Il était une
fois, sur une planète habitée par des créatures qui parlaient une langue
appelée le Wantoutrivivalalgiri, le Sir Ministre de l'Ecole, qui peignait son
appartement.
Habillé d'une
salopette rose, il étalait tranquillement une peinture rose sur un mur,
sifflotant l'air d'une chanson sentimentale qu'il adorait dans sa jeunesse, et
le cœur battant comme celui d'un adolescent qui a obtenu son premier
rendez-vous d'amour, lorsqu'il entendit frapper à sa porte. Le pinceau gorgé de
peinture bavant sur ses bottes en caoutchouc, brusquement inquiet et méfiant,
il murmura une prière : « Que le Tout-Puissant fasse que les mains qui viennent
de donner ces coups sur la porte de mon foyer n'appartiennent pas à un oiseau
de malheur ! » Le Sir Ministre avait raison de se tourmenter. Dans le Palais
grouillaient des fonctionnaires qui adoraient colporter les mauvaises nouvelles
et escamoter les bonnes. Chuchotant d'autres prières, il laissa tomber le
pinceau dans un bidon qui était à ses pieds et alla ouvrir. C'était un de ses
subalternes. Celui en qui il avait une confiance absolue.
L'homme était essoufflé et respirait mal. Son
visage était verdâtre et couvert de sueur. Invoquant toujours le Bon Dieu et
maudissant Satan, le Sir Ministre le fit entrer dans le salon et lui indiqua
des yeux une chaise rose en plastique.
Ensuite, il sortit et revint un instant plus
tard avec une carafe rose remplie d'eau dans la main, qu'il tendit au pauvre
bougre qui reprenait maintenant son souffle. L'homme téta goulûment, posa la
carafe sur le sol, et parla :
-Sir ! c'est avec des jambes aiguillonnées
par la loyauté et la fidelité que j'ai couru de mon bureau jusqu'au seuil de
votre honorable appartement. Les bus étaient bondés et les taxis introuvables.
Alors, j'ai galopé à travers la Capitale pour venir vous mettre au courant de
ce que les vendeurs de science ont planifié pour les jours à venir. Sir !
j'étais dans mon bureau, plongé dans un dossier extrêmement pesant et
important, additionnant, soustrayant, multipliant et divisant, les nombres me
griffant les yeux comme des chats sauvages, quand j'ai entendu le téléphone
sonner. Je décroche. C'est la voix encombrée de mucosités épaisses et gluantes
de cet individu surnommé le Corbeau. Avant même qu'il n'arrive à prononcer un
traître mot, j'ai su que sa bouche puante allait accoucher d'une mauvaise
nouvelle. Après des raclements de gorge qui durent une éternité et qui me
soulevent le cÅ“ur, je l'entends cracher à l'autre bout du fil, puis il arrive à
croasser assez clairement des mots qui me scient les oreilles. Sir ! il m'a
informé que le troupeau des enseignants projette de se remettre en grève.»
Une lourde et
triste déception brouilla le visage du Sir Ministre qui se laissa tomber sur
une chaise également rose, une fatigue de docker dans la viande. Pendant
quelques secondes, il demeura immobile, le dos courbé et les mains ramassées
sur ses genoux, comme sous le poids d'un énorme fardeau. Ensuite, il soupira
longuement, longuement, et l'Å“il vigilant et aigu du subalterne distingua dans
ces souffles déchirants des débris sanguinolents provenant du coeur de son
supérieur. Des larmes envahirent ses yeux. Alors, afin d'éloigner cette émotion
traîtresse qui l'avait ramolli et reconquérir sa virilité, il se mit à écouter
les bruits qui parvenaient à ses oreilles. Il distingua d'abord un sifflement,
et devina aussitôt que c'était une cocotte-minute qui chantait ainsi. En dépit
de l'odeur entêtante de la peinture, ses narines purent identifier le contenu
de la marmite qui bouillait sur le feu : c'était une ratatouille au Jimbo. Tous
ceux qui le connaissaient s'accordaient à affirmer qu'il était un maître dans
l'art de flairer. Mais lui aimait les épinards. Comme le mari d'Olive, le
célèbre Popeye.
Il écouta encore. Des insultes criées dans la
cage d'escalier atteignirent ses tympans. C'était une voix de femme tellement
aiguë qu'elle aurait pu servir à un vitrier pour couper du verre. Elle grinçait
: « Votre père est allé se reposer dans sa tombe et m'a laissé des vampires
suceurs de sang !
Dieu vous accablera de malheurs comme vous
m'accablez en ce moment, mauvaise graine ! ... » Le fracas d'une porte fermée
violemment l'empêcha d'entendre la suite des lamentations.
Il tendit l'oreille encore, mais en dehors
des bruits familiers comme les klaxons, les aboiements, les miaulements, les
braiements, les cris des enfants, les appels des marchands ambulants, il ne put
rien distinguer d'intéressant.
