Algérie

TLEMCEN - Il y a cent ans, la grande «Hidjra»



TLEMCEN - Il y a cent ans, la grande «Hidjra»
A un moment où l'Algérie était entrée en pleine ère coloniale marquée par la fin de la lutte historique menée par le héros national l'émir Abdelkader et les chefs des insurrections populaires, le mouvement d'exode ou la ‘'hidjra''demeure un événement majeur, un épisode-clé situé dans une période charnière de l'histoire de la lutte en Algérie, à l'aube du XXe siècle. Après l`échec de la résistance militaire du héros national l'émir Abdelkader et les insurrections populaires, ce moment historique demeure une date importante marquant le début d`une mutation nouvelle, celle-ci, qui va faire réagir la population durement éprouvée économiquement et aussi, du fait des privations de droits sous l'emprise des colons qui n'avaient d'autres objectifs que de conforter leur empire. Ce moment de l`histoire souvent décliné par nos historiens a pourtant mobilisé tout le pays pour être même considéré comme fondateur de l'autre forme de résistance, celle-ci politique, qui va entraîner un vaste mouvement de l'opinion nationale. Au plan politique, il a mobilisé l'énergie d'une grande partie de la population, inaugurant les premiers balbutiements d'une nouvelle étape de lutte avec une vision des problèmes avant la revendication nationale.
La ‘'hidjra'' fut un instant révélateur de l'évolution politique en Algérie au cours duquel le mouvement intellectuel et politique a commencé à prendre de l'importance en se frayant le chemin de la prise de parole. Deux courants vont ainsi dominer la scène, faisant réagir en même temps les conservateurs et les jeunes évolués de la nouvelle dynamique culturelle et politique considérés comme modernistes, parmi d'une part, les hommes de foi (foqaha) conservateurs et, d'autre part, les élites émergentes de la génération des jeunes diplômés bilingues, de l`intelligence du temps, avec leur double culture , admirateurs de Ibn Khaldoun , al-Farabi, Ibn Rochd ( Averroés ) mais aussi de Montesquieu, Rousseau, Spinoza… Ce moment de contestation- refus fut un des principaux évènements de l'histoire politique algérienne, au début du XXe siècle. Il fut une riposte contre les inégalités et l'injustice instrumentalisés par les colons et aussi temps de mobilisation où pointe déjà la naissance d'une nouvelle période à un moment où la population, dans son état général, était au stade du désespoir, incapable de s'exprimer, et cela, en raison de la politique du ‘'néant humain'' et de déligitimation infligée aux ‘'indigènes'', ‘'cette race autochtone considérée comme telle , jusqu'à nouvel ordre'', commentait, avec une sorte de mise en garde, le juriste , journaliste et homme politique Bénali Fekar (1872-1942) dans sa conférence auprès de la société de géographie de Saint-Nazaire (France) , en 1905. La politique de l'indigénat dont le code promulgué en 1881, confinait les Algériens dans la marge, leur réservant un sort humiliant d'une domination par les armes, enfin, par l'exclusion. Après une longue guerre aux côtés de l'émir Abdelkader, la vieille cité de Tlemcen offrait certes, l'aspect d'une ville sinistrée et les habitants ne pouvaient rester passifs figés dans leur angoisse de l'à-venir. Partout, la société musulmane avait l'esprit focalisé, au même moment, sur les grands problèmes posés par l'Europe et ses visées, voire l'annexion de la Bosnie-Herzégovine, les guerres balkaniques, les protectorats français et espagnols au Maroc, la guerre italo-turque en Tripolitaine… Et aussi, par le mouvement panislamique et les succès des JeunesTurcs qui revitalisaient partout le moral des Musulmans. La ‘' Hidjra'' ou l'exode était provoquée par le projet encore dans l'air pour l'enrôlement militaire des Algériens (Le décret ‘' Messimy'', établissant la conscription pour les indigènes, fut définitivement promulgué le 3 février 1912). D'une réalité frustrante, cet épisode de l'histoire coloniale fut annonciateur du début d'une forme de résistance-refus, à contour politique. L'évènement sera catalyseur puisqu'il allait impliquer, pour la première fois, la nouvelle génération de l'élite dans la formulation des premières revendications de droits et des libertés. Devant une situation difficile plombée par les colons, les habitants n'entrevoyaient d'autre forme de résister ou de s'exprimer que de s'exiler, l'acte de l'exil étant classé dans la catégorie des ‘' Ibadât ‘', c'est-à-dire comme un acte d'adoration .
La juridiction spéciale impliquée par le fameux code de l'indigénat suscitait toutes sortes de rancoeurs, rendant inéluctable une situation devenue aussi une lutte sourde du peuple qui, depuis la colonisation, faisait le terreau à une mobilisation. Ravivé par la ‘'Hidjra'', le sentiment nationaliste était là pour prendre le relais et stimuler, au-delà des revendications politiques de l'élite politique de la première génération, le départ d'une nouvelle stratégie visant cette fois-ci, la libération. Ce moment historique fut marqué par la naissance de la première intelligentsia moderniste identifiée pour la première fois, par Jules Ferry, sous le nom de ‘‘Jeunes-Algériens''. Sous l'inspiration des Jeunes-Turcs (parti politique national révolutionnaire et réformiste en Turquie), le corps composé par la nouvelle élite algérienne proposait des solutions politiques, quoique incertaines encore, face à l`intransigeance des colons. Imbus de culture à la fois arabe et occidentale, ces jeunes de pensée moderne et, de part la modernité qu'ils souhaitaient incarner, étaient surtout préoccupés d'école et d'éducation. Ils justifièrent le mérite d'une réflexion critique allant au coeur des facteurs qui ont contraint le pays à sa colonisation, estimant que la seule alternative à la libération était le savoir et les sciences comme alternative à la lutte contre la colonisation qui n'est pas une fatalité. Rêvant d'une Algérie des Lumières, ils misaient, à long terme, sur un projet humain d`évolution -libération du pays.
