UN CHERCHEUR ALGERIEN LES EXPLIQUE Les enjeux de la 5G

La vice-présidente de la Commission européenne, Neelie Kroes, annonce que 50 millions d'euros seront investis dans la recherche pour assurer la mise en place de la technologie mobile 5G à l'horizon 2020. Ces derniers visent à multiplier par 1 000 le trafic de données mobiles sur une zone déterminée, à desservir l'internet des objets et à accroître l'autonomie des appareils mobiles. Parmi les personnes chargées par la Commission européenne de définir la future norme 5G, un jeune chercheur algérien, le professeur Mérouane Debbah, qui dirige depuis 2007 la chaire radio flexible à Supelec (grande école d'ingénieur à Paris spécialisée dans les technologies). C'est la première chaire dédiée aux technologies 5G. Ce normalien est un spécialiste de la théorie de l'information et a reçu plusieurs prix pour la qualité de ses travaux. Alors que le débat s'enlise en Algérie sur l'après-2G, il a choisi de nous répondre sur l'avenir des réseaux sans fils.
Le Soir d'Algérie : A-t-on besoin aujourd'hui de la 5G '
Pr Mérouane Debbah : Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous voyons déjà les limites de la technologie 4G en termes de bande passante et d'autonomie de batterie en raison des récentes applications gourmandes en débit, en particulier le stockage dans le cloud et le streaming vidéo. D'ici 2020, le trafic mondial de données mobiles sera 33 fois supérieur à celui d'aujourd'hui avec un débit d'accès moyen par utilisateur de 10 à 100 fois plus important. Il y aura également une explosion d'appareils connectés. Beaucoup de gens ne le savent pas, mais il y a déjà aujourd'hui plus d'appareils connectés que d'humains, et il y aura plus de 50 milliards d'appareils connectés d'ici 2020, tous avec des technologies différentes ! Il y a, par conséquent, une demande forte pour mettre en place une architecture de réseaux intelligents et flexibles capables de comprendre le besoin des utilisateurs et de se reconfigurer dynamiquement en prenant en compte les contraintes de batterie, de miniaturisation et d'hétérogénéité des appareils. C'est d'ailleurs une course contre la montre pour l'ensemble de l'écosystème des télécommunications pour mettre en place ces réseaux intelligents et transparents pour l'utilisateur.
Pouvez-vous expliquer ce qu'est un réseau intelligent '
Imaginez une autoroute qui répartirait dynamiquement le nombre de voies dans un sens et dans l'autre suivant le trafic observé. Cette autoroute passerait de deux à trois voies quand le trafic serait dense avec des limitations de vitesse adaptées aux types de véhicule. Par exemple, elle coordonnerait les feux de circulation avec d'autres autoroutes pour rediriger les voitures convenablement. Elle pourrait également adapter la texture de la chaussée (de lisse à rugueux) pour forcer les utilisateurs à réduire leur vitesse suivant les conditions météorologiques pour des raisons de sécurité. En d'autres termes, elle s'adapterait de manière flexible aux circonstances extérieures, afin d'absorber le trafic sans avoir recours à d'onéreuses infrastructures supplémentaires. Maintenant, remplacez l'autoroute par un réseau de télécommunications et les voitures par des terminaux, vous obtenez ce que l'on appelle un réseau de télécommunication intelligent.
Quelle est la technologie derrière ces réseaux intelligents '
Le cœur des réseaux intelligents est la radio logicielle. La radio est ici définie comme un médium de télécommunication sans fil et non le poste radio de la voiture Il y a 20 ans déjà que la radio logicielle a été définie conceptuellement. Comme c'est souvent le cas dans les secteurs technologiques, les militaires (DoD, Department of Defense des Etats-Unis) ont été précurseurs dans le domaine de la radio logicielle en voulant anticiper l'avenir des télécommunications dès le début des années 1990. D'un point de vue conceptuel et de manière très schématique, l'électronique repose sur un ensemble d'éléments de base (capacité, résistance, inductance, diode…) dont l'agencement forme le circuit. Il est donc théoriquement possible de pouvoir implémenter n'importe quel système de télécommunication en fournissant le logiciel permettant de décrire l'agencement des constituants du système et donc de construire le système en question. De ce point de vue, la radio logicielle est une révolution technologique : les circuits radio deviennent dynamiquement configurables et les systèmes de télécommunications peuvent être mis à jour par des changements logiciels. Plus besoin de changer de matériel lorsqu'une nouvelle norme fait son apparition.
C'est une rupture dans la conception des systèmes sans fil '
Certainement ! Sur ces principes de base, la radio logicielle est sans aucun doute une rupture technologique permettant une convergence du monde des télécommunications (radio) et du monde de l'informatique (logicielle). Cette convergence s'est d'ailleurs accélérée ces dernières années à travers la volonté des groupes informatiques de devenir équipementiers dans le domaine des télécommunications, voire même opérateurs de télécommunications : Google a d'ailleurs récemment acheté Motorola dans ce but ! Avec la multitude de standards qui apparaissent (UMTS, WiFi, WiMAX, LTE), la radio logicielle devient de plus en plus nécessaire. Les réseaux intelligents posséderont des fonctionnalités supplémentaires permettant de détecter les différentes technologies, de réduire la consommation énergétique des terminaux et de se reconfigurer pour s'adapter aux standards ou services à fournir à un instant donné. Ceci d'ailleurs résoudrait le problème algérien de savoir quelle technologie prendre (3G ou 4G) : la question ne se poserait plus car le système se reconfigure tout seul en fonction de la technologie des utilisateurs !
Tout s'auto-organise tout seul alors...
Oui. La radio logicielle, couplée à une prise de connaissance directe ou indirecte de l'environnement radioélectrique débouche sur un autre concept celui de la radio cognitive. Il ouvre la perspective d'une optimisation de l'utilisation du spectre radioélectrique et de la transmission radio dans un souci de neutralité technologique : l'utilisation du spectre n'est plus ou est moins liée à la technologie. Ces deux concepts permettent enfin d'accélérer les cycles d'innovation en ouvrant celle-ci vers le monde des développeurs de logiciels qui foisonnent d'idées. D'ailleurs, les instances de réglementation et de normalisation préparent l'environnement normatif à l'arrivée des «applications radio» qui personnaliseront les terminaux radio et permettront d'y introduire de nouvelles fonctionnalités.
La radio logicielle est-elle uniquement dans les laboratoires de recherche '
Clairement non ! Dans le domaine militaire, il existe déjà (pour des problématiques liées au fantassin du futur voulant communiquer avec n'importe quelle technologie en tout lieu de la terre) des systèmes à base de radio logicielle. Par contre, dans le domaine du grand public où les coûts ne sont pas les mêmes, nous n'en sommes qu'au début de la mise en œuvre pratique de la radio logicielle pour la prochaine génération (5G) des télécommunications. Nous sommes en train de résoudre les dernières difficultés à intégrer dans un équipement unique les problématiques de traitements numériques et d'antennes reconfigurables. Nous prévoyons les premiers prototypes pour 2016-2017 et un déploiement commercial de la 5G pour 2020.
Pourquoi l'Europe se lancera-t-elle sur la 5G maintenant '
L'Europe a perdu la bataille de la 4G dans la mesure où les grands acteurs se trouvent aux Etats-Unis et en Asie. Il y a d'ailleurs plus d'abonnements 4G en Corée du Sud que dans l'ensemble de l'Union européenne. C'est assez décevant quand on sait que le GSM et son succès fulgurant est une initiative européenne. D'une certaine façon, l'Europe, par cet investissement important, veut reprendre le leadership dans les technologies mobiles.