Algérie

Tribune - Tous coupables



«Arrête ! Que l'enfant vive!» s'écrie-t-elle, se dressant, affolée, les bras au ciel, au moment où le sabre va s'abattre pour couper l'enfant en deux. Extraordinaire histoire !Deux mères, un seul enfant, l'autre étant mort, étouffé sans doute. Chacune des deux mères est intimement persuadée, en toute bonne foi, que l'enfant est le sien. Chacune des deux le réclame pour elle, pour elle seule. Il n'y avait pas alors de test ADN, aussi le roi Salomon, pour mettre un terme à leur dispute, décide-t-il que l'enfant sera coupé en deux et que chacune en aura une moitié. L'une ne bronche pas. L'autre se lève et crie, elle veut que l'enfant vive, et pour cela elle renonce à lui. L'amour est chez elle plus fort que le désir. In extremis, son geste et son cri arrêtent le sabre. Force est d'admettre que nous ressemblons beaucoup plus à celle-là qu'à celle-ci, prisonniers que nous sommes de nos désirs, de nos désirs de possession.
Nous Occidentaux, nous voulons l'Ukraine à nos côtés, dans notre zone d'influence, la Russie veut exactement la même chose, l'Ukraine à ses côtés, dans sa zone d'influence.
Aucun des deux camps ne renonce, aucun des deux camps jusqu'à présent n'a crié « arrêtons ! Que l'Ukraine vive ! », alors le glaive du destin s'est abattu sur l'Ukraine. Celle-ci est coupée vivante, en deux, sous nos yeux, de notre fait. Cela fait presque 6 mois que le supplice dure.
Propagande contre propagande, en Russie les opinions dissidentes sont sévèrement réprimées, chez nous, elles sont méprisées, ignorées, rejetées.
Le résultat est le même, celui d'une détermination collective sans faille, de part et d'autre. Nous sommes convaincus de notre bon droit et de la justesse de notre cause. L'avalanche de sanctions, la surenchère d'armes, l'escalade de dollars nous semblent aller de soi. Fut-ce au prix des destructions et des horreurs que, comme au spectacle, nous suivons en direct au jour le jour. Nous nous croyons innocents. Toute la faute étant russe, le seul et unique agresseur étant la Russie. Est-ce si sûr ' Est-il utile de refaire toute la généalogie du conflit pour avoir des doutes sur notre si complète innocence ' Camus, dans ‘La Chute', fait dire à l'un de ses personnages : « quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie » Comme tout aphorisme, il est sibyllin, elliptique, radical, mais il dit vrai. Être libre c'est être responsable de ce qu'on fait, et donc, en cas de mauvaise action, c'est en être coupable ou complice, et c'est être conscient de sa propre part de culpabilité. Un groupe de citoyens libres peut former un peuple libre, et donc responsable de ce qu'il fait, et donc coupable puisque l'histoire des peuples est pleine de mauvaises actions. Un tel peuple peut atteindre à la démocratie. Que nous en sommes loin ! Nous encourageons les Ukrainiens à se battre, nous vantons leur héroïsme, nous leur demandons explicitement de « se sacrifier pour nos valeurs », en plaçant en tête de ces valeurs la liberté et la démocratie, et nous ne voyons même pas notre part de culpabilité dans ce sacrifice ! Et nous ne voyons même pas que si nous étions véritablement libres et démocratiques nous ne leur demanderions pas de se sacrifier ! Qu'il est difficile de vivre un événement et de l'analyser en même temps, à fortiori quand il s'agit d'un événement aussi dramatique que celui-ci ! Raison de plus pour s'y essayer. La bible et Camus nous y aident. Car la bible et les grands romanciers, tel Camus, voient les hommes tels qu'ils sont. Car ils nous décrivent tels que nous sommes. Sachons sortir de l'enfermement du désir. Sachons admettre notre part de culpabilité. Sachons trouver la voie - et la voix - de la « vraie » mère, de la mère par l'amour. Sachons crier « que l'Ukraine vive ! ». Il n'est pas trop tard.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)