Tlemcen, cette antique cité, habitée par ‘' de vieux civilisés'', écrit le professeur William Marçais dans son rapport sur la conscription, fut longtemps dans son passé au cœur de l`histoire culturelle, événementielle et politique, avec souvent aussi de dramatiques moments de résistances rapportés par les historiens du moyen-âge arabe tels Aberrahmane Ibn Khaldoun, Abou Abdellah Et-Tanessi… Prospère avec Fès, Aghmat… cette vieille cité fut, déjà au VIIèmesiècle, capitale du Maghreb sous le roi kharédjite Abou Quorra al-Ifrini dont le royaume s'étendait de l'Océan atlantique aux Golfes des Syrtes. Elle était connue comme étant aussi la région qui a vu émerger des personnalités prestigieuses appartenant au passé maghrébin, tels Tarik Ibn Ziad, le généralissime conquérant de l'Espagne musulmane en 711, Abdelmoumen Ben Ali b. Aloua (1128-1216), unificateur du Maghreb au XIIe siècle sous le règne des Almohades, Yaghmoracen, fondateur de l'Etat central au Maghreb, sous les Zianides (1236-1556) … Elle a ainsi occupé une place intellectuelle importante avec ses célèbres médersas ‘' et-Tachfiniya'', ‘'al-Yacoubiya'' , ‘'Ouled al-Imam'' …

Cette vieille capitale maghrébine s'était, dans le passé, déjà inscrite dans l'histoire des Résistances en Algérie, subissant les épreuves de moments difficiles face aux hégémonies mérinides, espagnoles et ottomanes. Parmi les grandes dates de son passé, l'on retient les tentatives hégémoniques des Mérinides (XIVe s), lointains cousins berbères des Zianides, les ‘'zénata(s)'', qui lui feront endurer un siège unique de plus de sept années, causant la mort d'une grande partie de sa population. En 1553, le sac de la ville par les troupes espagnoles conduites par le gouverneur d'Oran, le comte d'Alcaudète, causant des pertes estimées à plus de deux mille morts, selon Marmol Caravajal, chroniqueur espagnol (1520-1600). En 1554, les Ottomans, venus bouter les espagnols, se sont emparés de la cité après une farouche et sanglante résistance armée… En 1656, une rébellion visant son indépendance fut réprimée de façon sanglante par l'Odjak de la hiérarchie turco-administrative et militaire. Durant la conquête coloniale, Tlemcen devenait le dernier bastion de la résistance de l'émir Abdelkader jusqu'à son occupation définitive, en 1842. Dans la stratégie politico-militaire de l'émir Abdelkader, Tlemcen occupait une place importante, c'est ce qui ressort des échanges entre lui et le général Bugeaud, au moment de la signature du traité de la Tafna, le 30 mai 1837: « Avez-vous ordonné de rétablir les relations commerciales avec Alger et autour des villes, demande le général Bugeaud, car les Français ne peuvent rester bloqués dans les villes. Pas encore répond l'émir Abdelkader, j'ai l'intention de la paix lorsque vous m'aurez mis en possession de Tlemcen, sinon je ne vois pas la nécessité de faire la paix ? Ce ne serait qu'une trêve».
A l'entrée des troupes fran-çaises, en janvier 1842, Tlemcen présentait l'aspect d'une ville comme frappée d'un séisme avec, partout, des ruines béantes et des amoncellements épars. Une bonne partie de la population avait fui vers le Maroc, à Fès, notamment. La cité Idrisside était depuis déjà longtemps devenue une terre d‘accueil des ‘'Ahl tilimsan ‘' (Gens de Tlemcen), déjà très nombreux, établis depuis des siècles, avec des liens étroits que l'histoire a tissé entre les deux vieilles cités. Les chefs turcs au pouvoir à l'intérieur du Méchouar et de nombreux ‘'Coulougli(s)'' choisissaient, au même moment, de se réfugier à Tunis encore sous le pouvoir des beys de la dynastie des Hussaïnides (1705-1957). Certes, bien avant, des mouvements de mécontentement, à différents moments de son histoire, avaient motivé d'autres exodes, voire en 1746, sous le règne de Pacha dey d'Alger où les habitants devaient fuir au Maroc, évitant les représailles turques après le soulèvement des «Hadar(s)» et des ‘'Couloughli(s) et également, pendant la révolte orchestrée par les ‘'Derqaoua(s) ‘' à l'appel de Abdelkader Bou Cherif, appelant à la guerre sainte contre les Turcs (1821-1822).
Cette ville conservait toujours sa forte identité culturelle en raison de son passé qu'ont illustré les grands savants des XIIIe et XIVe siècles, qui ont établi sa réputation de cité de l'esprit , voir entre autres Al-Abili (né en 1281), le maître à penser d' Ibn Khaldoun, le métaphysicien Mohamed es-Sanoussi (1424-1485), considéré comme un ‘'Moudjadid'' (rénovateur), connu aussi pour sa grande œuvre théologale, la ‘'Akida'' (article de la foi) , Abdelkrim al-Maghili (1425-1501) fondateur de la première université à Kano , au Nigéria, Ahmed al-Maqqari ( 1578-1632 m. au Caire), auteur de la Grande encyclopédie, incontournable pour la connaissance de l'histoire de l'Espagne musulmane ‘'Nefh et-tib‘' (Parfums d' Andalousie)…
La ‘' Hidjra'' ou l'émigration des Algériens au Moyen-orient a pris, plus qu'ailleurs en Algérie, une importance particulière à Tlemcen. En 1891, la population protestait solennellement contre le projet de service militaire en montrant qu'il faisait fi de la notion de droits et des libertés. En 1908, ‘'Les notables envoyaient une protestation, en septembre 1908, accompagnée de 17 pages de signatures très serrées où ils annonçaient leur intention de quitter l'Algérie plutôt que de devoir supporter la conscription ‘'. (Source : L'Algérie révélée…p. 88, Gylbert Meynier). En 1908, l'homme politique, conseiller général de Nédroma puis élu délégué financier Si M'hamed Ben Rahal rédigea un mémoire contre la conscription prévue par le décret du député Adolphe Messimy et se rendit à Paris pour défendre sans succès sa position et ce, à la tête d'une délégation qui sera reçue par le président de la République.
