Algérie

Tous Ces mots qui ne seront pas dits



Le Sila de cette année n'aura pas lieu. Pour garder le lien entre écrivains, éditeurs et lecteurs, Liberté ouvre ses colonnes et leur donne la parole...Par : MAISSA BEY
ROMANCIÈRE
"Ressentir, écrire, décrire et déplorer ce manque. C'est un peu comme si quelque chose d'essentiel allait manquer à nos vies. Nos vies d'écrivains et nos vies de lecteurs. Nos vies d'hommes et de femmes en quête d'échanges, de contacts, de mots à dire, à écouter et d'idées à débattre."
Cette année, la vingt-cinquième édition du Salon international du livre d'Alger ne se tiendra pas. Comment écrire sur un événement qui n'aura pas lieu ' Sur des rencontres qui ne se feront pas, des conversations que l'on n'aura pas, des visages que nous ne reverrons pas ' Sur quel mode ' Sur le mode nostalgique ' Sur le mode pragmatique ' Il me faut d'abord dire, au risque de ne faire que répéter ce que tous les autres auteurs et acteurs du monde littéraire, sur ces mêmes colonnes, ont dit avant moi, et parce qu'il s'agit aujourd'hui de survie, nous en sommes tous conscients, il faut dire la détresse du monde de la culture : celle des éditeurs, des imprimeurs, des distributeurs et des libraires, de toute cette chaîne sans laquelle, nous, auteurs, nous ne serions pas.
Cet état d'urgence absolue que l'on ne veut pas leur reconnaître. Au-delà des retombées immédiates de la fermeture des lieux de culture pendant le confinement, l'annulation du Salon du livre d'Alger, pour des raisons sanitaires, aura des conséquences à long terme sur la production et la diffusion de la littérature algérienne.
Mais je voudrais écrire sur un manque qui n'est pas seulement le mien.
Ressentir, écrire, décrire et déplorer ce manque. C'est un peu comme si quelque chose d'essentiel allait manquer à nos vies. Nos vies d'écrivains et nos vies de lecteurs. Nos vies d'hommes et de femmes en quête d'échanges, de contacts, de mots à dire, à écouter et d'idées à débattre. Pourtant, nous devrions être habitués maintenant, depuis tout ce temps, je veux dire depuis ces quelques mois où nous avons vécu isolés, séparés. Séparés des nôtres, souvent.
Souvent privés de tout ce qui jusqu'alors semblait aussi naturel, aussi indispensable que l'air qu'on respire, et qui l'est toujours, évidemment, mais dont on nous dit qu'il faut le reléguer à présent au rang des préoccupations secondaires : la présence des proches, les mots des autres, les rires, l'insouciance et la merveille des jours, les repas partagés, les fêtes et les moments de communion.
Cette année, la 25e édition du Salon international du livre d'Alger ne se tiendra pas. Ah, comme j'aime cette majuscule au mot Livre ! Cela lui confère une majesté qui lui va très bien ! Célébrer le livre, les livres, tous les livres. Parce qu'ils contiennent en eux tout ce qui nourrit l'homme, oui, au risque de faire ricaner certains, je dis bien "nourrit" !
Pendant dix jours (seulement dix jours, diront les esprits chagrins, mais c'est toujours bon à prendre dans un pays où se tiennent si peu de rencontres littéraires souvent considérées comme subversives, et où si peu de gens se hasardent à franchir le seuil d'une librairie ou d'une bibliothèque, nous le savons tous), pendant dix jours d'un automne ensoleillé et chaud, comme le sont très souvent les automnes algériens, ce sont les livres qui sont mis au centre de la vie culturelle des Algériens, et pas seulement des Algérois.
Parce que les lecteurs, les visiteurs du Salon, viennent de toutes les régions d'Algérie ! Ils convergent par milliers (plus d'un million de visiteurs, nous dit-on !) vers le Palais des expositions des Pins maritimes. Un palais pour servir d'écrin au livre, rien que cela ! C'est là que les festivités se tiennent. Car il s'agit bien de fête. Ici, tous en conviendront, le rapport au livre devient ludique, joyeux, coloré, bruyant, familial. Comment le dire autrement lorsqu'on voit toutes ces familles qui viennent en bus, en taxi, en métro, en voiture, affrontant des heures d'embouteillages pour passer l'après-midi et parfois la journée dans les allées du Salon '
Ces enfants qui courent sur l'esplanade sous le regard des mères bien décidées à profiter d'une journée hors des murs de la maison, ces odeurs de grillade et de barbe à papa, ces vendeurs à la sauvette qui proposent des jouets made in China, ces jeunes gens installés sur les escaliers qui mènent aux halls d'exposition et qui ne détournent pas les yeux au passage des jeunes filles qui, elles, font semblant de ne pas entendre les mots avec lesquels on les apostrophe. Ceux-là n'ont, il faut en convenir, qu'un rapport ? comment dire ' ? lointain avec le livre. Mais ils participent à la fête, et leur présence, au fil des années, contribue à poser le décor, à casser la solennité, voire pour certains la sacralité qui trop souvent accompagne le mot "livre".
Ce rapport direct avec le lecteur est pour nous, écrivains, essentiel
