Absence de vision stratégique, aveuglement tactique, petits calculs
électoraux, verbiage principiel : l'incident du vote sur la loi du génocide souligne,
par ses dérapages, l'impuissance agitée des gouvernants à faire face à une
crise multiforme.
Comment va se présenter la nouvelle année ?
A cette traditionnelle question de fin d'année, - dans le registre
convenu bilans et perspectives-, qui agrémente autant les discussions de
bistros que les dîners familiaux, la réponse est relativement unanime : « Ouh-la-la !
Ça craint ! Ça craint même un max !! ». La formulation de
cette réaction dépend évidemment du milieu sociologique rencontré mais le
contenu est, hélas, très homogène. On rencontre ainsi partout des mines
consternées, des yeux qui se lèvent au ciel, des épaules qui se haussent pour
s'effondrer tout aussitôt, ou dans un registre différent mais guère plus
optimiste, de grands fous-rires nerveux... Bien évidemment, il y a dans toute
assemblée, quelques rares types courageux ou inconscients (on hésite) qui
jouent la gamme du
volontarisme : « ce n'est qu'une mauvaise passe », « notre potentiel économique
ne demande qu'à se redéployer », « les politiques (sous-entendu, le parti pour
lequel je vote) prennent conscience des enjeux », « chaque crise fait surgir de
nouvelles solutions » ou dans une variante plus familière « à chaque chose,
malheur est bon »... Mais, même chez ces personnes énergiques, motivées et bien
intentionnées ou carrément farfelues qui tiennent de tels propos, on remarque
toujours à un moment dans le feu d'une forte démonstration, dans la conviction des
arguments, un regard qui vacille, une voix qui chevrote brusquement, bref,
comme un éclair de doute existentiel. Il est vrai que par définition, l'avenir
n'est jamais tracé à l'avance et que des évènements
aussi heureux qu'imprévus peuvent transformer le marasme actuel en lendemains
radieux. Toutefois, le bilan de l'année 2011 nous
montre aussi que des catastrophes aussi soudaines qu'inattendues peuvent encore
obscurcir un horizon déjà bien sombre et inquiétant...
LA MEMOIRE SELECTIVE DE L'ASSEMBLEE NATIONALE
La difficile
prévision d'évènements improbables est
encore compliquée par l'invraisemblable accumulation de gaffes proférées ou
commises par des pouvoirs étatiques, politiques ou financiers qui n'arrivent
plus à maîtriser un réel qui leur échappe un peu plus chaque jour. Situation
d'autant plus complexe pour eux que les exécutifs des principaux pays vivent
sous la pression d'échéances
électorales prochaines et à risque. Comme le notait pour la France, Pierre-Yves
Geoffard dans Libération, « la
lutte contre la
bêtise est un combat permanent. Et comme l'année à venir sera
électorale, gageons que les occasions seront nombreuses de pourfendre les
âneries proférées par les uns et les autres ».
Premier exemple donné par cet
économiste ? L'invraisemblable affaire de la condamnation
parlementaire de la Turquie. A la veille de Noël, une
poignée de députés français mais qui représentaient l'essentiel de formations
politiques ont dans une quasi-unanimité touchante (sauf le PC et quelques
personnalités), voté une loi visant à pénaliser la négation du génocide
arménien commis par l'empire ottoman en 1915. Comme beaucoup d'autres
commentateurs, Pierre-Yves Geoffard s'interroge sur ce vote quasi unanime du
Parlement français, d'une loi « qui interdit la négation de tout
génocide, la liste de
ceux-ci devant être elle-même définie par la loi ». Comment établir objectivement cette liste,
pour quels pays et jusqu'à quand remonter dans le temps ? « Est-ce au Parlement
de légiférer sur l'Histoire ? Ce n'est pas vraiment dans la tradition démocratique.
Ce sont plutôt les régimes autoritaires qui veulent imposer une Histoire
officielle, s'interroge de son coté Pascal Boniface de l'IRIS, le Parlement
français est-il habilité à légiférer sur l'Histoire des autres pays ? Mais
alors, pourquoi ne pas adopter une loi pénalisant la négation du génocide
des amérindiens par l'empire espagnol ou des natifs américains par les
États-Unis ? ». Mélanger le travail parlementaire et le travail des historiens
est toujours chose ardue, surtout dans une Europe qui a été à l'origine, lors
du seul XX° siècle, de deux guerres mondiales particulièrement saignantes, et
après 1945 seulement, de la décolonisation
particulièrement difficile de plusieurs dizaines de pays
illégalement occupés. Rappelons également que ce fut la Chambre issue du
Front populaire de 1936 qui confia les pleins pouvoirs en 1940 au Maréchal
Pétain et que les élus de la III°,
IV° et V° République furent constamment d'ardents défenseurs de « l'Empire
français ».
