Algérie

Un destin politique face à neuf juges



Publié le 18.01.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Sid Lakhdar Boumédiene**

La Cour suprême des Etats-Unis va prendre une des plus grandes décisions de ces dernières décennies. Va-t-elle confirmer la décision de deux Etats d'interdire la participation à l'élection présidentielle de Donald Trump ou l'infirmer ? Donald Trump est empêtré dans de multiples affaires judiciaires et pas des moindres. Plus il est poursuivi plus sa cote dans les sondages grimpe auprès de ses partisans. Cependant nous savions que l'affaire de l'assaut du Capitole était certainement la plus grave d'entre toutes.

La Chambre des représentants avait accusé et condamné le président sortant «d'incitation à l'insurrection» pour avoir suscité l'assaut auprès de groupes radicaux favorables à son discours victimaire. Nous connaissons son acharnement à répéter qu'il avait été victime d'une fraude électorale qui l'aurait privé d'une victoire certaine.

Si le Sénat avait suivi la Chambre des représentants l'échec d'une tentative d'un retour aurait été définitivement impossible en plus des sanctions qu'il encourait.

Mais le Sénat, à majorité républicaine, n'avait pas voté sa condamnation. Il aurait fallu une majorité des deux tiers pour condamner Trump et pouvoir organiser un second tour où la majorité simple aurait été suffisante. La poursuite s'est donc terminée avec un échec.

La poursuite judiciaire par les Etats

Sur le fondement du 14ème amendement de la Constitution, des recours ont été lancés dans certains Etats pour barrer la route au grand favori des primaires du Parti républicain. Si le Michigan et le Minnesota les ont rejetées, la Cour suprême du Colorado a déclaré Donald Trump inéligible en raison de l'appel à l'assaut du Capitole.

Puis sur le même recours au 14ème amendement, la secrétaire d'État du Maine, Shenna Bellows, a pris une décision similaire à l'encontre de l'ancien président. Des procédures sur le même fondement sont en cours dans de nombreux autres Etats.

Pour la première fois dans l'histoire américaine le 14ème amendement de la Constitution était invoqué judiciairement pour exclure un candidat à l'élection présidentielle. Donald Trump ayant fait appel auprès de la Cour suprême, la décision est suspendue jusqu'à son arrêt. La haute instance judiciaire a fait savoir qu'elle étudierait les recours en mars ce qui est suffisant pour être fixé avant la date des primaires. Si la Cour avait annoncé un traitement des recours après la date des primaires, il y aurait eu une obligation de présenter les bulletins de vote au nom de Donald Trump dans les deux États concernés. Le pays est ainsi en attente d'une décision inédite de la Cour suprême, aux conséquences si importantes. Quel est ce fameux amendement et que dit-il ?

Le recours inédit au 14ème amendement

En fait, il s'agit plus précisément de la section 3 du 14èm amendement qui précise :

«Nul ne sera sénateur ou représentant au Congrès, ou électeur des président et vice-président, ni n'occupera aucune charge civile ou militaire du gouvernement des États-Unis ou d'un quelconque État, qui après avoir prêté serment, comme membre du Congrès, ou fonctionnaire (officer) des États-Unis, ou membre d'une législature d'État, ou fonctionnaire exécutif ou judiciaire d'un État, de défendre la Constitution des États-Unis, aura pris part à une insurrection ou à une rébellion contre eux, ou donné aide ou secours à leurs ennemis. Mais le Congrès pourra, par un vote des deux tiers de chaque Chambre, lever cette incapacité».

Voilà donc les deux mots qui justifient son recours, «insurrection ou rébellion», soit la qualification des incriminations par les décisions des deux États. Nous voyons bien là l'extrême gravité des faits reprochés dans cette aventure de l'assaut du Congrès.

Le 14ème amendement avait été ratifié après la guerre civile américaine (de Sécession) qui avait pris fin en 1865. Il s'agissait d'empêcher les sécessionnistes de reprendre leur poste au gouvernement une fois les États du Sud réintégrés à l'Union.

Son application n'a eu de réalité que deux fois, justement pour d'anciens confédérés. La conformité constitutionnelle de la décision était certaine puisque la section 3 avait été rédigée à cet effet. Il s'agit donc bien, cette fois, d'une page blanche du point de vue juridique en ce qui concerne une élection présidentielle.

Une affaire d'interprétation

Comme toujours dans le cas d'une inexistence de jurisprudence, il s'agit d'interpréter le texte. Et c'est bien là le gros du problème car la cacophonie est grande pour donner un avis sur la bonne interprétation. Quelle interprétation donneront les juges ?

Avocats et spécialistes du Droit constitutionnel ont chacun une interprétation différente, souvent radicalement différente. Les principales questions peuvent être résumées de la manière suivante.

Les uns affirment que la rédaction du texte ne concerne que les sécessionnistes de l'époque et plus ceux des époques ultérieures. Les autres prétendent le contraire. Les uns ne voient pas du tout prévu expressément le cas de l'élection présidentielle par le terme «charge civile» et encore moins par celui de «officer» (fonctionnaire) pour un poste électif comme celui de Président.

