Algérie

Un coup de fouet à l'éveil de la mémoire



L'odyssée humaine de Ameziane Ferhani se poursuit dans ce deuxième recueil de nouvelles, pour aller bien au-delà des chemins qui coupent de Traverses d'Alger, un livre publié en 2015. Invitation à explorer, encore et toujours, la profondeur et la complexité de la nature humaine.
La vie qui bourgeonne et éclate est placée, ici, sous le signe de l'équinoxe du printemps. Plus qu'un symbole, le 21 mars est un coup de fouet soudain à l'éveil de l'imagination exubérante, de la passion, de la mémoire et du souvenir. Le 21 mars comme point fort des escapades régénératrices et de revitalisation de la mémoire. La chute de la treizième et dernière nouvelle (celle qui a donné son titre au recueil) est révélatrice : «Certains soirs, l'oncle Mouloud, adossé au mur de sa maison, contemple la Soummam en pensant à sa dernière mission à Alger. Il dilate alors ses narines au petit vent du maghreb, respire à pleins poumons, et, l'?il amusé, se rappelle avec la délectation des bienheureux, cet incroyable coup de printemps qui l'avait assommé de bonheur.»
Le vieux Mouloud s'était extirpé lui-même de la cage à écureuil des devoirs, des habitudes, des gestes et des actes qu'il accomplissait comme un rituel. Il avait fugué ! Sans doute il avait encore beaucoup de jeunesse pour son âge, lui qui avait ajouté d'une main facétieuse un treizième coup aux douze coups de midi. Les «couffins», c'est d'abord cela : une farandole de fugues, une course rythmée qui se déroule à travers la longue enfilade des étapes propices en découvertes et en émotions. Des haltes et des reprises d'haleine qui ont pour nom Goa, Toulouse, la région du Dahra, Alger, l'Amérique latine, Paris, les plaines de l'Oranie... Le lecteur y fait la rencontre de personnages vivants, libres, attachants, souvent «ordinaires», parfois iconoclastes.
Ecrire dans le champ de l'intensité, de la précision, de la profondeur et du rythme suppose, évidemment, une approche psychologique fine des personnages. De ce point de vue, l'auteur a plus d'un tour dans son couffin : la galerie de héros et de caractères est d'une infinie variété. Celle-ci est rendue possible par la maîtrise de l'art de la nouvelle, un exercice créatif très dynamique, concentré sur une action unique.
Le recueil est un champ d'expérimentation narratif et stylistique fécond, un espace de pratique de l'ensemble des techniques de la construction d'une histoire quel que soit son genre. Chacune des nouvelles fonctionne d'ailleurs sur un ou plusieurs registres : réaliste, historique, tragique, comique, symbolique, fantastique, sentimental... «L'authentique prédiction de cheikh Larbi Boukanssi», premier texte du recueil, est une nouvelle fantastique qui mêle le réel et le surnaturel. Le point de départ est hyperbolique : le narrateur emploie le ton du conteur (le goual, le griot) pour que le lecteur soit immédiatement immergé dans le monde du fabuleux et de l'inexpliqué. Le narrateur amplifie les effets, les images (métaphores, comparaisons, périphrases...), les exagérations. Il utilise toutes les ressources d'un vocabulaire varié et adapté à ce genre de registres. Interviennent ensuite des éléments réalistes et le narrateur témoin cède la place à un récit à la troisième personne. L'auteur rapporte les faits. C'est l'histoire des habitants du village de Tajda, perché sur une crète du Dahra. Tajda est le dernier village de la région à ne pas avoir une boulangerie. Alors, «à Tajda, emplie de téléviseurs, on ne rêva plus que d'une boulangerie». Oui, mais il y avait les présages de cheikh Boukanssi qui se réalisaient toujours ! Quelques années avant sa mort, le vénérable cheikh avait dit aux siens : «Si une boulangerie ouvrait sa porte ici,/Du fond de son pétrin, des tréfonds de son four,/Le malheur surgira, le doute, la peur aussi./Alors à Damous, vous verrez apparaître/Des nuées continues de moustiques obscurs/Et le monde alentour en sera renversé/Ô gens de Tajda, si cela advenait,/ Vous ferez provision de sel et d'allumettes./Vous fermerez alors notre village au monde. /Et le Seigneur à l'abri peut-être vous mettra».