Le dernier grand acte de la ‘'Hidjra'' de 1911 s'est joué après le prêche prononcé par le muphti de la grande mosquée, Djelloul Chalabi, dans lequel il déclarait ouvertement s'opposer au service militaire en rendant licite l'exode : «le pays étant devenu, selon ses arguments théologiques, une terre d'infidélité». Messali Hadj, alors âgé de quatorze ans, était parmi les fidèles qui ont assisté à ce prêche rendu un vendredi et qui sera suivi d'émeutes qui ont duré plusieurs jours. La ville grondait non sans contaminer aussi d'autres villes du pays ... C'est alors que des dizaines de familles s`en allèrent, quittant le pays sans espoir de retour ‘'même si quelques unes d`entre elles y retournèrent deux, trois années après, n'ayant pu résister aux dures conditions de vie qui les attendaient en Syrie et en Turquie ‘' (Memoires, Messali Hadj). Ce fut le cas, entre autres, de la famille du maître de la musique andalouse Ghaouti Dib, le grand-père de l'écrivain algérien Mohamed Dib et qui, de retour, était soumise à des interrogatoires, suspectée de complicité avec les mouvements panislamiques en agitation dans le monde musulman. ‘'Pendant les premiers mois de 1921 , un certain nombre de familles qui avaient émigré en 1910-1911, en guise de protestation contre le service militaire étaient revenues à Tlemcen. Ces gens étaient surveillés par la police, mais cela ne les empêchait pas de parler beaucoup du charme de l'Orient, de la force morale de la Turquie et du réveil du monde arabe. Ils racontaient par le menu détail la guerre de 1914 en Orient et mettaient en relief la force de l'Islam et la grandeur de son avenir. Ces émigrants appartenaient à presque toutes les familles de Tlemcen et, sans le savoir, ils propageaient ainsi l'espoir au sein de toute la population. Mes promenades dans le haut de la ville et la fréquentation du café ‘'Bensmaïl'' me permirent de rencontrer un certain nombre de ces émigrants. Je me liai d'amitié en particulier avec trois d'entre eux : Mohamed Dib, Djelloul Dib et Mohamed Badsi… Nos parents étaient persuadés, en effet, que le redressement de l'empire ottoman entraînerait la libération de tout le Maghreb'' (Mémoires de Messali Hadj ).
L'appel à la ‘'Hidjra ‘' rencontra non seulement un appui, mais également des oppositions de la part de dignitaires religieux embarrassés par la consultation (fatwa) rendue par le muphti de Tlemcen ; tel était le cas de Cheikh Larbi Tchouar (1848-1955) (3). En opposant son refus à la ‘'Hidjra'', il en appelait au repli sur soi pour ‘'éviter l'abandon du pays''. Dans le climat de discorde créé par la ‘'Fatwa'' et en raison de son avis opposé, ce dernier fit l'objet ‘' de jugements sévères et souvent aussi d'insinuations'', témoigne Messali Hadj dans ses mémoires. Le soufi Larbi Tchouar, affilié à la zaouiya des ‘'Derqawa-Hibriya'', voyait dans l'appel à la ‘'Hidjra'' une décision hâtive, dure de conséquences pour l'avenir du pays. Messali Hadj manifestait un grand respect pour ce personnage vénéré qu'il compare à un saint et bénéficiant d'une grande estime populaire. Dans sa posture, Larbi Tchouar (1848-1956), fervent soufi, s'en tenait lui-même à la consultation-fatwa rendue par son maître spirituel Cheikh al-Habri (m. en 1899) des Bani Znasan (Maroc oriental) par laquelle il recommandait à ses disciples la poursuite de leur combat en approfondissant leurs convictions religieuses par ‘'les prières, la solidarité et l'union'', l'Algérie étant , selon son avis religieux, considérée comme ‘' Dar al Islam''. C'est auprès de cet ascète réputé pour son austérité hiératique, mort à un âge biblique, que le jeune Hadji, futur leader nationaliste, fut placé par son père pour apprendre le métier de babouchier (Source : Mémoires de Messali Hadj, Lattès, Paris, 1998).
Larbi Tchouar a fondé, en 1919, à Tlemcen, la première succursale de la zaouia ‘'Alaouiya''. Il est l'auteur de la première compilation des sapiences (hiqâm(s) et poésies, publiée en 1937 à Damas, de l'œuvre du grand savant-mystique andalou originaire de Séville Sidi Abou Madyan Choaïb (1127 -1192), sous l'égide de Cheikh Mohamed Belhachimi tilimsani, maître de l'ordre mystique des ‘'Shadiliyya-derqawâ (né à Tlemcen en 1881, mort à Damas en 1961), auteur entre autres, d'une œuvre sur la ‘'Akida des Ahl Sounna''(Librairie Taraqî). La question de la «Hidjra» était déjà là, bien avant le prêche du muphti Djelloul Chalabi, puisque plusieurs départs étaient signalés, dont celui de Cheikh Yellès Chaouche, le ‘'moqaddam'' de la voie mystique, ‘'Târiqa Derquaouiya-hybriya'' qui quittait le pays à destination de la Syrie accompagné de vingt-cinq de ses fidèles. Cheikh Ahmed Yellès Chaouche dit «Benyellès», mort en 1958 à Damas, était un disciple préféré de Cheikh Mohamed Bouzidi de Mostaganem (m. en 1908), maître à penser de Cheikh Ahmed al-Alaoui ( 1874-1934), à qui il a confié la direction de l'ordre soufi des ‘'Derquaoua-Shadiliya‘' en Algérie.

Le temps religieux de la «Hidjra «est important dans l`histoire de l'Algérie contemporaine puisqu'il n'a pas épargné la plupart des grandes villes du pays. Il eut l'effet d'un choc dans la conscience des Algériens avec les départs signalés partout de jeunes, vieux, femmes et enfants. Les candidats à l`exil, abandonnaient le pays par vagues successives en cédant du jour au lendemain leurs biens, laissant derrière eux des quartiers entièrement vides. Sur le chemin de l`exil, nombreux mourront sans eau et sans provisions dans les cales des navires qui les embarquèrent de Tanger ou de Capo de Agua au large de Nador (Maroc), vers la Syrie ou la Turquie, deux pays envers lesquels les Algériens avaient de nombreuses affinités. Avant sa «Hidjra», Mohamed Meziane, fils du caïd Si Lakhdar, occupait le poste de répétiteur à la médersa. A son arrivée à Istanbul, il se chargea lui-même d'accueillir les émigrés. En raison de son dynamisme et de son engagement militant contre la colonisation, il sera parmi les signataires Algériens et Tunisiens de l'avant - garde maghrébine dont le tlemcencien Ahmed meziane, le juriste tuniien Mohamed Bach Hamba et Biraz al-Djazaïri, de la pétition adressée, en 1919, au président américain Wilson et aux membres de l'alliance réunis à Paris, à la fin de la première guerre, dans laquelle ils demandèrent l'autodétermination des peuples de l'Afrique du Nord. Il avait été aussi, quelques années avant, en 1917, l'envoyé de l`Etat ottoman pour participer au congrès des peuples sous domination coloniale qui s'était tenu à Berlin.
