« Lorsqu'un jour
le peuple veut la vie, force est au destin de répondre » (Aboul Kassim Chabbi)
J'ai eu à visiter
Tounès trois fois, à quelques années d'intervalle. La ville évoque pour moi
l'Italie du Sud, celle du néo-réalisme. Tounès également,
Mexique et Inde réunis. D'abord une forte odeur de Mexique en été, le soleil
tapant à 37° à l'ombre. L'Inde ensuite, la circulation rappelant la Calcutta
des films hindous. Récit d'un voyage et d'un rêve. Le soir, au son des clapotis
des vagues, les cafés proches de la plage sont pleins à craquer. Chicha, Safia
(la Saïda locale) et Bouga menthe sont les consommations favorites des
estivants… Banlieue de Tounès. El Kram. Une scène éloquente. Une fillette d'une
dizaine d'années, avec une carrossa, qui vend du khobz ârbi aux passants
nocturnes parmi lesquels nombreuses sont celles bronzées, fardées et vêtues à
l'européenne. Dieu, que l'injustice a longue vie, après plus de 20 siècles de
christianisme, 14 siècles d'Islam et un demi-siècle d'indépendance. Tant qu'il
y aura encore des cosettes, il y aura encore des Bastilles à prendre. Et les
discours n'y changeront rien, pas même le code de statut de la femme le plus
avancé des pays de la Région en mal de révolution démocratique.
Ce que fut Tounès
et sa banlieue
Toujours la
banlieue. Quartier populaire où les gens ont construit de très modestes
logements, les briques s'observant à l'Å“il nu. Une architecture sommaire. Pas
de peinture. Pourvu qu'il y ait un toit. Nous sommes loin des constructions
fastes des quartiers résidentiels de la capitale. Une population vouée à la
débrouillardise, presque livrée à elle-même. Vente de figues de barbarie par
des enfants et des adolescents. Point de vacances. Scolarité laborieuse. Jetés
en pâture au monde des adultes avec moult difficultés pour dénicher un job…
Ici, la vie est réduite à sa plus simple expression. Quasi biologique ; quête
quotidienne de la survie. Ammi Saïd et Khalti Oum Hani, sa fidèle compagne,
figurent parmi ces gens partageant le même désarroi au quotidien. Avec un
stoïcisme et une patience défiant l'entendement humain. La foi aide beaucoup
dans ces cas-là. Khalti Oum Hani me tend, telle une offrande, un transistor
pour alléger mon ennui, dans l'attente d'un repas frugal. Une omelette avec des
tomates et du poivron doux. L'humilité à fleur de peau. Sur les hauteurs de
Sidi Bousaïd – magnifiques par ailleurs –, comme dans les profondeurs de la
Marsa, le même constat observable : la coexistence de deux mondes qui se
côtoient et s'ignorent. Tout comme le Tunis moderne et la vieille médina. La
même musique baigne les veilleurs ; partout celle d'Oum Kalthoum. Toujours elle
qui revient avec « Laylati » tel ce passé prestigieux où les musulmans bâtirent
une civilisation florissante. Quand donc guérirons-nous cette blessure
narcissique ? « El Imran », rirait Ibn Khaldoun dont la statue imposante – sans
être convaincante – trône dans la principale avenue de Tounès du nom d'un
certain Habib Bourguiba. A El Marsa, la tchi-thi locale est habillé made in
Europa, arborant ses Nike et s'exprime dans un français impeccable avec de
temps à autre des interjections bien tunisiennes du type « ezzahi ». Vers la
plage, les cafés se font de plus en plus populaires et moins cher. Là, Choukri,
un jeune Tunisien, m'accoste me prenant pour l'un de ses anciens professeurs.
Il m'expliqua qu'après son bac lettres, il fut happé par la vie d'adulte ;
après divers menus travaux, il prit conscience des arnaques du monde du
travail. Il me souvient qu'il s'en prit crûment au régime qui « à trois heures
du matin vous sort du lit » (sic). Il me parla également de la solidarité qui
s'organisait dans les quartiers pour venir en aide aux familles les plus
démunies… Le pauvre aide le pauvre. La solidarité horizontale. A Halq el oued,
une sorte de front de mer oranais. Un coin où affluent les « chichistes »
(fumeur de chicha), tabac aspiré dans une sorte de calumet. La rencontre avec
Sami, un matelot. Le personnage typique des pays méditerranéens : gouailleur,
prêt à la plaisanterie et à s'évader dans des discours axés sur les plaisirs de
la vie. Un hédoniste à l'état pur. A peine débarqué d'Argentine après quatorze
jours de mer, il se précipite au restaurant où il commande moult plats épicés
avec des côtes de « allouch », du mouton au bon goût. Sitôt fini, il se dirige
vers un café spécialisé en chicha. S'ensuit avec lui une discussion autour de
ses aventures sindbadiennes. Panne en haute mer où il crut sa dernière heure
arrivée. J'observai chez lui la même angoisse existentielle que chez beaucoup
de jeunes… El Kram. Ali y travaille dans la protection civile. « La situation
en Tunisie n'est pas celle décrite par les discours, journaux et TV ; il y a
beaucoup de jeunes au chômage », me dit-il. Chose évidente observable ailleurs
dans les pays voisins où l'immolation devient un mode désespéré d'expression.
