Algérie

Trop droit pour un pays qui fonctionne de travers



La mission de réformer la justice était entre de bonnes mains. Rien que le fait de confier une telle tâche au professeur Mohand Issad, émérite avocat et professeur agrégé en droit international, connu pour son sérieux, son intégrité, et perfectionniste à souhait, représentait un gage et une garantie que le chef de l’Etat était «sérieusement engagé» sur la voie de la réforme. Le professeur Issad était donc l’homme qu’il fallait pour donner toute sa crédibilité à la démarche. Ce fut le cas. La commission qu’il avait présidée travaillera d’arrache-pied avant de remettre un rapport en bonne et due forme pour «une justice de qualité». Le document est depuis mis sous le coude. Me Issad, décédé jeudi dernier à Paris, est parti avec l’énorme déception de constater, dix ans après avoir diagnostiqué le mal de la justice algérienne et en préconiser les réformes, que rien n’a été fait ou pas grand-chose.
En 2009, le défunt confiait d’ailleurs à El Watan : «Je pense que nous n’avons pas progressé. Sur certains fronts, je pense même que nous avons régressé ; il y a beaucoup de signes annonciateurs d’une régression très inquiétante. Je ne ferai que citer des faits rapportés par la presse, qui ne sont pas forcément à l’image de la réforme que nous avons préconisée.» Le professeur Issad qui a désespéré de voir une justice algérienne de qualité avait décidé de ne plus en parler. Mais les événements l’ont fait sortir de son silence. Il s’est dit interpellé et choqué par «le fait qu’on avait traîné un enfant de cinq ans devant un tribunal». «Vous imaginez un enfant de cinq ans dans les locaux de la police, en train d’être interrogé par un policier, ensuite au parquet pour qu’il soit interrogé par le procureur de la République avant de le renvoyer au tribunal ' Il y a de quoi traumatiser à vie l’enfant. C’est très grave ! Le plus grave encore est que je n’ai pas entendu de réaction par rapport à cela. Admettons que le magistrat se soit trompé, il aurait dû être rappelé à l’ordre par sa hiérarchie». Pour le défunt, le mal de la justice est «partout !». Il se situe, selon lui, «dans l’Etat, dans les rouages de la justice et dans la hiérarchie.» Ce qui est inquiétant, estimait-il, «c’est qu’on constate des dérives et on ne voit pas, en revanche, de réaction violente de la hiérarchie quand cela est nécessaire». Quand il s’agit de dire vrai, Mohand Issad ne mâche pas ses mots. Questionné une fois sur le sort du rapport de la commission de la réforme de la justice, agacé il répondra sèchement : «Posez plutôt la question à Bouteflika !».
C’était une manière de dire que lui il a fait son travail… Il restait à l’autre d’accomplir le sien. Mais dans un autre entretien accordé à un confrère, le professeur de droit international soutenait, en parlant de la situation de la justice, que Abdelaziz Bouteflika «en est certainement responsable mais pas tout seul, il y a des institutions qui partagent cette part de responsabilité». Sa probité, son professionnalisme et sa droiture feront qu’il sera appelé une nouvelle fois, suite aux événements du printemps noir, à enquêter sur l’assassinat de 123 jeunes en Kabylie.
Il conduira l’enquête avec brio avant de rendre un rapport, sans complaisance, au chef de l’Etat qui l’avait chargé de la mission de faire la lumière sur cette tragédie. Le professeur Issad avait déblayé le terrain pour ouvrir des pistes d’enquêtes sur les responsabilités des uns et des autres. Mais encore une fois, son travail est rangé dans les tiroirs. Et neuf ans après, en 2010, il tire ses propres conclusions sur la question. Il dira dans une interview à El Watan week-end qu’«il ne faut pas se faire d’illusion, l’affaire est assez sensible. C’est une affaire politique. Si on gratte dans le dossier du printemps noir, on peut aller très loin. Pour cette raison, les politiques pensent qu’il serait plus sage de tourner la page comme le cas des fusillades d’Oran et de Constantine en 1986. Ce sont des dossiers douloureux dans l’histoire de la nation. Les politiques ne sont pas près de les rouvrir». En somme, les deux missions délicates qu’a eu à mener le défunt Issad, n’ont pas connu la lumière et l’issue que le défunt souhaitait. Il est décédé avec ce pincement au cœur d’un homme de droit qui n’a pas vu la justice rendue.
 


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