Algérie

Un boss nommé Springsteen


« One ! Two ! One-two-three-four ! ». Sous un ciel d'azur et une lumière diurne qui commence à peine à décliner, un grondement continu fait vibrer le béton du Parc des Princes et chanceler plus de quarante mille corps en totale dévotion. Ce n'est pas d'un match de football et de sa bronca habituelle de supporters dont il s'agit. Non, ce qui ébranle le stade parisien est plus fort, plus haut. C'est une messe particulière, unique en son genre. Voilà bien une heure qu'un flot de décibels irradie les tympans des masses de fidèles. Du rock, du vrai, comme on n'en fait plus guère. L'air est frais, la musique cogne, que demander de plus si ce n'est que la fête dure le plus longtemps possible. Sur scène, Bruce Springsteen et son orchestre de (presque) toujours, le E Street Band, en donnent pour son argent à un public d'aficionados qui n'auraient raté ce rendez-vous pour rien au monde. Dans les gradins, cela chante, applaudit, brandit un poing ou deux et se lève au fil des couplets ou des roulements de batteries. Dans le « pit », c'est-à-dire pratiquement aux pieds du chanteur, le noyau dur des fans ondule au gré des allées et venues de celui qui montre une nouvelle fois qu'il est bien le prophète de cette religion qu'est le rock'n'roll. Demain, à Copenhague ou à Barcelone, ils seront encore présents pour tenter de lui serrer les mains ou, à défaut, lui empoigner les mollets ou les chaussures. Un journaliste américain a écrit un jour que Bruce Springsteen l'avait fait se sentir jeune. C'est toujours vrai. On reste confondu devant l'énergie qu'il déploie sur scène et l'on peine à croire qu'il a cinquante-sept ans. De la force, de la puissance dans la voix, une démarche chaloupée, épaules sorties, bras et avant-bras écartés, biscotos gonflés, guitare en bandoulière, harmonica cisaillante, celui que l'on appelle le « Boss » depuis ses débuts, est une bête de scène et se contenter de l'écouter chanter ne suffit pas. Il faut le voir communier avec son public pour se rendre compte à quel point l'homme est authentique. On est loin des gesticulations simiesques d'un Mick Jagger et de ses pierres atrophiées ; on est dans le vrai, dans le partage. Comment dire autre chose lorsque l'on assiste à cette parade au-devant de la scène où, dans une marée de bras tendus, Springsteen accepte de ramasser quelques banderoles où sont inscrits les titres de certaines de ses chansons. Pour les initiés, cela s'appelle des « request », des demandes d'interprétation que le chanteur accepte d'exécuter au pied levé. Cette spontanéité-qui n'est guère simple à assumer car l'orchestre doit suivre-tranche avec l'aspect mécanique et hautement planifié des concerts d'autres artistes où tout est prévu d'avance, y compris les séquences émotions (celles où s'allument les téléphones portables en lieu et place des briquets d'antan). Là, il y a de la prise de risque, de l'inattendu et c'est tant mieux. En voici une de « request ». Les premiers accords de « Fire », chanson jadis écrite pour Elvis, mettent le... feu (je sais, c'est facile mais impossible de faire autrement) dans les travées : « cause when we kiss, aaaah, fire »... Tout un programme. Et le pouls de la foule s'affole (encore désolé...) quand Springsteen chante le dernier couplet en duo avec le grand Clarence Clemons, géant noir qui fait parler son saxo tenor comme personne et dont la présence déclenche toujours d'immenses ovations. Que serait un concert de Springsteen sans la présence du « Big Man », qui du haut de ses soixante-six ans est le ministre de l'âme du E Street Band ? Le concert se poursuit. Soudain, quelques secondes de silence. Les spots s'éteignent, le temps suspend son vol, ni bruit, ni cri, ni sifflets tandis que la sono -un peu poussive, il faut le reconnaître-se tait aussi. Au sommet de l'une des grandes enceintes, le drapeau américain ne claque plus. Dans cet apaisement entre chien et loup, le Boss entame un solo au piano. « For you ». On regarde autour de soi, et comme lors du passage de « The river », on surprend quelques larmes vite essuyées et on devine des gorges qui se serrent. Qui pourra un jour expliquer ce bouleversement que peuvent provoquer quelques notes et une mélodie ? Plus que d'autres, « For you » recèle un lien invisible entre Springsteen et son public. Il n'est pas possible d'en dire plus : il faut en être pour comprendre. Car Springsteen est tout sauf un « beugleur » bien qu'il ait un jour (vocalement) ridiculisé Bono, la star alter-globalisée de U2, qui s'était mis en tête de chanter en duo avec lui.

L'homme est avant tout un poète dont les textes méritent le respect et l'admiration. Sa réflexion désabusée sur l'Amérique des années 1980 et 1990 qui nourrit son disque acoustique « The Ghost of Tom Joad » (le fantôme de Tom Joad, du nom du héros du roman ?'Les raisins de la colère' de John Steinbeck) le démontre. Et c'est parce que sa poésie est mise au service d'une éthique sans faille que Bruce Springsteen est grand.

Il existe de bons musiciens aux quatre coins de la planète mais rares sont ceux qui, comme lui, ont toujours été du bon côté. Celui du droit des humbles, des ouvriers, de ceux qui n'ont rien ou peu. Il faut l'entendre introduire sa chanson « living in the future », pour saisir le sens de son engagement et de sa conscience politique. Quand il parle de cette Amérique qui piétine les libertés individuelles, qui triche et corrompt la Constitution, il réconcilie son peuple avec le reste du monde. Et l'on ne s'étonnera guère en apprenant que le Boss vient de faire savoir qu'il soutient Barack Obama pour la présidentielle de novembre prochain.

Le concert se termine. Voilà plus de deux heures trente que Bruce Springsteen chante et se démène. Près de trente chansons ont été offertes au public avec, en clôture, le jubilatoire « American Land » - hommage aux immigrants qui ont fait et font encore l'Amérique en ces temps où le Congrès cherche, comme partout ailleurs, à criminaliser l'immigration clandestine. C'est sur ces notes folks que les paquets humains quittent le Parc des Princes, l'oreille encore sifflante, le pas incertain mais la mine réjouie tandis que dans la nuit tombée résonnent encore les rugissements du Boss et les clameurs de ses disciples.




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