Le temps religieux de la «Hidjra» qui a fait partie de la lutte menée par le peuple algérien contre la colonisation allait mettre en selle, pour la première fois, les jeunes de la nouvelle génération de l'élite formée à la double école arabo-française qui privilégièrent le côté politique, formulant les premières revendications de droits. Dans les milieux citadins ces jeunes évolués, étiquetés ironiquement de «Ashab el-politic» ou de «Cifilisés «ressuscitaient avec brio le code des bonnes manières ( costume traditionnel, chéchia kalabouch…) remplissant «politiquement «le vide créé par l'éclipse des élites traditionnelles. Le «Progrès» et la «Civilisation», tel était le parti-pris essentiel du programme du camp de ces jeunes évolués favorables à un renouveau «Tajdid»en Algérie. L'entrée en lice des élites dessinait déjà les premiers enjeux du nationalisme naissant. L'élan politico-culturel «Jeune-Algérie «était un phénomène essentiellement urbain. Il a constitué une étape politico-intellectuelle importante dans l'évolution des idées qui ont favorisé l'émergence d'une autre forme de lutte qui va accorder la suprématie à la cause nationale.
Les «Jeunes-Algériens», dans l'engrenage du mouvement qu'ils ont créé, avançaient séparément des «Foqaha (s) «; les uns se faisant entendre dans les mosquées, les autres, dans des lieux modernes imaginés à l'instar de la Jeune Turquie, à savoir : les cercles ou «Nadi(s)». Les élites et les cercles ont dessiné le paysage socio- politique et culturel de la nouvelle sociabilité politique et culturelle citadine, à l'aube du XXème s. L'influence de la Turquie pré-kemaliste des réformes, le Tanzimat, était là présente dans ce modèle. Ces lieux de prise de conscience ont servi de cadre aux premières expériences politiques de cette transition urbaine originale qui s'est déployée petit à petit à travers les cités. Ce phénomène historique est malheureusement encore largement négligé dans le traitement du passé politique et culturel moderne de l'Algérie.
Parmi les premiers cercles ou «Nadis «créés en Algérie sous l'influence du courant «Jeune- Algérie» nous pouvons citer, à titre d'exemple : «Nadi chabiba al-wataniya al-djazaîriya» fondé en 1904 , à Tlemcen ; «Nadi et-Tawfiqiya» en 1908 à Alger ; «Nadi Salah bey» , en 1908, à Constantine … Cette dynamique politico-intellectuelle influencée par la Turquie des Réformes et le mouvement de la Renaissance, inspiré par les leaders de la «Nahda», avait mobilisé des personnalités intellectuelles et réformistes algériennes de la nouvelle élite qui se distinguait dans différents domaines de la pensée , de la religion , de l'art … ( Larbi et son frère Bénali Fekar , les professeurs Abdeslam Aboubekr, Ghaouti Bouali, les instituteurs Mostefa Aboura, Mohamed Bensmaïl, Mohamed Bouayed, les réformistes Abdelkader Midjaoui , l'avocat Taleb Abdeslam auteur d'un projet politique autonomiste (voir son livre «Les ambitions algériennes» ,Tlemcen , 1919) ; l'agrégé en littérature arabe Abdelkader Mahdad, cofondateur de l'Union du manifeste algérien (U.D.M.A…) qui ont compté parmi les membres les plus influents de leur temps.
C'est dans le milieu de la sociabilité politique nouvelle créée autour de ces cercles que la personnalité du héros moderne, Messali Hadj (1897-1972) est née. Cette sociabilité nouvelle était suscitée par ces «Nadi(s)» qui fonctionnaient comme des lieux de vie, de convivialité et de rencontres remplaçant les traditionnelles «masriya-s», ces «homes» de vieille tradition citadine qui assuraient l'intimité des discussions et des échanges. C'est là, dans ces lieux innovants de partage que le sentiment national de la nouvelle élite politique modérée des «Jeunes Algériens «s'avisa. Ces lieux vont proliférer et cela dans un milieu ambiant souvent difficile entretenu d'un côté par les colons trop méfiants et, de l'autre, par les doctes souvent zélés et conservateurs. En proliférant, ces lieux du jeune patriotisme algérien ont jeté les bases d'une vie pré-démocratique où toutes les tendances culturelles et obédiences politiques se sont petit à petit illustrées. Au tournant du XIXe siècle, une dizaine de cercles verront le jour modifiant le paysage de la cité, en devenant des lieux dynamiques d'évolution de la société du «Tamaddoun», concept cher à l'illustre historien maghrébin Abderrahmane Ibn Khaldoun. Ces «Nadis» manifestaient les tendances : «Cercle des Jeunes patriotes algériens» (libéral),» «Nadi saada «(nationaliste), «Nadi ittihad «(progressiste), «Nadi islami», «Nadi Sanousiya «,«Nadi chorafa» (Oulamas)… Messali Hadj était membre de l'association «Jeunesse littéraire musulmane «fondée en 1917 par les médersiens Abdelkader Mahdad, Mustapha Benyelles, futur muphti de la grande mosquée d'Alger, Mohamed Tchouar, dont le siège comprenait une bibliothèque et une salle d'alphabétisation. Cette association avait pour président d'honneur le délégué financier Si M'hamed Ben Rahal (1858-1928).
Dans cette dynamique sociale et politique nouvelle, le mouvement de la «Hidjra» offre au moins deux lectures, l'une théologique exacerbant le sentiment religieux, l'autre, politique, résultat d'une prise de conscience en matière de droits et de libertés. Sur l'aspect politique de la «Hidjra» «clercs» et «Jeunes-Algériens» devaient avancer séparément, revendiquant les premiers, le retour à la justice des cadis et la séparation du culte de l'Etat français, les seconds, la reconnaissance des droits minimums. La nouvelle génération de l`élite a, ainsi, du fait de son influence, motivé le contexte de la lutte politico-culturelle mettant au premier plan l'humanité, le droit, la justice, le devoir. L'idée de la «hidjra» fut en ce moment, exacerbée également par le projet déjà en l'air au même moment, celui de la conquête du Maroc, voire le refus de servir dans les rangs de l'armée coloniale pour «combattre les frères marocains», les trois pays du Maghreb fonctionnaient encore symboliquement, en tant qu'unité. Parmi les personnalités intellectuelles et politiques qui ont émergé en se positionnant autour de la question il y a notamment le docteur en droit, Bénali Fekar. Bardé de diplômes en qualité de juriste, politologue et économiste, fils d`un théologien-réformateur de la génération de Cheikh Abdelkrim Medjaoui, Moulay Driss Ben Tabet,… ce Jeune-Algérien très distingué issu des médersas de Tlemcen et de l`école des Belles lettres d'Alger, ancien élève des orientalistes Godefroy Demonbynes, A. Fagnan, René Basset, …était considéré comme l'intellectuel Algérien et Arabe le plus titré de son temps. Premier docteur en droit es sciences politiques, économiques et juridiques il est lauréat de la faculté de droit de Lyon, en 1908. Sa thèse de doctorat en droit consacrée au sujet concernant l'usure en droit musulman (Arthur Rousseau éditeur , Paris 1908) rehaussera son prestige dans le monde de la pensée et de la politique jugée d'intérêt par le fondateur de l'islamologie moderne Ignace Goldziher (1850-1923), l'historien et sociologue Maxime Rodinson ( 1915-2004) … Dans la capitale du Rhône-Alpes, son souvenir est resté rattaché à l`image soignée qu'il a laissée, celle d'un Algérien cultivé et fier de ses origines.