Les autres récusent cette interprétation en affirmant que le texte s'applique au cas de Donald Trump. Puis il y a ceux qui affirment que le texte ne mentionnant pas explicitement l'élection présidentielle, le cas présent n'a donc pas d'existence juridique et doit être laissé à la seule interprétation politique. Or la décision politique appartient au Congrès, elle ne peut donc être judiciaire par cette lecture. C'est d'ailleurs l'argument du juge du Michigan qui a refusé l'interdiction car pour lui c'est effectivement au Congrès de se prononcer.

À mon avis personnel (tant de contradictions entre les experts autorisent l'avis de chacun d'entre nous), à la lecture de la dernière phrase de la section 3, ces derniers en font une mauvaise interprétation. Il est dit que le Congrès peut «lever cette incapacité» par un vote des deux tiers dans chaque Chambre. Je me range du côté de ceux qui interprètent cela comme une amnistie car comment lever une incapacité si elle n'a pas été antérieurement prononcée par une instance judiciaire. La parole est donc bien à la Cour suprême pour dire le dernier mot avant une éventuelle amnistie.

La question légitimaire

C'est un très vieux débat en Droit constitutionnel. Si les avis sont divergents sur la qualification des faits et la procédure, la quasi-totalité des experts sont d'accord pour dire qu'il y a une infime chance pour que le Congrès valide la décision des deux Etats. Rappelons que les décisions de la Cour suprême s'imposent à tous les Etats.

L'argument est connu de longue date, la majorité des juges ont été nommés par des présidents républicains dont trois par Donald Trump. On peut en théorie estimer qu'ils ne voteront jamais l'interdiction du candidat à se présenter à l'élection. Mais on peut également penser que la décision peut être le contraire du pronostic général. Tout d'abord parce que les juges de la Cour suprême, s'ils sont choisis par le président en fonction de leur couleur politique, ils le sont à vie. Ils ne peuvent être révoqués par une décision contraire s'ils n'ont commis aucun acte jugé par le texte comme «indigne».

Ils ne sont donc plus redevables à Donald Trump et ne peuvent subir de pression morale. C'est justement cela l'idée des Pères fondateurs de la Constitution américaine. Le pays s'est constitué par une agglomération d'Etats lointains de la capitale et ils n'avaient pas l'intention de laisser le pouvoir aux «politiciens» qu'ils jugeaient de peu de confiance. Ils ont ainsi placé un garde-fou judicaire par le biais de la Cour suprême.

Mais alors, diront les critiques au système américain, pourquoi les juges sont-ils nommés par le pouvoir politique ? C'est effectivement prendre des risques de décisions partisanes. C'est le cas au niveau des Etats puisque les juges sont élus et sont suspectés de prendre des décisions en fonction de leur électorat lors de la prochaine élection.

Nous avons répondu en partie par l'argument de la nomination à vie des juges de la Cour suprême. Nous pouvons opposer également qu'il n'existe aucune possibilité juridique dans les constitutions des pays démocratiques de faire autrement que choisir entre deux procédures pour la nomination des juges d'une haute Cour constitutionnelle.

Soit la nomination par le vote des pairs, non seulement cette solution ne réglerait pas le problème de la politisation mais entraînerait une bataille encore plus féroce qui n'est pas favorable à la sérénité de l'institution judicaire, à l'indépendance des hauts magistrats de la Cour et à leur légitimation.

Quant à l'élection par le suffrage universel, nous nous imaginons le niveau extrême de risque de politisation. Il serait pire que la suspicion envers les juges locaux américains car il s'agit de la haute Cour constitutionnelle.

Reste alors la nomination par le pouvoir exécutif. C'est à priori une hérésie totale au regard de la sacrosainte séparation des pouvoirs. C'est dans son principe encore plus choquant pour la Constitution américaine qui propose un système strict de division des trois pouvoirs. Rappelons au passage que la nomination doit être entérinée par le Sénat, ce qui est une épreuve redoutable car les opinions politiques s'affrontent.

Il n'y a donc aucune situation constitutionnelle meilleure que l'autre, elles sont toutes critiquables. En choisissant la nomination à vie des juges de la haute Cour, la Constitution américaine a opté pour la «moins pire des solutions».

Enfin, dernier point en lien avec le raisonnement précédent, pourquoi ne pas miser sur l'indépendance des juges qui sont garantis par la nomination à vie et sur leur sens profond des responsabilités qui sont immenses ?

Le droit n'est pas la vérité absolue comme les décisions politiques de la majorité ne le seraient. Il a pour objectif de fixer un cadre des plus stricts possibles pour garantir (autant qu'il le peut) les droits fondamentaux, éviter les injustices et l'anarchie par la violence. C'est déjà une avancée considérable de l'Humanité. Attendons donc cette fameuse décision de la Cour suprême. Notre liberté est de porter un jugement critique envers son arrêt si attendu. En quoi cette décision est-elle notre affaire ? Tout simplement parce qu'il s'agit de l'élection d'un homme qui est au plus haut des sondages et qui menace de rompre tous les équilibres mondiaux ainsi que nos propres intérêts. Quant à ceux qui soutiennent que l'ordre du monde s'en portera mieux avec son élection, la décision de la Cour suprême est tout autant d'une importance première.

Une conclusion qui n'a de portée que mon sentiment personnel, donc sans grande importance pour le débat et pour le lecteur. J'aurais tellement aimé qu'une pareille question juridique ait été posée lorsque ma jeunesse était sur les bancs du cours de Droit constitutionnel, il y a... longtemps.

Quel magnifique sujet d'apprentissage du droit pour les jeunes !

**Enseignant retraité



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