Il est indéniable que le
pouvoir ottoman a bien réalisé un génocide (un concept postérieur aux faits, le
néologisme fut inventé en 1944) contre sa population arménienne. Il est peu
compréhensible que la
République turque et les différents gouvernements qui se sont
succédé jusqu'à ce jour, ont toujours nié ces massacres. Mais la décision des
parlementaires français fera-t-elle avancer ce débat historique dans la société turque ? On
peut en douter d'autant qu'il n'a échappé à personne la dimension fortement
électoraliste de l'initiative hexagonale, les députés les plus actifs dans ce
débat ayant dans leur circonscription de nombreux électeurs parmi la communauté arménienne
française (500 000 personnes environ en France).
Toujours est-il qu'au
résultat de ce show parlementaire, s'est établi un grand froid entre Ankara et
Paris. « En privilégiant leur intérêt électoral à court terme, les députés qui
ont adopté ce texte ont méconnu l'intérêt national, commente Pascal Boniface, la Turquie est un pays
émergent. Une puissance montante avec laquelle nous
avons des intérêts, non seulement économiques mais aussi et surtout politiques
et stratégiques. (Ces intérêts) sont durablement atteints par ce vote ».
Embarrassé, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères a tardivement jugé le
vote, « inopportun ».
La réponse du gouvernement
turc, en effet, ne s'est pas fait attendre. Menaces de sanctions économiques et
diplomatiques, bien sûr, mais surtout, «le président français Sarkozy a
commencé à rechercher des gains électoraux en utilisant la haine du musulman et du
Turc, a déclaré Recep Tayyip Erdogan, Ce vote qui a eu lieu en France, une
France où vivent environ cinq millions de musulmans, a clairement montré à quel
point le racisme, la
discrimination et l'islamophobie ont atteint des dimensions
dangereuses en France et en Europe ». Le Premier ministre turc a accusé la France d'avoir commis «
un génocide » en Algérie, « on estime que 15% de la population algérienne
a été massacrée par les Français à partir de 1945. Il
s'agit d'un génocide ». Réponse du berger à la bergère.
Ce qui ne manquera pas d'accroître les tensions entre Alger et
Paris, dans cette année de cinquantenaire de l'indépendance algérienne.
CHANGER DE MODELE
L'affaire turque a été pilotée de longue date par l'UMP et le Président
Sarkozy. Depuis 2007, le président français s'est toujours vivement opposé à
l'entrée de la Turquie
dans l'Union européenne. Il est même intervenu de tout son
poids pour que l'organisation de l'Euro de football 2016 ne soit pas confiée à la
Turquie ! Sa conviction est que la Turquie, terre asiatique,
ne peut faire partie de l'ensemble européen. On pourrait rappeler à Nicolas
Sarkozy, la Guerre de
Troie, Saint Paul et Constantinople mais il est vrai que le Président se méfie
des historiens...
Une telle obstination est peu
compréhensible de la part du
chef de l'exécutif français qui veut mener une politique active au
Proche-Orient et notamment aujourd'hui, en Syrie. Dans cette région et plus
largement dans le monde arabo-musulman, comme dans la zone caucasienne,
la Turquie,
puissance émergente sur le plan économique, affiche des ambitions diplomatiques
grandissantes.
Les commentateurs sont restés
longtemps sur l'idée d'une Turquie fortement alignée sur les Etats-Unis,
désireuse d'intégrer l'Europe et alliée d'Israël depuis le traité signé en
1996. Gérard Groc, chercheur au CNRS, rappelle la 1ère rupture avec cette image
ancienne : l'opposition du parlement turc dès mars 2003, au passage des troupes
américaines en quête d'un deuxième front par le Nord contre Saddam Hussein.
Depuis, Ankara a adopté une posture très critique avec l'allié israélien ( condamnation de l'opération « Plomb durci » à Gaza, mission
du navire Mavi Marmara et son issue tragique). Parallèlement, la Turquie a multiplié les
initiatives diplomatiques inattendues : réconciliation avec la Syrie, médiation entre ce
pays et Israël, bons offices entre l'Iran et les États-Unis, au Liban...
La surprise fut le soutien affiché par Ankara, avec le Brésil, au développement du
nucléaire iranien en mai 2010, pour lequel, la Turquie osait un
vote négatif au Conseil de Sécurité de l'Onu, le 9 juin 20110, en tant que
membre temporaire.
« L'opinion publique arabe réagit, semble-t-il, à un parler fort,
remarque Georges Groc, à une capacité d'initiative auparavant inusitée de la part de la Turquie et rare en
cette période de mutisme des « grands », à propos du point « chaud »
proche-oriental ».