Depuis, personne n'avait osé aller à l'encontre de cette prédiction. Sauf que les femmes, la télévision («l'ennemie jurée de la galette») et quelques hommes rusèrent et poussèrent tant et plus que le village eut enfin sa boulangerie. Un jour mémorable que ce mardi 5 octobre 1988 et ses premières fournées.
La prédiction de cheikh Boukanssi était aussi dans les mémoires. Les tragiques évènements du 5 Octobre virent ainsi les habitants de Tajda prendre les devants, très tôt le lendemain : «Tout ce qui roulait et portait à Tajda s'ébranla vers la vallée avec les hommes les plus valeureux chargés des cotisations des habitants. On raconte qu'ils achetèrent tout le sel et les allumettes qu'ils purent trouver dans un rayon de soixante kilomètres.»
La fin de la nouvelle, aussi mystérieuse qu'inattendue, ouvre la voie à une réinterprétation du texte, car elle déclenche une réflexion chez le lecteur. Celui-ci revient sur le texte, y découvre des subtilités qui lui avaient échappé, il lui donne alors un tout autre sens. Le suspense, le rythme, la chute et son impact, la cohérence des thématiques et du recueil lui-même... Ameziane Ferhani excelle dans l'écriture de ces histoires courtes qui, immanquablement, font basculer le lecteur dans une interrogation. «Il n'est jamais question qu'il raconte tout, il sait plus de choses encore qu'il n'en dit. C'est que le langage est ellipse», disait justement Jean-Paul Sartre.
A présent, imaginons que la mémoire et les souvenirs ont des odeurs. Partons à la recherche des souvenirs olfactifs que le subconscient fait revenir en mémoire. Ouvrons la nouvelle L'odeur du voyage (un titre qui fait sortir les papilles de la routine), une éblouissante variation narrative sur l'odorat, la temporalité et l'imagination. Dans ce récit à la troisième personne, le héros est présenté d'une façon apparemment très ordinaire. Mais l'ordinaire n'est que de surface, suggère l'auteur dès l'entame du texte. Entre le début et la fin de la nouvelle, une transformation psychologique s'est opérée chez Farid, l'unique personnage de cette histoire circulaire. Le héros préparait sa valise pour un énième voyage. Les préparatifs éveillent des souvenirs, des aventures et des images du passé. Il y a surtout cette mémoire olfactive qui, chez Farid, conditionne sa façon d'appréhender le monde. Le voyage est décrit «gustativement» et s'achève en point d'orgue : «Portée par l'excitation du départ, elle avait toujours été là, cette odeur du voyage. Pas ??de'' mais ??du''. L'odeur du voyage, oui. Identique quelle que soit la destination, la raison, la durée, le mode de transport ou le temps qu'il faisait. (...) Cette odeur semblait produite par une glande inconnue titillant un sens intérieur. C'était l'odeur de l'ailleurs.»
Elle était encore au rendez-vous et lui, Farid, venait enfin de trouver le moyen de la garder intacte. «Nichée dans sa mémoire, une citation de T. S. Eliot lui revint : ??C'est le voyage qui importe, non l'arrivée.'' Non, Monsieur le poète, lui dit-il avant de s'abandonner. Ni le voyage ni l'arrivée, mais le départ. Et sous sa couverture, les yeux fermés, les narines palpitantes et le c?ur léger, il partit», nous apprend la révélation finale. Cette fois encore, c'est l'impact de la chute qui donne à la nouvelle tout son relief, ouvrant la voie à sa réinterprétation.
