Algérie - Béjaïa

Triq Es Soltane (l’itinéraire du roi)



Triq Es Soltane (l’itinéraire du roi)
Il y a tout juste mille ans, en 1007, naissait dans le Hodna, au pied du Djebel Taqarbouzt, la Dynastie Berbère des Hammadites. Dans un milieu quasiment désertique, le royaume de la Qalaâ des Beni Hammad allait faire naître une brillante mais éphémère civilisation, qui allait rayonner sur tout le Maghreb.

Soixante années après sa naissance, les souverains de ce royaume prospère durent transférer leur capitale des Hauts-Plateaux du Hodna vers les montagnes kabyles de Béjaïa, fuyant devant les essaims dévastateurs des Beni Hilal et des Beni Solaïm. Du Djebel Mâadhid jusqu’au Mont Gouraya, c’est une longue route parsemée de caravansérails et de forteresses que durent emprunter les émirs et leurs populations pour une formidable migration, qui a duré des dizaines d’années, créant au passage une autoroute médiévale baptisée Triq Essoltane.

Dans leur migration, les Hammadites utilisaient l’ancienne voie romaine qui reliait les Hauts-Plateaux sétifiens à Saldae (Béjaïa) par Bordj Bou Arréridj, Medjanna, Bordj Boni, Ighil Ali, Tablast, actuellement Allaghane, avant de longer la vallée de la Soummam jusqu’à la mer. C’est ce trajet que nous avons tenté de refaire avec un rétroviseur braqué sur le passé. A mesure que la voiture quitte les mornes plaines des environs de Msila pour grimper vers le Maâdhid, on a l’étrange impression de se retrouver dans le sud des Aurès. C’est le même paysage de montagnes rocailleuses et de ravins tapissés de verdure qui rappellent les célèbres gorges du Ghouffi. En nous arrêtant pour contempler ce paysage, où cohabitent le vert tendre du laurier rose et le jaune des montagnes schisteuses, notre chauffeur, voyant surgir sur le flanc des collines semé de cactus, des maisons de pierres sèches coiffées de tuiles romaines, s’exclame : « Tiens, on se croirait en Kabylie ! » Pour des Bougiotes partis en pèlerinage sur les terres de la première capitale des ancêtres, le lien est vite fait. Nous traversons la ville de Bechara, qui paraît très animée en cette fin de semaine, avant de voir surgir au loin le fameux minaret de la mosquée de la Qalaâ.


Un vestige séculaire

Au pied de cet immense vestige de 25 m qui vous contemple du haut de ses dix siècles d’histoire, nous sommes tout de même saisis par une certaine émotion. La tour est tellement haute, qu’on a de la peine à la faire rentrer dans l’objectif de l’appareil photo. On ne se lasse pas d’en faire le tour et de la contempler sous tous les angles. Plus on la contemple, plus elle nous paraît familière : ces pierres sèches et cette architecture austère ressemblent à toutes ces maisons kabyles qui parsèment les flancs familiers des Bibans. En plus grand, bien sûr. Les vestiges de la Qalaâ étant situés plus hauts que les villages du Maâdhid, aux alentours, il n’y a que quelques bergers gardant stoïquement leurs troupeaux de moutons sous un soleil de plomb. Au bout d’une heure de visite, l’un des bergers, un vieux monsieur coiffé de son chapeau de paille, s’approche discrètement. Nous profitons de l’occasion pour engager la conversation. Disponible et avenant, notre homme s’avère être un ancien gardien qui a travaillé 35 ans sur le site de la Qalaâ. Amar Ferahtiya, 68 ans, est intarissable sur le sujet. Une vraie mine d’or. A l’ombre de l’immense minaret, cet homme, qui n’a jamais été à l’école, nous raconte ce qu’il a appris à force de côtoyer les chercheurs et les archéologues. « Le site de la Qalaâ des Beni Hammad s’étend sur 7 km. Cette tour est dotée de 131 marches. Sa hauteur initiale est de 30 m, mais elle n’en a plus que 25 après sa restauration », dit-il. « Cette montagne que vous voyez là-bas, c’est le Djebel Taqarbouzt. Elle culmine à 1418 m d’altitude. La Qalaâ avait trois portes d’entrée : Bab Ledjnane, Bab Laqwas et Bab Djeraoua. Elle était entourée de remparts et elle comprenait quatre palais dont il reste aujourd’hui quelques vestiges », nous explique-t-il.