Il fut un proche ami des hommes politiques et hommes d'Etat français Charles Célestin Auguste Jonnart (1857-1927), Edouard Herriot (1872-1957) …. Auguste Jonnart fut gouverneur d'Algérie de 1903 à 1911, sous Waldek Rousseau.

A propos du code de l'indigénat, Bénali Fekar écrit dans le journal «le Rachidi « : « Si les Européens et les Israélites naturalisés collectivement en 1870 reçoivent le bénéfice des libertés démocratiques, les Algériens eux, se voient appliquer une législation spéciale, confiée sans appel aux administrateurs : c'est le fameux code de l'indigénat. La responsabilité collective des tribus est officiellement instaurée par une loi de 1874, le séquestre des terres devient une arme administrative». D'un autre côté, un autre juriste tlemcenien, Taleb Abdeslam, notait dans son livre paru au moment de la guerre 14/18 ( Librairie Médiouni, Tlemcen) intitulé «Les ambitions algériennes« suggérant l'idée d'un «self governement« pour tous les Algériens, y compris les colons : «A l'heure actuelle , le Musulman algérien est frappé du «capitis diminutio » et ne jouit absolument d'aucun avantage des autres français bien que supportant et, au-delà, toutes les charges de ces derniers». La «Hidjra» fit réagir en son temps , d'autres personnalités se mêlant aux débats pour apaiser le climat, dont les célèbres imams malékites Cheikh Abdelkader al-Midjaoui (1848-1914) et cadi Choaïb Aboubekr (1848-1927) (11), enfin, le sage et homme politique Si M'hamed Ben Rahal (1858-1928) (12) … Le penseur algérien Malek Bennabi et l'historien américain Alan Christellow considèrent l'imam malékite Cheikh Abdelkader al-Midjaoui (1848-1914) comme l'un des premiers maillons de la chaîne des Oulamas ayant initié le mouvement réformiste (islahisme ) en Algérie, dès 1877 et dont, parmi les disciples de son sillage, il est cité Cheikh Hamdane Lounissi précepteur de Cheikh Abdelhamid Ben Badis (1889-1940). Cheikh Abdelkader al-Midjaoui fait partie de la pléiade de savants réformistes marocains et algériens formés à la Qaraouiyine de Fès par son père Abdelkrim al-Midjaoui (m en 1898) dont Abou Choaïb Doukkali, Mohamed Bensouda… Cheikh Abdelkrim al-Midjaoui, héraut maghrébin du réformisme ayant fait autorité, a occupé pendant vingt ans le poste de cadi à Tlemcen sa ville natale, avant de s'installer à Tanger comme cadi, puis professeur à la Quaraouiyine de Fès, jusqu'à sa mort.
Les partisans de la « sounna et la djamaa », très attachés à la culture islamique et ses courants andalou-maghrébins forgés par la pensée des grands maîtres de la pensée soufie dont les disciples étaient dans le passé très impliqués dans le domaine politico-social (voir Abou Madyan Choaïb (1127-1197 ), Mahieddine ibn Arabi 1167-1240) initiateur de l'école «akbarienne» dont l'émir Abdelkader ibn Mahieddine (m. en 1883) fut un des disciples, Abdeslam Ibn Machich (m. 1228), Ahmed ibn Adjiba (m. 1809)…, restaient quelque peu éloignés des tendances orientales qui ont réformé l'Islam au moyen-âge arabe avec, entre autres, Taqî al-din Ibn Taïmiya (1263-1328), mort à Damas et dont le courant radical eut une influence primordiale sur la pensée contemporaine des renaissants (Nahda) et des leaders réformistes en Algérie. « La création de l'association des Ulamas algériens sur la lancée de la Nahda (Renaissance) suscita à Tlemcen, la réplique des savants orthodoxes de culture religieuse spécifique andalo-maghrébine les «Ahl sounna oua-l-djamaa» ( Gens de la sunna et de la Communauté) qui, dans leurs critiques , considéraient l'association des Ulamas algériens comme «en dissidence du sunnisme» et de ce fait « non qualifiée à parler au nom de la Communauté «. A partir des années « 30» s'affrontèrent les partisans de l'Islam jacobin et les membres des zaouias dans un climat souvent exacerbé par le parti coloniste. (Source : Document inédit publié dans «Les Jeunes-Algériens et la mouvance moderniste, El hassar Bénali, Paris 2013).
Il comptait parmi ses grands amis l'homme d'Etat français connu pour son engagement dans l'affaire Dreyfus aux côtés d'Emile Zola et d'Anatole France (auteur d'un article publié dans «el Misbah») Edouard Herriot connu aussi pour son soutien à la cause de la construction de la mosquée de Paris en hommage aux Musulmans tombés au champ d'honneur pendant la première guerre mondiale, à Lyon où ils sont partagés les bancs de la faculté avant d'être élu maire, en 1905. Bénali Fekar était fondateur avec le romancier Pierre Loti, le peintre Etienne Nasrredine Dinet, les écrivains Jérôme et Jean Tharaud …de la première Alliance franco-indigène à Paris, en 1911, et co-fondateur avec son frère Larbi, instituteur à Oran, du premier journal d'inspiration «Jeune Algérie « du nom d'«el Misbah» (1904-1905) (la lanterne) au nom de la Lumière, symbole fort de liberté et de libération, rêve pour son pays natal… En tant que journaliste, Benali Fekar suivait avec intérêt l'actualité dans le monde musulman et dans l'empire ottoman notamment, signant des articles publiés dans les journaux parisiens et lyonnais dont : le Petit journal, le Matin de Paris, le Temps (actuel le monde ) , la France islamique, Revue du monde musulman, le courrier la Dépêche de Lyon ... En Algérie il eut à aborder la question de la «Hidjra» dans un article publiés dans le journal bilingue paraissant à Jijel » le Rachidi «, (1911-1914). «El Misbah» est le titre tel que transcrit tantôt par «le flambeau» tantôt par «la lanterne» en français par Larbi Fekar (1868-1932), instituteur et conseiller municipal de la ville d'Oran, son fondateur principal en souvenir du journal créé par Henri Rochefort (1831-1913) condamné au bagne et cela, sous l'influence d'acteurs favorables à la Commune de Paris exilés à Oran, parmi eux les nombreux instituteurs.