La société réelle se distingue toujours de celle légale. Situation classique et
devenue hélas récurrente. « Beaucoup de jeunes ne rêvent que de partir en
Europe. Pour ne plus revenir. Harrag et clandestin que mahgour dans son pays !
Les autorités françaises notamment mettent d'énormes obstacles pour délivrer
les visas. Tout marche par relations, même pour avoir du poisson frais ! »…
Le gérant d'une boutique de téléphone,
visiblement découragé, lâche : « L'Etat ne nous aide pas suffisamment ». A ses
yeux, les deux maux les plus flagrants sont l'imposition de plus en plus
croissante et le problème des « relations sans lesquelles on ne peut rien faire
dans ce pays ». Antienne déjà entendue sous nos cieux. Il m'a ensuite
longuement entretenu des lourdeurs administratives – que nous appelons
bureaucratie – accouplées à la rachoua et la maârifa. Ce soir- là, le raïs fait
son one-man-show à la télé. Il lit de façon monocorde un discours manifestement
préparé à son intention ; l'apparent look de jeune premier n'empêche pas
d'avoir en permanence les yeux rivés sur ses notes. Si la femme occupe une
partie de la scène du fait d'un statut libéré et d'une combativité observable
par endroits, ainsi que l'unité linguistique constituent des atouts avec un
certain dynamisme économique – tourisme et petit commerce (alimentation
générale, pâtisseries, cafés…– et une industrie naissante, il y a aussi un
civisme urbain non feint au contact des gens. Quant à la petite lucarne, elle
reste désespérément inondée, comme la nôtre, de feuilletons égyptiens ; l'appel
ostentatoire aux « stars » du grand frère d'Orient exaspère de plus en plus les
citoyens comme les chanteurs locaux. Je préférais quant à moi les sons de la
musique des fêtes des proches quartiers (el aârs); ce qui me rappelait alors
que j'étais bien à Tounès. Il y avait là déjà les ingrédients pour un
mécontentement populaire à même d'ébranler le régime caractérisé, à tout le
moins, par un fort autoritarisme qui n'est tempéré par aucune balise. Je me
surpris un soir à rêver. Au silence imposé, les clameurs au loin des foules
débarrassées de leur peur quasi atavique pour se libérer de ses chaînes, le
jasmin embaumant soudain Tounès…
En attendant la
démocratie, déjà un rêve de liberté…
La foule se
faisait menaçante. Tel un grondement de tonnerre dans un ciel apparemment
serein, elle se pressait près de la porte immense du palais présidentiel. Les
forces de l'oppression, au service du régime, tentaient de réduire au calme
cette masse compacte. Formant une chaîne solidement tissée par des bras nourris
à dessein, les séides et autres sbires repoussaient la foule qui devenait
singulièrement dangereuse. Du haut de son palais, lieu d'exercice du pouvoir,
le tyran épiait à la dérobée le peuple venu avec l'intention d'abattre son
régime devenu odieux. Il fallait être sot pour y songer ; lui, l'omnipotent et
l'inconditionnel ami des pays occidentaux. Arborant cet air d'ennui hautain
qu'affectionnent volontiers les gouvernants prétentieux du monde entier, il
songeait à l'incommensurable fortune amassée par ses proches. Immobilier,
foncier, commerce de gros, association avec de grandes sociétés européennes de
distribution, sans compter le trafic d'influence attaché au nom et les
innombrables prises illégales d'intérêt. De quoi dynamiter les régimes les plus
têtus, même s'il a doté ses affidés du parti unique et autres milices dévouées
à sa personne de formations et d'armements lourds pour un petit pays pacifique.
