Qui mieux que Chaykh al-Akbar Ibn Arabi pour nous raconter les péripéties de cette extraordinaire ascension spirituelle de deux hommes sur le chemin de la sainteté : Sidi Abdeslam Tounsi et Yahia Ben Yuggan !
- L'un de mes oncles maternels, écrira-t-il dans Futuhat II- p. 18, fut de ces ascètes zuhhâd; il régnait sur Tlemcen et se nommait Yahia Ben Yuggan (es-Senhadji).
Un jour tandis que ce saint homme (Sidi Abdeslam Tounsi) allait dans Tlemcen entre Agadir et la ville moyenne, mon oncle le roi de Tlemcen Yahia B. Yuggan entouré de sa suite et de sa cour le rencontra. On lui dit : - Voici Abou A. al-Tounsi, le dévot de notre époque !». Le roi retint les rênes de son cheval pour s'arrêter et salua le vieillard qui lui rendit son salut. Le roi, qui portait de somptueux vêtements, lui demanda : - Ô chaykh, m'est-il permis de faire la prière avec ces vêtements que je porte ?» Le vieillard éclata de rire : - De quoi ris-tu lui demanda le roi ?». Il répondit : - De la petitesse de ton entendement, de ton ignorance de ton âme et de ton état ! Rien ne te ressemble plus que le chien qui se vautre dans le sang d'une charogne et la dévore (dans toute son immonde répugnance), mais lève, en revanche, la patte quand il (urine) pour ne pas se souiller. Tu m'interroges au sujet de tes vêtements alors que tu es responsable de toutes les injustices que subissent tes sujets !» Le roi fondit en larmes, descendit de cheval et renonça à cet instant à son royaume. Il se mit au service du chaykh; ce dernier l'hébergea durant trois jours. Puis vint le trouver avec une corde et lui dit : - Ô roi, les trois jours d'hospitalité prescrits sont écoulés; lève-toi et va ramasser du bois»
Dans Bighyat er-Rowad (op. cité) en II° Section, Yahia Ibn Khaldoun rapporte les précisions suivantes : - Le prince de Tlemcen Abou Zakaria Yahia Ben (Yuggan) es-Sanhadji fut dirigé dans la voie de la vraie piété par le chaykh A.M. Abdeslam Tounsi. Ce dernier lui ordonna, conformément à la règle des mystiques, d'abandonner les honneurs mondains, de porter sur son dos une charge de bois et de se présenter ainsi à son palais, (el Qasr el-Qadîm)) au milieu de sa cour.»
Reprenons le texte d'Ibn Arabi : - C'est ainsi qu'il ramassait du bois, le portait sur sa tête et se rendait au marché où les gens en le voyant pleuraient. Il vendait son bois, prenait de quoi se nourrir et distribuait le reste aux pauvres.»
- A partir de ce jour, ajouta Y. Ibn Khaldoun, le prince s'adonna à la vie ascétique et atteignit le rang des saints dont le peuple implore (l'intercession auprès de Dieu)». Le maître aurait même dit à son disciple : «A présent tu es plus digne d'adresser à notre Seigneur une prière en ma faveur, que moi de le faire pour toi; car tu t'es détaché des biens de ce monde, sacrifice que je n'ai jamais eu à faire !»
Selon Ibn Arabi, le vieux chaykh avait l'habitude de dire aux gens qui venaient le trouver pour qu'il intercède en leur faveur auprès d'Allah : - Adressez-vous à Yahia Ben Yuggan; c'est un roi qui a renoncé à son royaume. Si Dieu m'avait soumis à une telle épreuve, peut-être n'aurais-je pas abandonné mon royaume !»