L’ombre d’Abu Yazid

Assis à l’ombre de la tour, nous écoutons Ammi Amar nous parler longuement de la naissance du royaume, de la guerre entre Zirides et Hammadites, du révolté Kharidjite Abou Yazid, l’homme à l’âne, qui est mort en 935, cerné au sommet du Taqarbouzt, du sultan Ennacer qui a construit le palais du Manar pour la princesse Bellara dont il était tombé amoureux fou, et puis des huit émirs qui se sont succédé à la Qalaâ depuis sa fondation par Hammad Ben Ziri. Il s’agit, dans l’ordre, d’ El Qaïd, de Mohcene Ben El Qaïd de Bologhine, de Nacer Ben Alennas, le fondateur de Béjaïa, de Mansour le fondateur de Mansoura à Tlemcen, de Badis Ben Mansour, d’El Aziz Ben Mansour, puis de Yahia, le dernier prince hammadide qui a quitté la Qalaâ en 1152 après la défaite contre les Almohades. A écouter ce vieil homme assis dans la poussière, l’histoire, tout à coup, prend un sens. Elle devient palpable. Il vous parle de guerre entre Berbères Zenata et montagnards Sanhadja, comme s’il s’agissait de la rivalité qui oppose les Chnawa du MCA aux supporters de l’USMA. On n’a même pas besoin de fermer les yeux pour voir ces décombres froids de la Qalaâ s’animer, reprendre corps.

Cette ville grouillante, peuplée d’artisans remarquables, de poètes, d’architectes, de paysans et de savants, revient à la vie l’espace d’un instant fugitif. A notre grand regret, notre guide est obligé de nous quitter pour rassembler ses brebis, qui ont profité de la leçon d’histoire pour s’éparpiller à travers champs.

Notre visite se poursuit plus à l’Est où subsistent d’importants vestiges du Palais du Manar construit au dessus des gorges de Oued Fredj, à même la falaise. Devant l’état de total abandon dans lequel se trouvent ses murs antiques, qui ont traversé les siècles, on est pris d’un profond malaise. Les pans de mur qui s’effondrent et les brèches qui se créent n’ont jamais été restaurés. L’état de ruine des vestiges rend la visite très dangereuse. Il n’y a, apparemment, dans tout le Maghreb, que l’Algérie pour s’offrir le luxe de cracher sur un site classé patrimoine mondial par l’Unesco dès 1980, pour le laisser à la merci des prédateurs et des vandales. Cet abandon de la Qalaâ des Beni Hammad est révoltant. Partout, des traces de construction et des vestiges là où l’œil se pose. Les fouilles ont été apparemment délaissées depuis De Beilié, l’archéologue français à qui on doit l’essentiel des connaissances sur la Qalaâ.

Nous n’avons pas le temps de faire le tour du site. Il nous faut quitter la fournaise du Hodna, avant l’heure fatidique où le soleil assomme même les chameaux, en faisant la promesse de revenir un jour faire plus ample connaissance avec ce haut lieu de l’histoire. Ne pouvant faire comme les Hammadites qui, probablement, empruntaient des sentiers de muletiers en allant droit vers le nord, on se résout sagement à reprendre l’asphalte vers M’sila. Thamsilt, comme disent encore les Kabyles de l’ancienne génération.