Tout au long de son règne, il ordonnait l'incarcération de tout opposant réel
ou supposé, intellectuel ou universitaire livrés à la spéculation sur son
régime tout à son apogée dans le pillage. Le népotisme érigé en mode de
gouvernance. Né des flancs de l'Etat policier, il ne pouvait que se soumettre à
ses instincts et réflexes d'ancien militaire. Même affublé du titre pompeux de
général, il n'avait mentalement qu'un grade subalterne. Démocratie, Etat de
droit, alternance au pouvoir, droits de l'homme… clamait la rue qui rêve
d'équité entre les citoyens par l'instauration d'un système fondé sur l'égalité
de chance de tous à accéder au pouvoir. Quelle saugrenue idée ! Lui pensait à
mettre à exécution la peine de mort. Fallait-il le faire à grande échelle sur
les grandes places du pays pour que ces « gueux » et autres roturiers
comprennent tout le bien qu'il voue à son Tounès ? Il lui fallait les mater.
Point n'était besoin pour lui de recourir au dialogue avec ses administrés qui,
pensait-il, ne comprenaient que le langage du bâton. Combattre les idées de ces
sots en les embastillant ou les contraignant à l'exil. Les réprimer jusqu'à ce
que mort s'ensuive... Il regardait ses sbires contenant à peine une force
déchaînée par la dégradation de son niveau de vie, de l'absence de perspectives
d'emploi, des bruits incessants sur l'enrichissement indu de « la famille » qui
n'est pas révolutionnaire pour deux sous, mais devenue révolue depuis quelques
jours. Quelques « têtes brûlées », pensait-on en haut lieu, au paroxysme de
l'excitation. Pouvait-on être aussi inconscients pour imaginer la chute du
régime. Sa chute ! Lui nanti de fortunes diverses, d'une armée à ses ordres et
d'une armada de policiers prêts à se muer en snipers ! Dommage qu'il ne pouvait
mettre en place une dynastie. Son nom à perpétuer tout au long des siècles.
Après tout, ses voisins préparaient activement la leur. Fils ou filles, frères
ou soeurs, femmes. Peu importe. Un impressionnant patrimoine a été constitué ;
pour le faire fructifier, il fallait perpétuer le système par progéniture
interposée, voire par proches parents. Au Maghreb, comme au Moyen-Orient, c'est
la règle. Pourquoi ferait-il exception ? Le tout est de laisser croire, par une
bonne mise en scène, que cette situation de corruption généralisée et
d'enrichissement illicite n'est pas de son fait. Qu'il s'agit de son entourage.
Qu'il n'y est pour rien…
Un jour, alors qu'il venait de se réveiller,
il fut mis au courant de l'immolation du jeune Mohamed Bouazizi. Le désormais
martyr de la révolution démocratique du jasmin. Pour quelques légumes et
fruits. Sans emploi, il fut spolié de son unique « outil de travail », le
désespérant à jamais. Qu'il repose à jamais en paix ! Par son geste
irrémédiable, il a permis à la jeunesse tunisienne (maghrébine ?) de jeter la
peur par-dessus bord et de libérer son pays de l'omerta. Erreur fatale du
régime aux abois, tirer sur un convoi funéraire. L'instinct policier l'emporta
sur le souci d'apaisement. La sagesse n'est pas le propre de nos gouvernants ;
ils ont fait de la violence leur monopole et leur bouclier. La culture et
l'intellect les insupportent plus que tout au monde…
Les chars sillonneront une nouvelle fois le
pays, la police secrète fera le reste. Arrêter le peuple de jeunes qui gronde
de jour en jour.
Les forces de l'ordre au service du système
honni ne purent stopper cette foule nombreuse. L'élan de s'émanciper de ses
bourreaux est plus fort. La tyrannie devait cesser d'une manière imminente, les
promesses du chef n'ont plus d'emprise sur des consciences juvéniles habituées
jusqu'ici à la résignation. La population n'a que ses chaînes à perdre, elle
les traînait depuis trop longtemps déjà. Elle avait désormais tout le pays à
gagner. Certes, après quelques tentatives de révolte avortées par le passé.
Certes, avec les caciques du régime encore en place.
Cette fois, le chef lui-même se mouilla ;
habituellement, il se contentait d'instruire son chef de la sécurité dressé à
l'effet de briser ce genre de manifestations. Cette fois, les renseignements
recueillis par ses agents qui quadrillent le pays à longueur d'année sont
formels. C'est sérieux. Le régime risque de vaciller. Et adieu son règne et
celui de sa famille… Car enfin, que veulent ces jeunes ? Du travail ? Mais,
dans tous les pays du monde, il en manque. La liberté et la démocratie ? Quelle
impudence ! Pour lui, c'est un luxe que de croire que les citoyens sont égaux.
Il ne pouvait, pensait-il, s'accommoder des fantasmes de son peuple. N'avait-il
pas l'appui des principales puissances du monde qui lui proposent même une
coopération de nature policière ?