Alors, il se mit
à regarder autour de lui pour voir s'il y avait eu des changements de décor
depuis sa dernière visite. Il remarqua que le salon avait été peint en rose et
qu'un nouveau tableau avait été accroché au mur. Il se leva et s'approcha de la
chose. Il voyait trois hommes enveloppés chacun dans une ample djellaba, le nez
bouché avec l'index et le pouce de la main droite, la tête enturbannée, et une
chèvre rose flanquée par des mamelles pleines à crever. Les quatre personnages
marchaient sur une immense tomate. Il se creusa la tête pour trouver une
signification au tableau extraordinaire qu'il avait sous les yeux, mais ne
trouva rien au fond de son cerveau épuisé par les chiffres des dossiers qu'il
fouillait depuis plus de trente ans. Il était sûr que l'auteur de cette
merveille était le Sir Ministre, et se mit à attendre le moment propice pour
lui parler du tableau, car il savait que son chef était un grand artiste et
aimait discourir sur l'art. Il n'attendit pas longtemps. La voix du Sir
Ministre brisa le silence qui s'était installé entre eux :
- C'est un tableau qui m'a demandé beaucoup
de temps, beaucoup de peine ! Ce sont des heures entières que j'ai passées dans
le balcon qui me sert d'atelier, debout devant mon chevalet, me pressurant la
cervelle pour représenter l'idée géniale qui m'avait visité, et que j'ai noté
sur mon carnet des inspirations, pendant une réunion avec Son Altesse royale.
Je t'ai vu l'observer tout à l'heure, mais j'ai déduit des balancements de ton
corps que tu n'as rien saisi. Est-ce la vérité ?
- C'est juste, Sir ! répondit le subalterne.
Vous ne vous êtes pas trompé ! J'ai toujours été un inculte dans les affaires
de l'art ! Je ne suis pas un artiste comme vous ! Je suis une calculatrice ! Je
l'avoue ! Je n'ai rien compris à ces hommes avec une chèvre rose sur une tomate
!»
Alors, le Sir Ministre soupira encore une
fois longuement, longuement, et dit d'une voix remplie de déception et de
colère :
- Ce n'est pas une tomate ! Imbécile ! C'est
une planète ! C'est Uranus ! Quel con ! Toujours le nez plongé dans les
chiffres et la paperasse ! Mais il faut te cultiver ! Je ne sais pas ce qui m'a
poussé à te déplacer du trou où tu moisissais vers la Capitale ? Une tomate !
Quel con ! » Le subalterne demanda pardon et s'enfonça dans un profond silence,
se ramassant sur sa chaise, la tête posée sur les genoux, honteux de n'avoir
pas su interpréter le chef-d'Å“uvre de son maître. En plus, sa viande était
travaillée maintenant par la crainte d'avoir gâché la journée au Sir Ministre
et de l'avoir irrité. Le pauvre avait raison de s'inquiéter. D'abord, il était
venu frapper à sa porte, sous l'aisselle une nouvelle dégueulasse. Ensuite, il
avait regardé une Å“uvre d'art comme l'aurait fait un vulgaire paysan. Deux
énormes fautes qui auraient pu congeler définitivement les sentiments que
nourrissait le Sir Ministre à son égard. Cependant, un sourire d'indulgence se
dessina bientôt sur les lèvres de ce dernier, pensant avec raison qu'il serait
injuste de demander à un abruti d'avoir les yeux fins et délicats d'un homme
raffiné ! Il dit :
- Uranus me passionne ! Ce nom a toujours
provoqué en moi un enthousiasme particulier ! C'est une planète enveloppée
d'une épaisse couche de gaz rouge et malodorant ! C'est pourquoi, les trois
cosmonautes doivent se pincer le nez. Tu as deviné mon désir : envoyer trois
membres de notre communauté explorer ce globe encore vierge ! La chèvre aux
grosses mamelles qui les accompagnera servira à leur tenir compagnie et à les
nourrir. Je ne demande qu'une chose au Créateur : de me permettre de vivre
jusqu'au jour où je réaliserai ce projet. Mes amis du Palais m'ont suggéré
l'idée d'accrocher une reproduction de ce tableau sur tous les murs de nos
écoles, afin de motiver nos élèves et d'élever le niveau, disent-ils. C'est une
excellente idée ! Mes amis sont formidables ! Je suis heureux d'avoir des amis
pareils. J'aime mes amis. Vive l'amitié ! Je suis un Sir Ministre favorisé par
le sort ! Ce n'est pas dû au hasard si je suis Sir Ministre depuis le vingtième
siècle ! Que le Seigneur me protège des regards envieux ! Amen !»
Il s'interrompit
un instant pour reposer sa voix. La cocotte-minute continuait de siffler comme
les locomotives des films westerns. Un bruit de casseroles entrechoquées
pénétra dans le salon. C'était sûrement l'épouse du Sir Ministre qui frottait
sa vaisselle, s'esquintant la santé au bord d'un évier. Quelle horreur ! Dans
un pays où le pétrole coulait à flot, de hauts responsables incapables de se
payer une servante ! Quelle misère ! Cela révoltait le pauvre subalterne. Cela
faisait saigner sa sensibilité. Il se serait volontiers proposé pour venir de
temps à autre s'occuper lui-même de la maison, mais il craignait la réaction de
son supérieur. La voix de ce dernier coupa net le fil de ses pensées :
- Mais le troupeau des enseignants est tout
le temps en train de piétiner mes projets ! Manipulés par la main étrangère,
ils bousillent mes rêves ! Qui aurait cru qu'ils commettraient un jour le crime
d'annoncer une grêve pendant la Saint-Valentin ? Ont-ils une pierre à la place
du cœur ? Demander des sous pendant la saison de l'amour ! Quels balourds !