De la montagne vers la plaine

Sur la route de Hammam Dhalaâ, beaucoup de semi-remorques immatriculés 06. Rien d’étonnant quand on sait que cette route est celle du ciment. Des allers et venues qui rappellent les caravanes qui faisaient ce même chemin, il y a dix siècles. Les matériaux de construction ont toujours été un problème épineux. Dans sa fuite vers les rivages sécurisants de la Kabylie, l’émir Ennacer avait obligé chaque famille émigrée à transporter au moins une pierre à chaque voyage, sous peine d’amende. Après la ville d’El Mhir, il y a le fameux passage des Portes de Fer. Un détroit stratégique qui assure, depuis la nuit des temps, le passage de l’Est vers l’Ouest, de la montagne vers la plaine. Les Romains l’ont toujours contourné, préférant passer par Auzia (Sour El Ghozlane) et éviter ainsi les guet-apens et embuscades des tribus de la région. Les Portes de Fer ou Détroit des Bibans s’appelle en réalité Taggurt, (la porte), pluriel : Tiggura. Il y a deux portes : Tammezyant, la petite et Tameqrant, la grande. L’appellation actuelle, que les Français ont reprise, vient de l’arabe Bab et Bibans. Pour le fer, certains disent que c’est à cause des mines de fer qu’il y avait dans ces montagnes. D’autres avancent l’idée que ce sont les Turcs qui ont donné ce nom à ce passage où ils ont toujours été obligés de baisser leurs armes et de payer un péage aux Ath Abbès qui en assuraient la garde. Nous franchissons ce fameux passage juste pour la forme puis nous revenons sur nos pas pour prendre par Bouqtone ; nous franchissons l’oued du même nom. Cette route mène jusqu’au plateau de Boni en passant par Ath Rached et Ferracha. Selon les anciens de la région, c’est cette route qui a toujours été empruntée pour aboutir à la Qalaâ des Beni Abbès.

La Qalaâ des Beni Abbès a été bâtie sur le modèle de celle des Beni Hammad. Position stratégique, accès difficile, portes gardées et muraille tout autour. Même le nom du plus haut sommet, Taqarbouzt, a été copié sur l’original et importé. Au départ, c’est un Fort hammadite lié à la Qalaâ des Beni Hammad qui avait pour mission de garder le fameux passage des Bibans, ainsi que la vallée de la Soummam. Pendant des siècles, des troupes stationnées à la Qalaâ se sont relayées pour assurer le passage des Bibans, jusqu’à ce que le khalifa Mokrani, dont le fils M’hamed allait soulever le nord de l’Algérie avec Cheikh Aheddad en 1871, ouvre définitivement ce passage aux Français en 1833. A propos de la Qalaâ, certains historiens, comme Paul Wintzer, affirment que les Hammadites ont d’abord occupé la Qalaâ des Beni Abbès qui s’appelait alors la Qalaâ de Ouanougha, avant de s’installer à Béjaïa. Ceci est très probable, d’autant plus que lorsque Béjaïa est tombée aux mains des Espagnols en 1510, les émirs hafsides de Béjaïa se sont repliés à la Qalaâ des Beni Abbès.

La halte de Si Moh U M’hand

A la Qalaâ des Beni Abbès, nous avons rendez-vous avec Mourad Mebarek, un architecte qui a fait sa thèse sur l’urbanisme particulier de cette vieille forteresse. Nous arrivons de nuit à la Qalaâ. A Tajjmaâth n’Tazaïart, Mourad est en train de discuter avec quelques amis sous la pleine lune qui donne un aspect fantasmagorique au paysage de murs effondrés de l’ancienne capitale des Ath Abbès. Au bout de deux heures de discussion à revisiter l’histoire, nous sommes invités à la maison dite « Akham Gu’Ahchaïchi ». C’est une vieille maison berbère où, mis à part l’électricité, rien n’a changé depuis plus d’un siècle.

Un véritable musée avec sa cour pavée, asqif, adaynine, taârichth, ichvouyla et même un authentique coffre berbère superbement sculpté. Cette maison, où nous reçoit très gentiment Menzou Djamel affairé à griller des sardines, a appartenu à Abderrahim Mokhtar, présumé né en 1882. Ce monsieur, dont un portrait jauni est accroché à la poutre maîtresse de la maison, avait pour ami un certain Si Moh U M’hand. Chaque fois que le célèbre barde partait vers Tunis, il s’arrêtait à Qalaâ chez son ami Ahchaïchi. On nous apprend, par ailleurs, qu’une fois, Si Mohand a séjourné plus d’une année sous ce toit. Comme quoi, l’histoire a quelques fois de ces clins d’œil. Mourad nous apprend que ce qui est particulier avec les maisons de La Qalaâ, est le fait de posséder trois portes et trois cours qui donnent les unes sur les autres. Passé le premier portail, la cour intérieure est réservée aux khammass et aux gens de passage, la deuxième porte donne sur une cour réservée aux invités et aux amis, alors qu’au-delà de la troisième et dernière porte, seuls les membres de la famille y sont admis.

