Algérie

Un drame transgénérationnel



Au fil de ce roman à la force émotionnelle indéniable, transcrite à la fois par des passages descriptifs et introspectifs de sa polyphonie fragmentée et chaotique, où se mêlent les voix de plusieurs générations dont le passé est égrené parcimonieusement, c'est toute la fragilité de l'être qui est mise en avant par Bali.Publié dernièrement aux éditions Barzakh, Ecorces est le premier roman de Hajar Bali, après ses recueils de nouvelles publiés. Ecorces est d'abord une histoire de confrontation générationnelle, qui s'opère dans le même foyer, dirigée d'une main de fer par la matriarche Baya, 90 ans révolus, sa belle-fille Fatima et la femme de son petit-fils Meriem.
Chacune des femmes essaye de s'imposer ou de protéger ce qui lui semble être juste. De l'autre côté, on a la confrontation tacite entre les hommes et les femmes de la famille, en l'occurrence Haroun, le défunt époux de Fatima, Kamel son fils et l'arrière-petit-fils Nour, jeune homme de 23 ans qui devient au fil du récit l'instigateur malgré lui d'une débâcle menaçant le fragile équilibre du gynécée. Au début évitant toute confrontation avec "ses mères" dans leur minuscule appartement, Nour doit se défaire de la surprotection de ces femmes, lui qui s'est trouvé depuis sa naissance et à chaque moment de sa vie d'enfant, d'adolescent, puis de jeune adulte sous l'emprise et l'autorité de l'une d'elles.
Enfant, c'est l'ascendant de sa mère sur son père et sur lui qui marque le début de son existence, puis, suite à l'arrestation de son père, ce sont deux autres piliers féminins de la famille qui deviennent les figures tutélaires ; allant jusqu'à se sur-impliquer tantôt dans sa vie scolaire, sociale, amicale, puis amoureuse? Avant lui, c'est son père Kamel qui vivra un drame amoureux, dont il ne se remettra jamais, poussé par Baya et Fatima à quitter l'amour de sa vie, la jeune Mayssa. Il ne résiste plus depuis qu'il a perdu son grand amour, "depuis qu'il a abdiqué", et tout ce que décident les femmes de la famille est vite appliqué, depuis qu'il se sait condamné à ne plus aimer, à ne plus vivre tel qu'il l'entend. Il vit là une véritable mort, surtout qu'il se sait incapable de contrer leur intrusion étouffante. La prison où il est incarcéré pour de supposés rapports avec un groupe de repentis devient un lieu où il peut enfin souffler, loin des "mères", dont chaque parole, geste ou regard lui rappelle la perte de Mayssa.
Nour garde également les séquelles du matriarcat quand il songe enfin à s'investir dans une relation amoureuse. Il traîne comme un fardeau le fait de vivre avec trois femmes, et se sent presque humilié de se faire rappeler lors d'une soirée entre amis, en présence de la jeune femme aux yeux bleus, Mouna en l'occurrence, qu'il vit avec "son arrière-grand-mère, sa grand-mère et sa mère". Et puis il y a ses comportements qui en disent long sur ses aptitudes sociales maladroites, qui finissent pourtant par attendrir la jeune femme, elle-même issue d'un foyer brisé, par l'attente d'un amour perdu, celui de sa mère, la distance de son père et la sombre solitude qui la consume depuis son enfance.
Au fil de ce roman à la force émotionnelle indéniable, transcrite à la fois par des passages descriptifs et introspectifs de sa polyphonie, chaotique, elliptique où se mêlent les voix de plusieurs générations, chacun y allant de sa version d'un fait tout à fait anecdotique ou d'un drame vécu par les mêmes personnages, c'est toute la fragilité de l'être qui est mise en avant par Bali. À leur tour, Nour et Mouna, liés par ce destin qui semble incessamment se jouer d'eux, représentent deux entités qui ne cessent de se percuter, se rapprocher, se distancier et d'être le pivot d'un lourd secret.
Et bien que semblables autant par leur manière d'être et leur vision du monde, les femmes de la famille de Nour, ce socle impénétrable qui finit par détruire des vies.
Les hommes de la famille de Mouna constituent à leur tour une source de souffrance. Aussi bien le grand-père de Mouna que son propre père se plaisent à mépriser, puis abandonner leurs épouses, et la jeune femme, voyant sa mère sombrer dans la folie, se fait la promesse de venger sa lignée, celles des délaissées et des marginalisées. Une imprécation qu'elle se fait dès son plus jeune âge, et qui la mènera à planifier, sur plusieurs années, une rencontre dont l'issue ne sera que fatale.
La fiction qu'est Ecorces pourrait tout aussi bien s'être produite dans n'importe quel coin du monde, bien que centrée, quatre générations d'une seule famille, tant elle exhume dans une langue soignée les non-dits enracinés dans le for intérieur de chacun de nous. Qu'il s'agisse d'amour, de vérité, de lâcheté, d'obstination ou d'angoisse, Ecorces raconte les destins croisés d'hommes et de femmes, dont l'amertume et l'égoïsme finissent par tout détruire.

Yasmine Azzouz


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