Dans un rapport militaire enquêtant sur l'effervescence provoquée par la conscription en Algérie, Benali Fekar, en vacance la même année dans sa ville natale, lui-même fort affecté par l‘exil de sa soeur à Adana (Turquie), fut accusé d'avoir «jeté de l‘huile sur le feu», en exposant publiquement dans une conférence à Tlemcen, son opinion sur la question . Les premières forces de refus se manifestant contre la conscription ont entraîné, en même temps, un mouvement de l'esprit qui prit de l'ampleur. Ch.R.Ageron écrit :» C'est seulement en 1901, à propos d'une grande enquête sur l'avenir de l'Islam que deux jeunes arabisants français, E. Doutté et W . Marçais, firent connaître au public l'apparition en Algérie d'un mouvement de Jeunes-Musulmans instruits qu'ils désignèrent comme un parti « Jeune -Turc». Ces observations furent une révélation et ressentaient trop directement, peut-être, de l'influence du milieu tlemcenien. Tlemcen faisait encore, à cette date, figure de capitale religieuse de l'Algérie musulmane et le besoin de réformes déjà tourmentait très naturellement la nouvelle génération « (Ch. R. Ageron Les Algériens musulmans et la France p.1031). C'est par l'intermédiaire du petit cercle des « Jeunes-Algériens« que les idées républicaines trouvèrent un chemin dans le microcosme urbain de la société musulmane.
Les «Jeunes - Algériens» firent de l'obligation militaire le corollaire des droits et des libertés. Ce projet divisait la classe politique française en ce sens que, pour certains, «la conscription était dangereuse » en ce qu'elle «armerait les Algériens» et pour d'autres, en ce qu'elle poserait implicitement « la question de la citoyenneté». Au regard de la loi sur la séparation du culte et de l'Etat, les « foqaha(s)»eurent, à ce moment, une réaction très négative car perçue comme un processus masqué de désislamisation et de naturalisation d‘autant aussi que le souvenir de la destruction en 1873 d'un des grands centres maghrébins d'enseignement religieux à savoir, la célèbre médersa «et-Tachfiniya», fondée au XVe siècle, était encore là, présent dans la mémoire des vieux citadins qui continuaient à se lamenter d'impuissance devant aussi le remodelage de leur cité qui a entraîné la disparation de pans entiers de son histoire enfin, les campagnes d‘expropriations massives, et l'accaparement des terres agricoles qui a durement restreint les droits à la terre. Dans son article intitulé « La représentation des Musulmans algériens et la France « ( Revue du monde musulman,1909 ) apprécié « comme un modèle de synthèse des problèmes algériens « par le professeur Gylbert Meynier, dans son livre « L'Algérie révélée …» (Ed. Droz, Genève, 1982) le politologue algérien Bénali Fekar considérait, que : « la population n'avait rien à voir avec la laïcité dont ils (les Foqaha-s) ont une difficulté à comprendre le sens et que cette question à trait à un contentieux historique de la France avec la religion dans son pays».
Les interventions du jeune juriste et politologue sont très utiles à l'analyse pour dégager l'atmosphère politique créé par l'appel au boycott de la conscription.»L'intransigeance des Arabes demeurait entière et l'hostilité sourde qu'on nourrissait contre le conquérant étant d'autant plus vive à ce moment «, soulignait il, en expliquant la situation lors de sa conférence intitulée «L'œuvre française en Algérie jugée par un Arabe» présentée à Rouen, en 1905, invité par les membres de la société de géographie de Saint-Nazaire. » A côté du Français, commente-t-il dans un discours en pleine invention, qui est, lui, le vainqueur et par cela même autorisé à agir comme il lui convient, arrive de toutes parts l'étranger qui s'assimilera, lui, parce que ses mœurs, sa religion lui permettent de le faire sans trop sacrifier à ses traditions. Peu de temps après, il sera légalement français. Il nommera ses représentants, ses défenseurs. Il développera son domaine, souvent au détriment de l'indigène, et cela légalement, par la licitation, par l'expropriation pour cause d'utilité publique, deux actes légaux qui ne peuvent jamais être compris de la population arabe autrement que comme des actes du vainqueur. L'ignorance aidant aussi, quelques maladresses administratives, l'empêcheront toujours d'en connaître le mobile qui inspire le législateur «. La politique coloniale de la France était encore , à ce moment, au cœur de critiques acerbes des vieux citadins surtout après le décret Crémieux qui accorda, en 1870 , la nationalité française aux Juifs d'Algérie appelés de ce fait, officiellement, à remplir un rôle prépondérant dans la cité . Ce décret qui a jeté la consternation dans les esprits, portait la responsabilité de la détérioration des relations entre Juifs et Musulmans dans cette ville où pendant des siècles les deux communautés ont fait partie de son univers, de sa sociabilité partageant ensemble leur citadinité ou «Tamaddoun ». Il est clair que ce décret constituait une des tentatives coloniales de division de la population ceci , «à l'effet aussi d'effacer toute trace de l'histoire commune entre Juifs et Musulmans» commente Bénali Fekar. Dans cette vieille cité, le commerce et la musique andalouse symboles des relations entre l'Andalousie mythique et le Maghreb illustrent parfaitement cette intégration entre Juifs et Musulmans qui y ont scellé pendant des siècles des rencontres et des dialogues, partageant, en dehors de la foi, des traits socio- culturels identitaires. Au croisement du chant et de la poésie, l'art andalou irradiait tout le Maghreb. Fortement ancré dans le paysage tlemcenien la pratique de cet art du goût et du bien-être était pour tout le monde, un terrain pacificateur. La tentative de séparer les deux communautés, historiquement imbriquées dans le Maghreb, a contribué à faire monter la tension, polarisant juifs et musulmans. Cette politique de division n'épargnait pas également le corps de sa bourgeoisie musulmane traditionnelle et cela, en exploitant ses clivages ethniques et religieux , voire entre les citadins «Hadar(s)» ( autochtones et maures d'Espagne ) et les citadins d'origine ottomane les «Couloughli (s)» turcophiles, entre également les thuriféraires du réformisme les «Islahi (s) « et, les initiés à la tradition soufie de l'enseignement des grands mystiques maghrébins , au sein des zaouias, les «toroqi (s)». Ces deux derniers courants affichaient ouvertement leurs obédiences religieuses et s'accusaient d'un côté «d'hérétiques» et de l'autre de « néo wahhabites».