Décider de priver de science plus de huit millions de bambins innocents pendant
un mois où ils sont sensés les serrer tendremant dans leurs bras et les remplir
de savoir ! Comment irons-nous sur Uranus ? Jamais la planète rouge ne sera
foulé par des hommes en djellaba ! Non ! je ne veux pas le croire ! Mes
enseignants seraient incapables d'une cruauté pareille ! Mes enseignants à moi
sont doux et humains ! Délicats comme les pétales d'une rose ornée de perles de
rosée ! Mignons comme des papillons multicolores ! Ils ont été manipulés !
Sensibles et tendres comme ils le sont, ils ont été certainement bernés par nos
Ennemis ! Et sais-tu pourquoi je suis en train de peindre ma maison en rose ?
Pourquoi j'ai acheté des chaises roses ? Pourquoi la chèvre de mon tableau est
rose ? Pourquoi je viens de signer une consigne exigeant que toutes nos écoles
soient peintes en rose ?
C'est un message d'amour que j'ai décidé de
transmettre à tous les enseignants à l'occasion de la Saint-Valentin ! J'ai
fait mieux : je viens d'écrire une lettre ouverte dans laquelle j'exprime, en
plus de ce que je viens de te dire, le sentiment de tendresse que j'éprouve
pour eux ! Je l'enverrai ce soir à tous les journaux. Je l'ai apprise par cÅ“ur.
Je vais t'en dire quelques extraits.
Je dis par exemple : « Mon sang bouillonne du
terrible amour que je ressens pour vous, et il arrive souvent que j'éprouve
subitement le besoin de vous serrer dans mes bras, de vous étreindre jusqu'à
éteindre le feu qui me consume. Je vous aime. Je vous aime. Et si vous
n'existiez pas, dites-moi pour qui j'existerais ? Pour traîner dans un monde
sans vous ! Sans espoir et sans regrets ! Non, je ne le veux pas ! Je ne veux
pas être un point de plus dans ce monde qui vient et qui va ! Je me sentirais
perdu !»
Dans cette lettre, je dis aussi : «Les
dossiers sont entre les mains pures et généreuses du Premier Vizir. Je l'ai vu
de mes propres yeux lire profondément ces documents, versant des larmes et secoué
de sanglots, une morve légère coulant de son nez et se répandant sur ses
moustaches poivre et sel. Nous craignîmes pour sa santé et lui arrachâmes le
dossier des mains. Nous ne voulions pas que la Nation soit brusquement privée
d'une intelligence pareille. » Je dis également : « Les meilleurs signes du
noble travail que vous faites chaque jour pour éclairer les enfants de notre
peuple, les signes qui disent votre dévouement et vos sacrifices, sont les
maladies incurables qui vous attaquent souvent, et avec lesquelles vous partez
en retraite, quand vous arrivez à dépasser la soixantaine. Car, il est connu
que nos enseignants nous quittent souvent très tôt, pressés d'aller au
Paradis.»
Mais la lettre
est longue, et tu la liras demain matin dans le journal. Evidemment, j'aurais
aimé leur parler des conditions lamentables dans lesquelles nous vivons, mais
le Roi nous a interdit de divulguer ce secret. Le peuple nous juge d'après les
images maquillées que fabrique de nous la télévision et la rumeur. Même mes
voisins doivent ignorer qui je suis. Ils croient que je suis un petit
fonctionnaire. Ah ! s'il m'était permis d'étaler la vérité dans une lettre
ouverte ! Ces pauvres enseignants auraient alors une idée du luxe dans lequel
ils nous imaginent. » Le Sir Ministre s'arrêta de parler. Son visage était
empreint d'une grande tristesse. La cocotte-minute ne sifflait plus. La
ratatouille était prête et son parfum avait envahi le salon.
Le subalterne se leva alors pour rentrer chez
lui. Lui aussi semblait accablé. Juste à ce moment un petit enfant apparut. Il
tenait à la main une cage dans laquelle sautillait une bête poilue et rose. Le
Sir Ministre lui caressa les cheveux et l'envoya chez sa mère. Ensuite, il
s'approcha de l'oreille droite de son serviteur et chuchota, avec un léger
ricanement dans la voix : «Le petit voulait à tout prix un hamster ! Hi-hi-hi !
Mais ces bestioles sont chères ! Hi-hi-hi ! Alors, comme notre cave pullule de
rats ! Hi-hi-hi ! J'en ai attrapé un que l'ai peint en rose ! Hi-hi ! Hi-hi !»
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Posté Le : 18/02/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com