La Turquie est consciente de son influence croissante. Lyrique, Reccep Erdogan
saluait la victoire de
son parti aux élections du 12 juin 2012 : « Croyez-moi, aujourd'hui Istanbul a
remporté une victoire, mais c'est aussi une victoire pour Sarajevo, pour Izmir
comme pour Beyrouth, une victoire pour Ankara comme pour Damas ; une victoire
pour Diyarbakir comme pour Ramallah, Naplouse, Jénine, pour la Cisjordanie, pour
Jérusalem et pour Gaza. Aujourd'hui, c'est la victoire de la Turquie et du
Moyen-Orient, du Caucase et de l'Europe. Aujourd'hui, c'est la victoire de la démocratie, de la liberté, de la paix, de la justice et de la stabilité... »
Il n'est pas sûr que cette emphase ne soit pas rapidement contredite
par l'interaction d'évènements nouveaux, comme les rebonds négatifs ou positifs
de la « révolution arabe » et le poids des rapports de force prégnants. Mais la Turquie comme le
Brésil, n'hésite pas à sortir des schémas diplomatiques traditionnels. Une
capacité qui manque terriblement aujourd'hui à l'Europe. Dans ses relations
avec la zone
méditerranéenne et moyen-orientale, la politique de l'Union
européenne peut être principalement caractérisée par trois qualificatifs :
division, attentisme, prise de risques inconsidérés. Au-delà de déclarations de
principes, l'UE partage en réalité peu d'analyses communes sur le bon mode de
relations avec ses grandes régions frontalières. En Irak comme en Afghanistan,
malgré un discours officiel et atlantiste de soutien, beaucoup hésitèrent, à juste raison, à suivre la politique interventionniste
américaine, d'autres le firent ; l'initiative française de l'Union pour la Méditerranée, qui fut
une bonne idée, fut coulée rapidement, principalement par l'Allemagne et
l'Angleterre. Il n'est pas sûr que Berlin et Paris partagent la même vision des
relations à la
Russie. Attentisme : aussi décontenancée que les États-Unis
face au surgissement du Printemps arabe, l'Europe réagit beaucoup plus
lentement que Washington, peinant encore à trouver des initiatives positives.
Prise de risques : l'intervention en Libye, au parfum de canonnière, apparaît
au contraire comme une prise de risque sur l'avenir. La tentation d'une
irruption très volontariste dans le complexe conflit syrien voit le jour...
Cette hésitation stratégique brouillonne et impuissante tient pour
l'essentiel au caractère hybride de l'Union européenne. Innovation politique
internationale majeure, L'UE reste difficile à se finaliser. Elle est bien
davantage qu'une simple alliance économique bien que, même dans ce seul
domaine, chaque pays veut rester en réalité souverain.
Sur un plan plus politique, l'UE n'est pas une fédération de pays, à l'image des États-Unis ou de la Russie. Les peuples
n'y sont pas prêts ou n'en veulent pas et le passage en force décrété par des
«élites» serait une très mauvaise solution. En proposant l'idée d'une «
confédération d'états souverains », Jacques Delors voyait certainement plus
juste mais ne résolvait aucun problème. Il faudra donc mettre beaucoup plus
d'imagination au pouvoir.
1ER JANVIER 2012 : L'EURO A DIX ANS !
Le contexte économique général complique encore l'affaire. La combinaison d'une
crise financière mondiale, d'une récession internationale et d'une crise
européenne de la
dette souveraine des états semble avoir saisi de surprise
l'ensemble des exécutifs de l'UE. L'Euro fêtera le 1er janvier ses dix ans.
Dans quel état ? Après une vingtaine de sommets et conférences internationales
diverses depuis le début de la
crise grecque, et l'annonce hebdomadaire d'un sauvetage
définitif, les différents gouvernements européens qui se sont littéralement mis
dans les mains de la
finance internationale et des agences de notation, peinent à
trouver une voie de sortie : ils doivent tout à la fois faire face à une
montée des égoïsmes nationaux, aux pressions internationales loin d'être
bienveillantes (l'heure est au «chacun pour soi», aussi bien du côté américain,
chinois ou russe), à une austérité vécue comme seule solution mais porteuse de
chômage massif et de vraies tensions sociales.
L'Europe, toutefois conserve trois atouts : c'est une forme qui
reste originale d'alliance entre pays ; c'est la 1ère zone de richesse du monde
; sa classe politique peut devenir intelligente. Car après tout, il n'y a pas
de fatalité ni de difficulté insurmontable. Et chaque crise peut faire surgir
des solutions originales... Oups !
Bonne année à tous !
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Posté Le : 29/12/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Pierre Morville
Source : www.lequotidien-oran.com