La vie religieuse à Tlemcen était, certes, polarisée à travers deux courants, à savoir les Oulamas orthodoxes les « Ahl sounna oua djamaa « (les gens de la tradition du prophète et de la Communauté) incarné par les adeptes dits de «la voie « ou «toroqi (s)», dans les zaouiya (s) et les Oulamas réformistes Algériens (Source: Les Jeunes-Algériens et la mouvance moderniste au début du XXe siècle , El hassar Bénali, Paris, 2013).
Dans son livre intitulé ‘' Le voyage en Algérie'', Frank Laurent écrit :'' L'Algérie , très tôt ( et peut-être au fond, même sans le savoir, tout de suite , dès la capitulation du dey ), la France choisit l'administration directe, la suppression des élites locales , la destruction de la plupart des structures sociales traditionnelles , et l'importation , qu'on souhaite massive, d'un peuplement exogène ‘'( Anthologie de voyageurs français en 1830-1930. R. Laffont, Paris, 2008). Tlemcen, majoritairement musulmane, était, comme le témoigne le poète français Réméon Pécheux dans son livre, intitulé ‘' La porte du couchant ou Tlemcen l'ombragée'' (Réedition E.N.A.G, Alger 2011), ‘' divisée en deux parts, Arabes et Français''. La protestation-refus suivie du choix de l'exil a fait évènement dans de nombreuses régions en Algérie. Elle eut par contre une ampleur particulière à Tlemcen avec le départ vers l'exil de centaines de familles (ce chiffre approche une réalité mal maîtrisée. Il s'exprime en termes de départs de familles entières avec hommes, femmes et enfants, créant une situation alarmante pour l'administration coloniale). Les levées obligatoires et les enrôlements volontaires atteignirent malgré tout, un nombre important de conscrits. La séparation et ses tourments a mis à nu le vide repris dans des récits et chants populaires pour apaiser leurs souffrances, tel : ‘' Sidi Abou Madyan, je viens t'implorer) (Sidi Boumédiène djitak qaçad). Le cliché de cette vieille chanson n'a toujours point vieilli en même temps que `` B'quay beslama watni oua m'chit `` (Au revoir mon pays), du barde national originaire de Mascara, Youssef Bel Abbes mémorisent cette`` hidjra``.
Le courant ‘'Jeunes - Algériens'' dont le jeune juriste était un des acteurs les plus avisés avait pour objectif politique resté utopique, à l'instar de son devancier Si M'hamed b. Rahal qui évoquait, en 1897, lors du colloque des orientalistes ‘' le choix d'une réconciliation et le dialogue avec une cohabitation pour une existence généreuse''. Bénali Fekar fit, en 1908, une intervention remarquable au congrès de l'Afrique du Nord à Paris où il propose entre autres compensations politiques en échange de la conscription, l'admission dans une forte proportion des indigènes dans les assemblées locales avec les mêmes attributions que leurs collègues français, enfin, la suppression du problématique code de l'indigénat qui, en rabaissant les Algériens , rendait maîtres les colons d'un peuplement étranger ( Espagnols, Italiens, Lorrains …). Cette proposition eut une influence sur le mouvement des réformes puisque la même année, le 10 décembre 1908, le gouverneur d'Algérie, Celestin Jonnart présentait à George Clémenceau, un programme destiné ‘'à faire participer plus activement les indigènes à la vie publique et cela, pour atténuer le régime d'exception auquel ils étaient soumis ‘'.
Sur le drame de la ‘'hidjra'', Bénali Fekar tentera une analyse édifiante publiée sous la forme d'un article intitulée ‘'Pourquoi les Algériens protestent-ils contre la conscription ? ‘', dans ‘'Matin de Paris ‘' puis ‘'Rachidi'', en 1912 ; Bénali Fekar y fait le point de la politique musulmane de la France. Dans cet article où l'on peine à reconnaître le journaliste de l'homme politique, il tente de faire comprendre les réalités frustrantes sociales, politiques et économiques qui ont motivé cet événement avec ses lignes de fractures. Le diagnostic qu'il fait de la question reflète parfaitement l'opinion des Jeunes-Algériens et les analyses politiques de Bénali Fekar sont considérées comme ‘'les plus avisés sur les problèmes posés en Algérie par la colonisation''. Dans cet article où il tente de dégager les causes du phénomène, Bénali Fekar, qui était plutôt favorable à une immigration qualitative exportatrice de savoirs et de technologie, écrit : « Depuis lors, tout un ensemble d'évènements d'ordres extérieur et intérieur sont intervenus qui confirment pleinement la thèse que j'ai soutenue. Non seulement l'opinion publique, par ses organes les plus autorisés, mais aussi le parlement à la suite de plusieurs interpellations annoncées, vont discuter cette question avec toute l'ampleur qu'elle comporte et lui donner ainsi un caractère vraiment national ‘'.
En effet, au moment où la France assume la lourde charge de régénérer le vaste empire chérifien en l'incorporant à son domaine Nord-Africain, elle augmente le nombre déjà considérable de ses sujets musulmans. Or, pendant que cette entreprise va lui imposer un grand effort qui n'ira pas sans d'énormes sacrifices en hommes et en argent, la situation internationale ne lui imposera pas moins une vigilante attention et la recherche de nouveaux moyens susceptibles de maintenir intacte sa situation de grande puissance dans l'équilibre européen. De là, la nécessité pour elle de rompre avec le régime d'oppression qui caractérise la politique française suivie en Algérie et en Tunisie à l'égard de nos populations musulmanes. Ce régime, né des difficultés de la conquête, a été singulièrement aggravé dans ces dernières années : l'extension démesurée de la colonisation officielle, le système judiciaire ramené à des conceptions peu conformes aux principes mêmes du droit français, la fiscalité développée au point de tarir les sources de production indigènes, les libertés politiques réduites à un régime purement policier, tout en un mot tend à une sorte de refoulement de l'élément musulman. Les conséquences ont été ce qu'elles devaient être : au point de vue matériel, un malaise croissant et un développement inquiétant du prolétariat et du paupérisme parmi la société indigène ; et au point de vue moral, mécontentement général devant l'opinion publique française et du parlement…
Or, une impression bien nette se dégage de cette agitation, c'est qu'on ne veut à aucun prix de la compensation avec primes, mais qu'on demande purement et simplement le service militaire avec, comme compensation, l'octroi des droits politiques …L'unique mobile qui explique la campagne arabophobe menée en ce moment réside dans la crainte de voir enlever à une poignée de politiciens les privilèges qu'ils détiennent depuis longtemps et dont les indigènes pâtissent''. Le phénomène de la ‘' Hidjra'' est resté à ce jour hors champ des recommandations politiques en Algérie alors qu'il constitue une phase importante dans l'évolution du politique en Algérie avec, notamment, l'originalité du combat de la jeunesse de la première génération de l`élite et ses premiers acquis et dont, aujourd'hui, l'histoire peut offrir de nos jours encore quelques leçons.