Mais il y a les autres. En premier lieu, ceux que j'appellerai les habitués. Ceux qui préparent leur journée au Salon depuis des mois, qui ont des listes, un budget, des programmes dans lesquels ils ont coché les lieux et les horaires des rencontres auxquelles ils veulent assister, les jours de présence des auteurs en dédicace, et qui vérifient fébrilement leur téléphone pour s'assurer qu'il est bien chargé pour pouvoir prendre des photos avec leur auteur, pas forcément celui qu'ils ont le plus lu, mais celui dont on parle le plus, photos qu'ils s'empresseront de poster sur facebook.
Il y a les familles avec enfants, poussettes, ballons et provisions. À la recherche de livres scolaires ou de livres-jeunesse illustrés et qui essaient tant bien que mal de résister aux assauts de leur progéniture, partagés entre le désir de céder (pour la bonne cause) et celui de préserver leur pouvoir d'achat. Ou bien encore les étudiants qui foncent sur les stands des livres importés pour y chercher l'outil indispensable à leur sujet d'études, introuvable ailleurs.
Puis les flâneurs, qui arpentent inlassablement les allées, que l'on voit passer et repasser devant les stands, sans même s'attarder pour regarder, feuilleter, ni même s'intéresser à la couverture d'un livre. Ils s'arrêtent quelques instants pour écouter quelques bribes d'un débat entre écrivains sur l'écriture avant de reprendre leur déambulation, comme si leur seule présence suffisait à leur donner l'impression de participer à la vie culturelle du pays à moindre frais. Ils respirent l'atmosphère des lieux, et qui sait ', s'en imprègnent et finiront un jour peut-être par franchir le pas.
Je pourrais ainsi continuer longtemps à décrire toutes celles et ceux que j'ai pu observer au cours de mes nombreuses journées de présence au Sila depuis des années. Et même raconter des anecdotes qui me restent en mémoire au bout de toutes ces années. Mais j'ai surtout envie de parler les lecteurs, de nos lecteurs. De celles et ceux qui n'ont que cette occasion pour rencontrer l'écrivain(e) dont ils ont découvert et aimé les livres, qu'ils suivent depuis longtemps, et qui, fidèlement, reviennent chaque année pour pouvoir échanger quelques mots avec celui ou celle dont ils se sentent proches et dont les mots font résonance en eux.
Intimidés ou volubiles, ils veulent échanger, raconter, parfois se confier, et souvent demander des conseils pour entrer à leur tour en écriture. (Salut à toi, F. , étudiante de Batna, qui l'année dernière a pris le bus à 5h du matin pour pouvoir faire dédicacer tes livres, et qui est repartie aussitôt pour ne pas rater ton bus de retour. Si tu lis ces lignes, tu te reconnaîtras ! Je te salue et te dis à l'année prochaine... peut-être !).
Ce rapport direct avec le lecteur est pour nous, écrivains, essentiel. Il se joue au moment même de l'écriture. At the very instant, disent les Anglais. Il est indispensable. Il nous permet, à nous, auteurs, de percevoir l'écho des mots que nous assemblons sur la page, au coeur de notre solitude. Il y aura, il y a donc nécessairement, frustration.
Pour les auteurs comme pour leurs lecteurs. Mais également pour ceux, et ils sont nombreux, qui attendaient ces moments d'échange et de partage que sont les rencontres autour de la littérature mondiale et des courants d'idées qui agitent notre époque. Je pense notamment aux nombreux débats programmés chaque année et qui sont pour tous des moments d'enrichissement et de confrontation d'idées auxquels le public est invité à participer. Parce c'est aussi cela le Salon du livre : la parole qui circule, qui se délie, la parole qui dit l'autre, le semblable et le différent.
Voir et entendre des auteurs venus d'un peu partout dans le monde n'est possible, pour la plupart des Algériens, que dans le contexte du Salon du livre. Voir "pour de vrai", comme disent les enfants, un écrivain prix Nobel de littérature, le Chinois Mo Yan, représente pour ceux qui l'ont vécu un moment exceptionnel. Découvrir, par le biais des auteurs invités, d'autres horizons, d'autres cultures, d'autres façons d'appréhender le monde, ne peut qu'être salutaire à plus d'un titre.
En premier lieu parce que nous avons, ici et pas seulement maintenant, une définition assez biaisée de la notion même de débat. Laissons de côté l'unanimisme auquel on nous convie à longueur de temps et d'émissions télévisées. Oublions également cette volonté de faire taire les voix dissidentes, les voix qui dérangent parce qu'elles remettent en question cet unanimisme, parce qu'elles bousculent l'ordre que l'on veut imposer, souvent par le recours à des procédés indignes d'un Etat de droit. Mais... mais, je m'égare...
Ne parlions-nous pas de littérature ' Des littératures ' Mais la littérature, la vraie, n'est-elle pas, précisément, le lieu du dire ' Le lieu d'une parole singulière, donc unique ' Et souvent réfractaire '
Cette année, le Salon du livre n'aura pas lieu.


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