Nous sommes donc «en présence d'un cas spectaculaire de Tawba, de conversion soudaine et inattendue, une prise de conscience brutale qui ébranle l'individu et le conduit à une totale métamorphose de son être». Avec le dialogue du prince et de l'ascète nous retrouvons «un des cas les plus familiers de l'hagiographie universelle : confrontation dramatique et transformation instantanée du pécheur»
A dater du moment où le prince de Tlemcen se mit au service de chaykh Abdeslam Tounsi «il ignorait sans doute les étapes innombrables qu'il aurait à traverser et les périls de la Voie à surmonter !» Le vieux dévot accorda d'emblée une grande attention à ce néophyte; il l'initia aux pratiques du mysticisme en mettant à son service son savoir et sa science. Le prince demeura longtemps aux côtés de sidi Abdeslam. Il endura toutes les épreuves, passant d'un maqqam (station), à un autre encore plus pénible.
Il sollicitait constamment son maître spirituel pour «ouvrir la porte du pressentiment de la Vérité et l'urgence d'y parvenir - chaque fois qu'il prenait conscience de l'abîme qui l'en séparait - et de l'impuissance à en franchir le seuil par ses propres moyens, sans le secours de son guide ! Ce dernier, patiemment, lui «faisait acquérir une dimension supplémentaire, laquelle conférait profondeur et élévation aux rites - jusque-là accomplis depuis son enfance par le prince- ainsi qu'une compréhension élevée des cinq piliers de la Sagesse !» De la sorte, grâce à Sidi Abdeslam Tounsi, le savant qui «appartenait à l'élite des hommes spirituels », Abou Zakaria Yahia Ben Yuggan es-Senhadji, le roi berbère deTlemcen, - qui n'avait jamais auparavant manifesté de penchant pour la piété et l'ascèse- finissait de se distinguer par son «aspiration spirituelle !» En gravissant, l'un après l'autre, les marches du Tasawwuf, il parvenait à découvrir que «la Voie est le passage de l'hypocrisie naturelle à la sincérité spirituelle, pour finalement atteindre le rang de la sainteté !» Dans la petite mosquée er-Rahma d'el-Aubbad, il vécut sevré du patrimoine soufi sans cesse enrichi des leçons de son maître qu'il assistait, veillant à le servir dans le respect et l'affection jusqu'au jour où Dieu le rappela à Lui : Abou Mohammed Abdeslam Tounsi rejoignit, le coeur léger et l'âme sereine, sa demeure éternelle le 22 Octobre 1131. Il fut enseveli puis enterré par son disciple, sur les lieux même où il rendit son dernier souffle, dans Mesdjid er-Rahma !
«Après la mort de son chaykh, Abou Zakaria Yahia Ben Yuggan es-Senhadji se mit à voyager en dévot à travers les campagnes, écrira Y.Ibn Khaldoun !» Conformément aux voeux du Tassawwuf, «il accomplissait sa Siyaha afin de se pencher sur les secrets des hommes et du monde il possédait deux vieilles chamelles qui le nourrissaient de leur lait !»
Il arriva qu'une fois «son maître lui apparut dans un songe et lui dit : - Comment, Yahia, depuis que tu t'es éloigné de nous tu n'es point revenu visiter notre tombeau !» Il comprit que Dieu dans son immense miséricorde lui faisait comprendre, pour la première fois, qu'Il lui octroyait le pouvoir d'accéder «au secret du savoir caché», celui auquel son chaykh l'avait initié : il sut que sa fin était proche - et qu'Allah, le Très Haut Voulut qu'elle ait lieu à Tlemcen ! Il y revint et y mourut deux mois après son retour en 536 H. (1141- 1142); il fut enterré à côté du tombeau de Sidi Abdeslam Tounsi, dans ce Mesdjid er-Rahma si bien nommé, d'autant qu'ici et nulle part ailleurs, Sidi Abû Madyan Choaïb -qui connaissait les lieux pour y avoir enseigné, «riche d'intelligence mystique et couronné d'illuminations spirituelles, choisit d'y reposer de son dernier sommeil».
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Posté Le : 03/04/2017
Posté par : soufisafi
Photographié par : Hichem Bekhti
Source : Texte de Omar Dib