5. Les issues possibles de l'e?veil populaire
Le peuple du vendredi 22 fe?vrier n'a pas, pour l'heure, de repre?sentants du?ment de?signe?s et autorise?s a? parler en son nom. C'est la? que re?sident, en me?me temps, sa force et sa faiblesse. Mais il n'a pas, non plus, d'interlocuteurs au niveau du pouvoir. En effet, ceux qui devaient ou pouvaient prendre en charge les revendications sont, a? titre exclusif, le chef d'Etat par inte?rim et le Premier ministre. Mais «ces 2 B restants», comme les de?signent la presse et la rue, ne semblent gue?re s'y inte?resser.
Et, a? cela, il y a une justification majeure : le peuple les conside?re comme ille?gitimes et fonde sa revendication sur leur ne?cessaire de?part. C'est carre?ment la crise du dialogue peuple-pouvoir, parce que le de?part des 2B est attendu, des 2B seulement et d'aucune autre force. Et comme on ne peut pas attendre la solution de ceux qui repre?sentent le proble?me, la crise politique alge?rienne a une forte probabilite? de perdurer.
Le vice-ministre de la Défense nationale et chef d'e?tat-major de l'ANP a tente?, un moment, de combler ce no-bridge communicationnel par des discours d'abord protecteurs, ensuite prometteurs et, enfin, menac?ants. Mais a? bien e?couter le verbe du 13e vendredi, il semble que la lune de miel entre le peuple et lui soit consomme?e.
La crise est alors toujours la? et le peule en e?veil persiste dans la manifestation et signe la fide?lite? de sa revendication primaire. Cette crise risque la? ou? le pouvoir politique en sous-estime les modalite?s pratiques de la prise en charge (comme c'est le cas aujourd'hui) d'avoir des effets de?sastreux. Le vertige de la rupture syste?mique s'empare alors des gouvernants et s'ils ne sont pas assez forts pour en ge?rer la dynamique, l'ajournent, en de?cre?tant le retour a? la case de?part.
Par ce biais, ils obstruent le projet du changement dans le sein de l'histoire. L'e?conomie et la socie?te? replongent dans «l'immobilisme» qui donnera, a? coup su?r, a? la future crise un caracte?re plus brutal. La rupture syste?mique revendique?e ne peut alors e?tre accueillie autrement qu'avec ce cocktail historique de peur, de courage, d'enthousiasme, de crainte, de re?ticences et de foi, autant de sentiments et d'attitudes qui pourraient traduire, la? ou? ils s'installent avec force, une espe?ce de le?thargie qui n'a pas pour «le citoyen lambda» d'autre interpre?tation qu'un e?chec avant coup.
Cela devrait au moins permettre aux gouvernants, de par le monde, de tirer une lec?on de modestie apte a? atte?nuer leurs certitudes, face a? la marche de l'histoire. Celle-ci leur rappelle par ses de?fis re?guliers, que leur mission comporte, au-dela? de ses privile?ges, le devoir d'inscrire continument les conditions de vie et d'existence des peuples sur ses pages roses et donc le risque de voir ces me?mes conditions s'inscrire sur ses pages noires. Les exemples de ces deux types d'expe?riences garnissent ine?galement l'histoire de l'humanite?.
Aussi, faut-il absolument prendre l'e?veil populaire au se?rieux. Et, il y a, a? cet impe?ratif pre?cautionneux, le fait qu'il ne figure pas, d'une part, sur le registre politique du «de?ja? vu alge?rien» et n'a pas, d'autre part, en de?duction logique de sa singularite?, de solution toute faite. Cette solution doit e?tre confectionne?e, mais loin de la vieille boutique du pre?t-a?-porter politique national. Son exigence minimale serait une me?thodologie disruptive(5) qui, fonde?e sur l'ide?e de rupture, de fracture, de remise en question des pratiques et conventions en vigueur, doit e?tre porte?e par des acteurs nouveaux et fonde?e a? la fois sur des concepts nouveaux, des outils nouveaux, des me?canismes nouveaux, des calendriers nouveaux, une rigueur nouvelle, des croyances et convictions nouvelles, etc. L'e?veil populaire acce?le?re la crise de l'Alge?rie d'aujourd'hui qui est de type gramscien(6).
Ainsi identifie?e, elle ne soustrait pas l'analyste a? l'obligation de mobiliser des cle?s philosophiques complexes en vue de son intelligibilite?, quand bien me?me certaines images maladroites ou malintentionne?es rapporte?es par la presse e?crite et des me?dias voudraient convaincre de sa nature distractive, re?cre?ative et festive. Dans sa substance, elle traduit une situation ou? l'ancien syste?me que le peuple veut voir mourir, ne veut pas ou ne peut pas mourir et ou? le nouveau syste?me que le peuple veut voir nai?tre ne veut pas ou ne peut pas nai?tre. Et «pendant cet interre?gne, on observe les phe?nome?nes morbides les plus varie?s». Dans les termes de Gramsci, il y a crise «lorsque le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde a? apparai?tre et dans ce clair-obscur surgissent les monstres».