Mourad vit depuis longtemps à Brême, en Allemagne. Il se définit d’abord comme Brêmois, puis comme Kabyle, ensuite comme Algérien, puis comme Allemand. Autant dire que culturellement, il a autant d’entrées que les maisons de ses aïeux. Les gens de La Qalaâ sont très hospitaliers et, en général, très instruits. Aujourd’hui, cette cité qui fut un jour prospère au point d’être comparée à Tunis, ne revit plus que pendant les vacances ou les week-ends, lorsque les familles installées dans les grandes villes du pays reviennent au bercail.

La route qui relie Bordj à la Kabylie par Ighil Ali va bientôt être reclassée route nationale.

La circulation automobile est infernale sur une RN26 encombrée par les poids-lourds. A force de s’étendre le long de la route, les agglomérations ont fini par se coller les unes aux autres. Les portions de route vierges d’habitations commencent à se faire de plus en plus rares. Pourtant la Vallée de la Soummam n’a été habitée que depuis la colonisation française et, plus précisément, après la défaite de 1871, ce qui a permis à la France de construire les premiers villages européens comme Tazmalt, Akbou, Sidi Aïch et El Kseur.

Un voyage de mille ans

Moulay Ennacer, le fondateur de Béjaïa a installé des populations sur, toutes les montagnes qui entourent son royaume, ainsi que des postes de vigie sur les points culminants. Ces vigiles communiquaient entre eux à l’aide d’un système de miroirs le jour et de feux la nuit, pour se transmettre des messages. Un système repris plus tard, par les sultans de la Qalaâ des Beni Abbès et même par El Mokrani. Beaucoup de ces villages, que l’on voit aujourd’hui sur la rive sud du Djurdjura, les flancs des Bibans et des Babors, ont été créés à l’initiative d’Ennacer et d’El Mansour. C’est l’une des raisons pour lesquelles on retrouve aujourd’hui, la majorité des villages kabyles occupant des crêtes et des sommets inexpugnables.

A l’entrée d’El Kseur, nous marquons une petite halte symbolique à Tiklat. Chaque jour, des milliers d’automobilistes passent à quelques mètres des prodigieux vestiges de cette ville occupée successivement par les Berbères puis par les Romains, ensuite par toutes les dynasties qui ont eu à régner sur la région, sans s’arrêter et sans même se douter de leur existence. Les citernes romaines, que l’on retrouve aujourd’hui sur une petite colline qui surplombe la route, ont souvent servi de forteresse pour diverses armées, y compris celle du rebelle Takfarinas, le célèbre prince berbère qui s’est soulevé contre Rome en l’an 17 après J. -C.

Ces citernes, au nombre de 15 et qui pouvaient renfermer une réserve d’eau de 15 000 m3, ont souvent changé de vocation au cours des siècles. Sur le bas côté de la route, le maquis a presque complètement recouvert les ruines de l’antique ville de Tubusuptu (Tiklat), fondée par une colonie de vétérans de la légion romaine sous le règne d’Auguste. Ce site, qui peut attirer des milliers de touristes chaque année, s’il était pris en charge et revalorisé, est, malheureusement, dans un état d’abandon total depuis des lustres.

Partis d’Ighil Ali à 7h, il nous faut un peu plus de trois heures pour rallier Béjaïa. Après Bir Slam, le puits antique où les pèlerins faisaient leurs ablutions avant de partir pour La Mecque, la ville apparaît adossée au monumental Gouraya.

Plutôt que d’achever notre périple par la Porte Sarrasine (Bab El Bahr) qui servait de porte de sortie vers la mer, nous choisissons de passer symboliquement par la vieille ville et Bab El Fouka, l’une des portes antiques de l’ancienne cité hammadite, pour boucler la boucle. C’est, paraît-il, par cette porte qu’entrait le sultan. Assis sur son trône, il faisait face à ceux qui entraient dans la ville le jour des foires, des fêtes et de l’arrivée des caravanes.

La circulation à Béjaïa, en cette fin de mois d’août, demeure difficile et les principaux carrefours de la ville connaissent des embouteillages homériques. La cité est envahie par les touristes. La plupart de ces touristes viennent justement de ces Hauts-Plateaux de Sétif, Bordj et M’sila, accomplissant un voyage qui a débuté il y a mille ans. En effet, cela fait dix siècles que Béjaïa est leur port et leur principale porte vers la mer.


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