Dans le sac à malices du prestidigitateur, il y a plein d'autres tours de passe-passe, d'artifices et de belles surprises littéraires qui invitent à voyager sans plan. Par exemple, dans la nouvelle C'est la maison qui offre, le lecteur découvre un Gabriel Garcia Marquez très fantaisiste. Le grand écrivain sud-américain s'était déguisé pour pouvoir voyager incognito. Une fugue qui se termine par un éclat de rire homérique. De la saveur et du piquant caractérisent également les trois compositions en gradation que sont «Sanaa, Kafka et l'anophèle», «Les types en bas» et «Personne dans la rame». Ah ! cette Sanaa de Beyrouth. Elle «avait jeté une bouteille dans l'océan cybernétique». Et voilà notre héros plongé dans des réflexions philosophiques et existentielles dans sa chambre à Alger. D'autant que cette Sanaa «dont il ignorait l'existence huit minutes auparavant lui racontait sa métamorphose en moustique, lui décrivait les ailes petites et fines qui poussaient sur le dos de son désespoir». Il pensa à La métamorphose de Kafka (dans le livre, il y a pleine de clins d'?il à de grands auteurs), mais «le texte sublime de Kafka lui parut soudain incongru face au cri balancé dans le tourbillon de la messagerie planétaire». La chute de la nouvelle est renversante, avec un effet dernière ligne qui conduit le lecteur là où il ne s'attendait pas. Grande tension dramatique, force narrative, fulgurances, retournements, suspense et émotion caractérisent particulièrement les deux autres bijoux que sont Ramz de Numidie et A jamais Goa. Dans ces deux nouvelles, l'action gouverne la psychologie des personnages et nous la révèle. Deux histoires complètes et qui, elles aussi, débouchent sur le mystère de la nature humaine. Ramz de Numidie, c'est l'histoire d'un cheval (Ramz), d'une fille de colon (Sophie) et d'un jeune palefrenier algérien (Kali), ayant pour cadre les plaines de l'Oranie dans les années 1930. Une histoire que résume si bien cet aphorisme : «Il n'y a pas d'amours impossibles, seulement des amours que l'on empêche de devenir possibles.» Dans A jamais Goa, l'auteur s'inspire de faits réels et d'éléments autobiographiques pour construire un texte en enchâssement (un récit dans le récit) et esthétiquement abouti, à forte charge émotionnelle.
De retour à Alger après un périple en Inde pour les besoins d'un reportage, Ameziane raconte son voyage à des hôtes constantinois. Goa l'avait particulièrement charmé. Dans cette ville, il apprit qu'un Algérien avait séjourné dans la même chambre d'hôtel que lui. L'homme était mort lors d'une excursion, victime d'une crise cardiaque. Des années plus tard, Ameziane découvrit enfin qui était ce malheureux compatriote. Une découverte qui allait l'entraîner sur la piste de la ferme Ameziane, près de Constantine, un lieu de torture durant la guerre d'indépendance. La chute ' «La nostalgie de la vie alors que vous êtes vivant», suggère subtilement l'auteur.
Parmi les autres récits courts qui se lisent d'une seule traite : Histoire des trois ?ufs, La crue, Baltimore 1631. Leur principal enseignement : «Dans l'histoire comme dans la vie, rien n'est tout noir ou tout blanc.» L'oued en crue, lui, évoque cette autre réflexion : «Nous sommes aussi inconstants que les oueds de notre pays, invisibles d'ordinaire et imprévisibles en leurs surgissements, capables de longues absences dociles avant de débouler en fureurs irrésistibles.» Les couffins de Ameziane Ferhani exhalent la sagesse du terroir et fleurent bon cette tendresse humaine portée par un regard tourné vers l'avenir.
Hocine Tamou
Ameziane Ferhani, Les couffins de l'équinoxe, éditions Chihab 2018, 230 pages, 1 000 DA.


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