Algérie

Un badaud à Washington



Une chaleur lourde pèse sur Washington, District de Columbia. Pas le moindre souffle d'air, une humidité qui vaut celle d'Alger en août, une odeur âpre d'essence et des orages, pourtant annoncés la veille, qui tardent à poindre. Il est dix-sept heures et c'est la sortie des bureaux. De longues files de bipèdes en bras de chemise ou en tailleurs de lin, badges accrochés à la ceinture ou au sac à dos, se dirigent vers les arrêts de bus, les bouches de métro ou l'Union Station, la gare ferro-routière à proximité du Capitole.  A un détail près, et hormis des visages moins frais et un flux qui coule en sens inverse, c'est un spectacle identique à celui des premières heures de la matinée. Il manque simplement aux unes et aux autres, l'incontournable récipient tenu d'une main ferme, l'avant-bras plié avec parfois, accroché au petit doigt, un sachet contenant quelques grosses viennoiseries danoises à la cannelle. Le bon vieux thermos a disparu remplacé par un gobelet en carton ou en plastique transparent ou par une grosse tasse à anse large - la fameuse « mug » - ou, plus branché encore, par un « tumbler » en métal, à l'origine utilisé par les barmen pour façonner leurs cocktails et leurs « longs drinks » et que le salary-man américain a récupéré pour un usage personnel accompagnant chaque embauche matinale.  Il y aurait beaucoup à dire et à écrire sur ce rite du gobelet - que l'on commence d'ailleurs à voir se répandre en Europe et notamment en France. Que faut-il conclure de ce spectacle ? Que les Américains sont tellement pressés de rejoindre leurs bureaux qu'ils n'ont pas le temps de prendre leur petit déjeuner chez eux ? Mettent-ils un point d'honneur à arriver sur leur lieu de labeur avec ce qu'il faut comme stimulant (légal) pour accomplir leur tâche ? Ou bien est-ce le signe qu'ils n'entendent perdre aucune minute en refusant, par exemple, de traîner le matin à la machine à café ? Mystère...  Un hélicoptère tournoie dans le ciel. Il n'y a que les badauds, parmi lesquels le présent chroniqueur, qui lèvent la tête. On lui apprendra plus tard qu'il faut deux voire trois appareils volant de concert pour émouvoir les habitants de la capitale fédérale car cela signifie que le Président est à bord de l'un d'eux. On lui enseignera aussi à se méfier de la phrase suivante entendue maintes fois sous le ton de la confidence désabusée : « C'est ce que j'ai expliqué quand j'ai été auditionné par le Congrès ».  La première fois, on est impressionné et, puis, au bout de la vingtième, on commence à se poser des questions. Et effectivement, il y a de quoi douter car à Washington, tout le monde ou presque, à un moment ou un autre, est entendu par des parlementaires. C'est pourquoi il ne faut jamais manquer de demander à celui qui cherche à en imposer à son interlocuteur : « quel genre d'audition était-ce ? ». Et là, souvent, on se rend compte qu'il ne s'agissait que d'un vulgaire colloque...  L'hélicoptère ne tournoie plus, il fait pratiquement du surplace au-dessus du parc Henley. C'est là que se croisent deux avenues symboliques de la ville. L'une, en pente sur une grande partie de son (long) parcours, est Massachusetts Avenue qui mène au quartier des ambassades et regroupe certains des plus prestigieux « think tanks », ces réservoirs à idée qui façonnent les réflexions politiques et économiques étasuniennes.  L'autre, est la célèbre « K Street », large et rectiligne, qui abrite une incroyable concentration de cabinets de lobbyistes en tous genres qui, grassement rétribués, se font fort d'influer, et pas toujours de manière légale comme en témoignent certains récents scandales, sur les lois votées par les hôtes du Capitole.  Trois voitures de police bloquent la circulation avec, inscrit sur leurs plaques d'immatriculations, le slogan employé par tous les Washingtoniens qui dénoncent le fait que leur ville n'a pas le droit d'élire de député ou de sénateur au Congrès. « Payer des taxes sans avoir de représentant », est-il écrit et, ce qui est curieux, c'est que la police de la ville se joigne officiellement à cette protestation. Un policier noir, pantalon sombre, chemise blanche et le barda ferreux habituel pendant sur ses flancs, ordonne aux piétons de rester sur le trottoir. On ne traverse plus. Personne ne proteste. Si, un peu plus haut sur l'avenue, quelques klaxons fusent mais ne durent guère.  Il faut attendre car le Président en personne va passer. Deux jours auparavant le quartier avait déjà été bouclé, George W. Bush ayant inauguré, sur Massachusetts Avenue, un monument (une modeste statue pour tout dire) dédié « aux millions de victimes du communisme ». Il n'est jamais trop tard pour bien faire...  Un motard, uniforme bleu ciel, passe et repasse tandis que l'hélicoptère continue à danser au-dessus des têtes de la petite foule qui s'est peu à peu composée. Parmi elle, trois ou quatre couples élégants, smoking et robes de soirée, agitent un coupe-fil à la figure d'un policier. Ils lui indiquent du doigt le nouveau Centre de Convention. Rien n'y fait. L'homme a l'oeil rivé vers le sud d'où arrive la plainte à trois tons des sirènes.  C'est bon. On y est. Le grand moment est arrivé. Un frisson parcourt la foule et l'on entend des « hiiiiiii » et des « yeaaaah ! ». Un gros rouquin tape dans ses mains et encourage ses deux filles, tenue camouflage et rangers aux pieds, à suivre la cadence. Les flashes crépitent. Un motard arrive, puis deux, puis dix suivis par trois ou quatre véhicules de police et surgit enfin la limousine présidentielle aux vitres fumées, talonnée par deux vans sombres chargés d'hommes en armes (automatiques, cela va de soi). Défilent ensuite d'autres voitures banalisées et une ambulance qui ferme la marche. Etrange. Cette dernière paraît dater d'un autre âge à la différence du reste du convoi qui a semblé briller à la lumière déclinante du soleil. Pour qui sait que le système de santé américain est en pleine déconfiture (c'est le thème du dernier documentaire de Michael Moore), l'image de cette ambulance décrépie fait ainsi figure de symbole idéal.  Le cortège a maintenant disparu et l'hélicoptère s'en est allé. La foule des badauds volontaires ou forcés s'ébroue, la circulation reprend lentement, dans le calme et le grondement des SUV impatients. Dans le ciel de Washington, venant du nord-est, les nuages chargés de pluie apparaissent enfin.




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