L'heure était grave. Ainsi, nonobstant les
medias acquis à sa personne, les séides à son service n'ont pas réussi à faire
passer ses messages et sa propagande. A situation catastrophique, une réplique
ferme et solennelle, pensait-il. Rien n'y fit. Ses derniers brefs discours
sonnèrent le glas de son régime. De la pure mise en scène dictée par des
gourous en communication et autres publicitaires.
Le limogeage du gouvernement et son départ
annoncé du pouvoir ne firent qu'attiser la colère du peuple au paroxysme de
l'impatience. Même l'armée ne jurait plus fidélité à son chef. Elle refusait
d'être instrumentalisée pour tirer sur le peuple dont elle est issue. Il ne
pourra plus ainsi mettre en coupe réglée le pays, ni ordonner un bain de sang.
Ses propositions de réforme résonnèrent chez les jeunes comme un ultime
affront. Mensonges pour eux que ces paroles vaines.
Comme le laboureur de La Fontaine, il sentit
son heure venue. Il réunit sa progéniture et proches parents. Quitter le pays
devint le seul vrai casse-tête pour eux. Le leitmotiv du jour d'après la
révolution des émeutiers. Certains d'entre-eux ne purent sortir ; d'autres,
dont le chef lui-même, sortirent en catimini par la petite porte de Tounès et…
de l'Histoire. Même ses amis occidentaux ne voulurent pas de lui, sans doute
même ses collègues des pays voisins, craignant la contagion du soulèvement
populaire. Ils le préféraient loin d'eux. L'ombre du shah d'Iran plane. Les uns
et les autres ne souhaiteraient pas lui prêter main-forte. Trop dangereux pour
leurs personnes et leurs régimes. Et leur patrimoine accumulé à force de
spoliation et de corruption. Chacun pour soi au royaume des tyrans. Que
peuvent-ils faire face aux peuples déchaînés ?
L'évidence s'imposait. La révolution gronde
dans la rue. Comment résister à l'instinct de revanche du peuple longtemps
brimé ? Il ne se passa pas un instant sans qu'on lui rapportât une information
sur le soulèvement grandissant. La rue voulait sa tête et le pouvoir.
Pacifiquement. Par la seule volonté. Il se rendait compte, au fur et à mesure,
qu'il était déchu. Que sa fin était proche au pouvoir. Alors, seule la fuite…
Sans doute qu'avec l'énergie du désespoir qui a changé de camp, il tenta de
manigancer un plan avec l'état-major de son armée afin de stopper l'élan de ces
zélés qui osaient s'attaquer à lui. Mais sur le terrain, ses affidés militaires
et policiers se rendirent compte de la débâcle, malgré l'assiduité de leurs
exactions. Réprimé depuis longtemps, le peuple était capable de dévorer sa
chair et de boire son sang (comme disait ma mère, « nèchroub demhoum ». Averti,
le chef prépara précipitamment son avion pour s'envoler. Sans destination précise.
Le salut était dans la fuite. Le danger était réel. Déjà, une partie de sa
famille était loin.
Tel un cri d'une bête blessée à mort, le
vrombissement de l'avion sonna définitivement le glas de son régime. Mais son
système était encore là, avec son cortège de caciques et de mercenaires à sa
solde. Ainsi fut déchu du pouvoir l'un des occupants indus et illégitimes de la
région qu'on nomme habituellement le Maghreb où pullulent encore nombre de
bailleurs de pouvoir qui cherchent à nous vendre de la démocratie résiduelle.
De la marchandise frelatée. Le peuple de jeunes de Tounès saura-t-il séparer le
bon grain de l'ivaie ?
Amis Tunisiens, ne vous laissez pas spolier
votre victoire par les caciques et les tenants de l'ancien système. Vous vous
rendriez service et deviendrez un exemple vivant démontrant que les régimes
despotiques dominés par le népotisme et la gérontocratie ne sont que des tigres
en papier… Ennemis de leurs peuples, craignez la colère juvénile !
Déjà, un grand
poète Tunisien, Aboul Kassim Chabbi déclamait ces vers à méditer :
« Tu es né libre
comme l'ombre de la brise Et libre telle la lumière du matin dans le ciel.(…)
Pourquoi accepter
la honte des chaînes ?
Pourquoi baisser
le front devant ceux qui t'ont enchaîné ?(…)
Allons,
réveille-toi, prends les chemins de la vie Celui qui dort, la vie ne l'attend
pas ».
* Avocat-auteur
algérien
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Posté Le : 20/01/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ammar KOROGHLI *
Source : www.lequotidien-oran.com