d'El Bayadh. Il voulait bien imaginer un émir saoudien en train de visionner Bambi - c'est le titre du film de Disney - dans sa cellule mais il s'est dit que c'est là où devrait s'arrêter le délire.
S. L.


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