On rejoint Friedrich Hayek (1899-1992) le the?oricien de «l'ordre spontane? vieillissant», qui souligne que les institutions se comporteraient comme de ve?ritables organismes vivants, cherchant avant tout a? se perpe?tuer(7). La rupture syste?mique doit donc e?tre vue, au minimum, en rapport avec la loi darwinienne de la se?lection naturelle(8), en tant que lutte se?ve?re pour la survie des e?tres institutionnels ou? pourraient re?sister les mieux adapte?s aux exigences de l'heure et du nouveau milieu.
Mais qu'avons-nous, en tant Alge?riens, peuple et pouvoir confondus, entre les mains pour que cette crise puisse se de?nouer sainement et sans surgissement de monstres ' Autrement dit, comment, dans une lutte pacifique, redresser la barre sans courir le risque de la tordre dangereusement dans l'autre sens '
Il nous semble judicieux d'exhiber les cartes (les atouts ou les forces) sur lesquelles il serait possible de fonder une nouvelle architecture politique de l'Alge?rie :
La premie?re carte est le point de rupture du 22 fe?vrier ou? le peuple de fac?on massive et e?nergique a rejete?, sans ambages, le syste?me en vigueur depuis l'inde?pendance et peu ou prou revitalise?, selon la conjoncture e?nerge?tique internationale ou le niveau de la rente. C'est le 22 fe?vrier qui a conduit au 2 avril. Ce jour-la?, Abdelaziz Bouteflika quitte son fauteuil pre?sidentiel. Et par cet acte, il remet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le pouvoir entre les mains du peuple. Il faut pouvoir prendre ce tournant historique avec fierte? et le conside?rer comme un saut de?mocratique inoui? qui signe l'acte de naissance d'une Alge?rie nouvelle qu'il faut nourrir du caracte?re alerte de son peuple
La deuxie?me carte consiste a? construire le sens national de la prouesse de?mocratique du 22 fe?vrier. Dans une analyse bipolaire, on peut admettre qu'elle puisse e?tre appre?cie?e diffe?remment par ceux qui y voient la source de leur victoire et ceux qui, au contraire, y voient la source de leur de?faite. Mais en re?alite?, les termes de vainqueurs et de vaincus ne sont pas propres a? caracte?riser la situation politique alge?rienne actuelle. Lorsqu' un peuple de?cide, dans son corps entier, de reprendre son pouvoir qu'il juge mal exerce? par ses repre?sentants, il ne fait, en principe que reprendre son du?, c'est-a?-dire, ce qui lui appartient, naturellement, en tant proprie?taire du territoire et de ses richesses.
De me?me qu'il n y a aucune honte a? perdre le pouvoir pour celui qui a eu l'honneur d'e?tre un serviteur du peuple, il n'y a aucun me?rite (me?me si les individus peuvent jubiler) pour un peuple a? recouvrer un droit qui en fait pre?cise?ment un peuple. Par contre, il est difficile d'imaginer qu'il le fasse dans la lutte et me?me souvent, dans la violence. Parce que, souvent ceux qui exercent ce pouvoir en son nom se substituent a? lui, d'abord ; se de?marquent de lui, ensuite et enfin, s'y opposent farouchement en utilisant ce pouvoir contre lui. Pris dans le pie?ge de l'accoutumance-de?pendance a? l'e?gard de cette «drogue», ils croient dur comme fer que ce pouvoir est leur domaine prive?, leur forteresse.
Point besoin du peuple pour l'exercer. Aussi, lorsqu'ils chutent, vivent-ils la perte de leur pouvoir comme une violente de?possession, une amputation d'organe. Pour peu qu'ils admettent que le peuple est source de tout pouvoir et de?tenteur exclusif de la souverainete?, ils comprendront qu'il serait excessif et injuste de se re?fugier dans le statut de victime. Dans l'espace de?cisionnel, ils ont l'honneur d'exercer le pouvoir au nom du peuple ; redevenus simples citoyens, ils se targuent d'avoir eu l'honneur d'exercer ce me?me pouvoir au nom de ce me?me peuple.
