Un geste malheureux des ambassadeurs arabes à Paris
Par Jean Daniel
Quelques amis arabes me reprochent de ne pas m'intéresser à une histoire qui relève à la fois de la littérature, de la déontologie et de l'humanisme politique. Bien sûr, on l'a deviné, cette histoire a un rapport avec Israël, Etat dont je suis supposé - à juste titre - critiquer de manière vigilante les gouvernements, sans jamais pourtant mettre en cause sa légitimité.
Cette histoire concerne l'attribution d'un prix littéraire dont les parrains sont le Conseil des ambassadeurs arabes à Paris et l'Institut du monde arabe. Depuis 2008, date de la création judicieuse de ce prix réservé à un écrivain arabe s'exprimant en Français, les discussions et les choix des lauréats ne posaient que des problèmes esthétiques. Les différents lauréats ont fait honneur à un jury dont j'ai failli moi-même accepter de faire partie et il semble qu'il n'y ait jamais eu de problème. Jusqu'au moment très récent où le livre choisi fut celui de Boualem Sansal, romancier algérien dont je suis très proche, pour son dernier livre intitulée "Rue Darwin" (Gallimard).
Liberté profonde, originalité généreuse, sensibilité narrative
Quelques lignes avant de poursuivre : je ne trouve pas du talent à Boualem Sansal parce qu'il est mon ami, c'est exactement le contraire. Un jour, dans une foire du livre de Casablanca, j'ai pris en main l'un de ses livres. Je l'ai commencé, j'ai aussitôt cherché un coin pour continuer et pour terminer de le lire. Je me suis d'abord méfié de mes impressions : j'avais le même sentiment de découverte que lorsque j'ai lu les premiers livres de Kateb Yacine et de Driss Chraïbi. Le premier est Algérien et il a écrit "Nedjma". Le second est mort au Caire et il a écrit "Le passé simple". J'ai proclamé partout que j'avais affaire à deux grands. Or, j'ai eu le même sentiment en découvrant, dans ce livre de Boualem Sansal, la même liberté profonde, une originalité généreuse, la même sensibilité narrative. Bref, j'adhère à tout ce que dit de lui - et avec quelle verve ! - la sociologue tunisienne Hélé Béji.
Donc j'ai applaudi au choix des ambassadeurs arabes. Et je reviens à mon histoire. Il se trouve que lorsque la nouvelle de l'attribution de son prix fut annoncée, ce dernier avait accepté de se rendre à un festival littéraire israélien... à Jérusalem. Boualem Sansal n'a pas chargé son agenda et s'est rendu en effet en Israël, à l'invitation de son éditeur. Il y répondit à toutes les interviews, y rencontrait tous les écrivains israéliens, dont le grand David Grossman. Il y a multiplié les conférences. Les propos qu'il tenait ont été diversement appréciés, mais chacun se félicitait qu'il accepte de les tenir. Boualem Sansal n'est pas la première personnalité arabe à se rendre en Israël. Des peintres, et surtout des musiciens, s'y sont rendus. Mais il est vrai que chaque fois il s'est trouvé des diplomates Palestiniens, ou tout simplement arabes, pour poser la question de savoir si, moralement, on avait le droit de se rendre dans un pays qui en occupait un autre et qui maltraitait son peuple.
Des propos discutés
Evidemment, les critiques sont d'autant plus assassines que la situation est dramatique et que les vigiles du "fascisme islamiste" incitent à dénoncer le scandale. L'important entre écrivains et entre créateurs aurait été évidemment que les propos de Boualem Sansal, prononcés à Jérusalem, fussent âprement discutés. C'est ce que vient de faire à Paris Salah Guemriche dans un remarquable article publié le 13 juin par "Mediapart". Remarquable - même si je ne suis pas d'accord avec la thèse inspiratrice - parce que le niveau de réflexion incite à un débat à la fois essentiel et passionnant. Oui en somme, paraît dire l'auteur, il faut aller en Israël. Mais pour rappeler aux écrivains et aux artistes de Jérusalem qu'en dépit de l'audace de leur résistance, ils vivent dans un pays colonisé et occupé. En tous cas, si opposé que je sois aux thèses de Salah Guemriche, il devient pour moi un interlocuteur. Il me rappelle tous les intellectuels de gauche pendant la guerre d'Algérie, qui, en France, contre l'histoire et contre la raison, estimaient qu'il n'y avait qu'une seule forme d'occupation.
Tout serait resté en l'état si les membres du jury du Prix du roman arabe n'avaient pas signifié le 12 juin dernier à Boualem Sansal que, du fait de son voyage en Israël, le prix ne pouvait plus lui être décerné. Autrement dit, du fait de ce voyage, le romancier n'avait plus les talents qu'on lui reconnaissait. Puisqu'on me demande de prendre parti, il est évident que je suis résolument du côté de Boualem Sansal, de Salah Guemriche, de Hélé Beji, et que je regrette vivement la décision des amis que je conserve, bien sûr, dans le Conseil des ambassadeurs arabes de Paris.
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Posté Le : 18/06/2012
Posté par : essoufi45
Ecrit par : Jean DANIEL
Source : Le Nouvel Observateur