* Doctorant en analyse du discours politique - Enseignant-chercheur à l'EPSECG de Tlemcen
(Extrait d'une conférence les 1 et 2 décembre 2014, lors du colloque international ‘' La guerre des autres : les colonies dans la première guerre mondiale .Traces, récits et mémoires ‘' organisé par l'Université Paris 8 (Vincennes Saint Denis).
Auteur de :
- De Grenade à Tlemcen, azdjal et Mouwaschah, 500 p., ENAG, 2011.
- Florilège histoire, art et politique (œuvre collective) Dalimen, 2011.
- Tlemcen vue par les peintres orientalistes américains, allemands, italiens, français et espagnols du XIXe sièlcle (Dalimen, Constantine capitale de la culture arabe).
Notes :
- L'œuvre française en Algérie jugée par un Arabe, conférence de Bénali Fekar, professeur d'arabe à la chambre de commerce de Lyon. Rouen, imprimerie E .Cagniard, 1905.
-Bénali Fekar est l'auteur de thèses es science politique, juridique et économique dont deux ont fait l'objet de publications :
-L'usure en droit musulman et ses conséquences pratiques, Arthur Rousseau, Paris, 1908.
-La commande (El qirâd) en droit musulman. Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence, Arthur Rousseau, Paris, 1910.
-De la fonction de la richesse d'après le Coran (manuscrit inédit, Lyon, 1910)
- L'arabe parlé marocain et algérien (fac similé, Lyon,1910)
-Cadi Choaïb Aboubekr (1848-1927) est le fils de Cheikh Ibn Abdeldjelil auteur de‘' Tanbih al-anam''. Il écrit de nombreux ouvrages sur les successions (Tilimsaniya), des commentaires du traité du savant algérien Cheikh Benyoussef es-Sanoussi (1424-1485) sur le ‘' Tawhid ‘' ( Articles de la foi ) ainsi que deux traités sur la musique intitulés : ‘'Zahratou er-Rihane fi ilm al-alane ‘' ( La fleur de myrte dans la science des sons) commenté par Gouvion en 1919, enfin, ‘'al-arb fi musica al-arab''(la harpe dans la musique arabe). Dans son livre ‘'Sira'a bin al-bidaa oua sounna'' cheikh Ahmed Hammani (Alger,1984) publie le texte de la licence (taqrid) accordée par Cadi Choaïb Aboubekr à Cheikh Abdelhamid Ben Badis, reconnaissant sa qualité de commentateur du Coran. Cadi Choaïb était très proche de Cheikh Mohamed Tahar Benachour de la Zitouna de Tunis avec lequel il entretenait des relations épistolaires. Il était avec son ami et professeur Hammou Ben Rostane l'invité d'honneur au congrès des Orientalistes qui s'est tenu en 1890, à Stokholm, sous le roi Oscar II.
- Si M'hamed b.Rahal (1858-1928) homme politique né à Nédroma (Tlemcen). En 1897, il est invité à Paris où il participe aux travaux du congrès des orientalistes, donnant une conférence très remarquée sur ‘'L'avenir de l'Islam''. Il est élu conseiller général de Nédroma en 1913, puis nommé délégué financier en 1919, remplacé ensuite à ce poste par le docteur en droit Taleb Abdeslam de Tlemcen. Son combat politique est essentiellement porté sur l'instruction des Algériens ainsi que de la femme algérienne incarnant le combat de la nouvelle génération de l'élite ‘'Jeune Algérie''. Il était un ardent opposant au code de l'indigénat.
- Les renseignements pris, en 1845, auprès du bureau arabe, lors de son voyage à Tlemcen, par l'Abbé Bargès, estimaient à 6 855 le nombre d'habitants. Par ailleurs, une étude sur Tlemcen et sa région, publiée en 1852, avance une population totale d'environ 12000 habitants se décomposant comme suit : Couloughlis:3500 ; Hadris :4000; Israélites: 2100 ; Européens : 2495. Il est bien certain que ces chiffres reflètent une réalité qui confirme les exodes massives qu'a connues la vieille cité depuis son occupation définitive par les troupes françaises en janvier 1842, ce qu'explique aussi l'état de ruine dans lequel se trouvait le bâti . Avec le retour des familles exilées en grand nombre, notamment au Maroc, le chiffre établissant le nombre de ses habitants en 1911 serait d'un indice démographique de plus de 25 000 habitants au total, y compris les colons .
Bibliographie :
- Mémoire El Hassar Abdelkader Salim/ Les Jeunes-Algériens/ Analyse du discours politique.
- L'œuvre française en Algérie jugée par un Arabe, conférence de Bénali Fekar, professeur d'arabe à la chambre de commerce de Lyon. Rouen, imprimerie Cagniard, 1905.
- La représentation des Musulmans algériens et la France/ Benali Fekar-Revue du monde musulman.
- Les ambitions algériennes. Taleb Abdeslam. Imp. Médiouni, Tlemcen 1919.
- De la doctrine des ‘'Ahl es-sounna oua djamaa'', Mohamed Belhachimi tilimsani, imprimerie ‘'Taraqi ‘', Alger, 1920.
- Tlemcen ville fançaise (1842-1871), l'administration militaire (1842-1852). Editions internationales, Tanger, 1940.
- L'exode de Tlemcen en 1912, Bénali Fekar, Lyon colonial, n.2 , avril 1912, page 9-12 ;
- Les Algériens musulmans et la France (1871-1919) (T.2) L'exode de Tlemcen, de 1085 à 1092. Charles-Robert Ageron. Presse universitaire de France. Paris, 1968.
- Les Jeunes-Algériens et la mouvance moderniste au début du XXe s. El hassar Bénali Paris, 2013.
- Maghreb Lectures. El hassar Bénali. Paris, 2013.
- Tlemcen cité des grands maîtres de la musique arabo-andalouse, Dalimen, Alger, 2000.
- Les Etats de l'occident musulman aux XIII, XIV et XVe siècle. ENAL, Alger
- Edmond Gouvion et Marthe Gouvion : Les notables maghrébins, édition Fontana, Alger 1920.



Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)