Algérie

Trader, banque, gros sous et indécence


On n'a jamais autant parlé de marchés financiers que depuis qu'a éclaté l'affaire dite de la fraude au sein de la Société Générale. Joli cocktail : cinq milliards d'euros de pertes (plus deux milliards en raison des crédits hypothécaires risqués), un jeune homme de 31 ans accusé de tous les maux et présenté tour à tour comme un « calculateur diabolique », un « terroriste », « un jeune homme timide » sans oublier « un pirate informatique génial », cette dernière description étant destinée, communication de crise oblige, à aller de pair avec celle de « piètre spéculateur ». En clair, un employé indélicat, talentueux en hacking mais nul en trading. L'explication paraît bien mince... Il y a plusieurs manières d'évoquer ce scandale. Je passerai très vite sur le traitement médiatique très déférent auquel ont eu droit les dirigeants de la Société Générale, notamment dans l'actuellement très agité quotidien du soir. Certes, cela n'a pas duré et les doutes et critiques l'ont vite emporté mais il faut simplement espérer que ce n'est pas parce que l'Elysée a sonné la charge contre la direction de la banque, ou que la BNP et le Crédit Agricole sont en embuscade pour dépecer leur concurrente, que certains confrères se sont réveillés... En fait, j'aimerais d'abord vous livrer quelle fut la première réaction que j'ai recueillie après l'annonce de la fraude. C'est celle du patron d'une petite entreprise installée dans la région parisienne. Huit employés, un chiffres d'affaires fluctuant et une bataille permanente contre les clients qui paient leurs factures à 120 voire 180 jours. Régulièrement, ce patron doit solliciter sa banque pour régler les salaires en attendant que l'argent qui lui est dû entre enfin dans les caisses. Je vous laisse le soin d'imaginer les conditions de quasi-usure que son banquier lui impose. Et je vous laisse aussi deviner quels furent ses mots en apprenant que la « SG » permettait à un gamin de s'amuser avec 50 milliards d'euros pour finir par en perdre le dixième. Cinquante milliards d'euros : c'est le produit intérieur brut du Maroc ! J'imagine aussi la réaction de celui ou celle qui, pour un découvert de 100 euros, reçoit mises en garde et lettres recommandées. Un monde à deux vitesses, assurément. Il fut un temps où l'on expliquait aux étudiants et au grand public que la Bourse était au service de l'économie. Qu'elle la finançait en répondant aux besoins des acteurs économiques (banques, entreprises, Etat et collectivités locales). A ce besoin de financement, on s'empressait toutefois d'adosser le besoin de liquidité, ce qui impliquait que ceux qui entraient sur le marché boursier devaient avoir la possibilité d'en sortir aussi vite qu'ils le désiraient en vendant leurs titres. Et c'est là que se justifiait l'existence du spéculateur. Sans lui, pas de prise de risque. Personne pour dire « j'achète » ou « je vends », c'est-à-dire personne pour mettre de l'huile dans les rouages et donner de l'oxygène au marché. Aussi imprécise et angélique qu'elle fut, cette définition de la Bourse était plus ou moins réelle malgré quelques krachs retentissants comme ceux de 1929 ou de 1987. Et puis, est venu le temps « de la création de valeur », c'est-à-dire, pour ne pas vous embrouiller l'esprit, le diktat des actionnaires et des progressions des bénéfices à deux chiffres. Le financement de l'économie, la bonne vieille réponse aux besoins des entreprises, ne sont plus que bla-bla scolaire gentillet. Comme pour l'immobilier dans de nombreux pays du Golfe et désormais aussi au Maghreb, la Bourse c'est d'abord et avant tout une affaire de spéculation. Et qui dit spéculation sous-entend affranchis et gogos. On peut se frotter aux marchés, on peut même y gagner beaucoup d'argent mais à condition de faire partie des premiers. Je me méfie des banques et de leur propagande. Je m'en méfie encore plus quand elles prétendent régner sur la Bourse car cela signifie qu'elles emploient l'argent de leurs déposants dans une sphère essentiellement spéculative. Ce n'est pas étonnant si les salles de marchés sont emplies de jeunes gens qui n'ont pas toujours la capacité de juger et jauger ce qu'on leur demande d'accomplir. Ils sont une main-d'oeuvre taillable et corvéable, non pas par la contrainte, mais par l'appât du gain. Qu'un trader de trente ans, qui spécule sur des produits qui n'ont absolument aucune utilité économique (je force le trait mais c'est volontaire) puisse ne gagner en un an « que » 100.000 euros — c'est ainsi que l'on a présenté l'employé de la Société Générale pour bien faire comprendre qu'il s'agissait d'un « petit » - quand une infirmière en fin de carrière dépassera difficilement les 20.000 euros annuels témoigne bien des « valeurs » de notre temps. D'ailleurs, les bonus distribués dans les salles de marchés ne sont pas qu'une indécence, ils sont aussi une hérésie économique en ce sens qu'ils privilégient le court terme et, donc, la prise de risque totale au détriment d'une stratégie à long terme. On me dira, avec un sourire de mépris sur les lèvres, qu'il s'agit là d'un raisonnement de marxiste attardé ou d'altermondialiste en mal de doctrine. J'assume et je suis d'autant plus à l'aise que même la bible des affaires, le Financial Times, demande que salaires, bonus et primes distribués dans les banques soient plus sévèrement encadrés. Oui, je n'ai guère de sympathie pour les banques parce qu'elles sont « un accident qui attend d'arriver » pour reprendre l'expression de Martin Wolf, le célèbre chroniqueur du « FT ». Et ma défiance est d'autant plus marquée qu'elles n'ont pas leur pareil pour privatiser les gains et mutualiser les pertes. Elles le font vis-à-vis de l'ensemble de la sphère économique quand par exemple elles en appellent à l'Etat et à l'argent du contribuable pour venir à leur secours mais elles le font aussi dans leur propre périmètre. Si jamais vous passez par La Défense, allez du côté des tours de la Société Générale. A leur pied, vous trouverez sûrement des syndicalistes en train de distribuer des tracts appelant à plus de transparence et plus d'équité dans la répartition des bénéfices. Et, encore une fois, en lisant et en entendant ce qui se dit sur ce scandale, répétez-vous ceci en guise de clé de compréhension : les banques savent mieux que quiconque privatiser les gains et mutualiser les pertes.
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