L'honneur est sauf et entier, dans les deux cas, pour ceux qui savent mettre leur peuple sur un pie?destal. Les dirigeants doivent savoir qu'individuellement ou collectivement, ils ne peuvent avoir ni une le?gitimite? ni une intelligence supe?rieures a? celles de leur gouverne?s, pris dans leur ensemble ; ce qui, devrait alle?ger, en principe, leurs frustrations et le sentiment d'agression et de privation qui les traverse
La troisie?me carte est le caracte?re inalie?nable de la liberte? du peuple, parce qu'elle a pris la forme de son droit de faire tout ce que les lois lui permettent, notamment sa Constitution :
? de?s son pre?ambule, qui abreuve le peuple de vertus de peuple libre, de?cide? a? le demeurer, fier, ayant le sens des sacrifices et des responsabilite?s, e?pris de justice sociale, digne he?ritier des pionniers et des ba?tisseurs d'une socie?te? libre ;
? qui l'e?rige, dans la cadre de la Re?publique de?mocratique et populaire qu'elle consacre, en son article 1, en source de tout pouvoir, y compris le pouvoir constituant, titulaire exclusif de la souverainete? nationale (article 7) qu'il exerce par l'interme?diaire des institutions qu'il se donne, par voie re?fe?rendaire ou par l'interme?diaire des repre?sentants qu'il e?lit (article 8) et source de la le?gitimite? et de la raison d'e?tre de l'Etat qui est a? son service exclusif et dont la devise est «Par le peuple et pour le peuple». (art. 12) si les dirigeants re?unis revenaient, aux articles majeurs de la Constitution qui obligent au respect de la volonte? populaire.
La quatrie?me carte est une jeunesse disruptive qui n'est pas prisonnie?re d'anciens sche?mas et mode?les de pense?e inhibiteurs et inhibants. «Ils ne savaient pas que c'e?tait impossible, alors ils l'ont fait», disait l'e?crivain et essayiste ame?ricain Marc Twain (1835-1910). Peut-e?tre que pour bien faire les choses, il ne faut pas savoir qu'elles sont impossibles. Cette jeunesse comprend mieux comment fonctionne le monde d'aujourd'hui. Au diapason avec ses mutations, elle ose, explore, ne craint pas l'e?chec et reste mesure?e dans le succe?s. C'est elle, a? coup su?r, qui fertilisera l'Alge?rie et ses aîne?s se doivent d'aimer l'aventure de la mettre au de?fi.
6. épilogue de l'e?veil du peuple
La question que soule?ve, en de?finitive, l'e?veil du peuple est celle de savoir pour quel type de changement ce me?me peuple sollicite-t-il sa propre mobilisation ou le recouvrement de son pouvoir. C'est, sans doute, pour une Alge?rie nouvelle, belle et prospe?re ou? il fera durablement un temps d'une cinquie?me saison : «Le bon vivre ensemble.» Pour paraphraser Mahatma Gandhi (1869- 1948), qui a passe? sa vie au service de l'ahimsa (non-violence), on a besoin de cette croyance pour «diriger nos pense?es, de ces pense?es pour construire nos mots de ces mots, orienter nos actions de ces actions pour forger nos habitudes, de ces habitudes pour fonder nos valeurs et de ces valeurs pour e?difier notre destine?e».
Depuis le 22 fe?vrier, le peuple exprime, chaque vendredi, a? travers ses propres valeurs, le changement qu'il veut voir se produire en Alge?rie. Cette force de l'argument de la rupture syste?mique est essentielle, pour se?duire me?me ceux qui peuvent y e?tre, au de?part, hostiles ou me?me contrer l'argument de la force e?ventuel. En dernie?re instance, par-dela? les violences des luttes de positionnement pour l'appropriation, voire l'accaparement insolent du pouvoir et de la richesse, nous sommes tous mortels et recommandons, avant ce but, qu'on apprenne a? vivre simplement, pour que les ge?ne?rations futures puissent tout simplement vivre et qu'on comprenne, par analogie a? ce qu'exprimait Saint-Exupe?ry (1900-1944), a? propos de la terre, que nous n'he?ritons pas l'Alge?rie de nos parents, mais que nous l'empruntons a? nos enfants. Ayons alors un faible pour la leur restituer, dans la se?re?nite? et la grandeur du pardon.
Notes
5. La paternité de ce concept, qui a vu le jour il y a une quinzaine d'anne?es, revient a Jean-Marie DRU, publicitaire franc?ais, actuellement pre?sident du groupe de communication mondial TBWA base? a? New York et pre?sident de l'Unicef France depuis juin 2015. ?
6. Antonio Gramsci, ne? en 1891 et mort en 1937, philosophe, e?crivain et the?oricien politique italien. Condamne? a? une peine d'emprisonnement de 20 ans, il re?dige en captivite pendant 11 anne?es (1926-1937) ses Cahiers de prison (Quaderni del carcere) au nombre de 30, dans lesquels il de?finit son sens de la crise. Tombe? malade, il meurt quelques jours apre?s e?tre sorti de prison, a? l'a?ge de 46 ans.
7. Voir Friedrich Hayek ; Droit, le?gislation et liberté (tome 3, Quadrige, 1995).
8. Charles Darwin (1809-1882), De l'Origine des espe?ces (1859).
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Posté Le : 31/05/2019
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : El Watan
Source : www.elwatan.com