«La maladie la plus répandue chez les
hommes politiques c'est l'amnésie», disait André Frossart. «La mémoire de la
plupart des hommes est un cimetière abandonné où gisent sans honneurs des
hommes qu'ils ont cessé de chérir» (MargueriteYourcenar)
1ère partie
Pour conjurer justement ce syndrome qui
n'est pas propre à cette classe mais touche également les faux intellectuels et
autres hommes de culture de pacotille, nous avons rendu visite à Cheikh Ahmed
Mellouk, grabataire, à son domicile sis à Bab Zir. Timing: la veille de
Ramadhan. Coïncidence: 89è anniversaire du Cheikh. Il faut savoir que Cheikh
Ahmed Mellouk, artisan cordonnier de son état, souffre de traumatismes (jambe
amputée, troubles confusionnels) - que Dieu le guérisse - depuis l'attentat à
la bombe de 1997 qui cibla Bab Zir où il habite, concomitamment à celui
perpétré contre l'hôtel Moghreb. Le Cheikh revenait paisiblement de la petite
mosquée éponyme où il venait d'accomplir sa prière après avoir lancé le adhan
sobh en sa qualité de muezzin bénévole lorsque l'explosion criminelle se
produisit…
Cheikh Ahmed Mellouk naquit le 3 août 1931, dans le quartier
populaire d'El Qorrane dans la vieille médina. A neuf ans, il était orphelin de
père qui était babouchier. Dès son jeune âge, il apprit à jouer du «fhel»
(flûte) puis du «gunibri» (instrument à cordes formé d'une carapace de tortue)
dont jouait avec brio Cheikh Nekkache Ennedromi. A 12 ans, il chantait déjà merveilleusement
bien et maîtrisait tous les instruments de musique. En 1959, il fonda
l'association «El hawa el djamil», en référence au titre de la qacida que lui
avait donnée le Dr Mohamed Cherrak El Ghosli et qui l'adopta en guise de
prélude musical mais vraisemblablement aussi par rapport au nom du quartier où
se trouvait l'ancienne station radio de Tlemcen qu'il fréquentait régulièrement
pour des «enregistrements» en direct.
A
l'occasion du recouvrement de l'indépendance nationale, Mellouk composa plusieurs
chansons patriotiques, notamment «Dem djdoudna dhahina» (on a sacrifié notre
sang), «Aalach ya mima rah ma oualach» (pourquoi maman il n'est plus revenu ?),
«Ferhi min essaâda» (ma joie est de bonheur), «qabl tlou' el fedjr rayet el
djazaï a'let» (avant l'aube, sera levé le drapeau algérien) et «Raya ou bahia»
(un drapeau gracieux), les paroles de ces deux dernières sont signées Djilali
Karadja, qu'il enregistra sur un 33 tours chez la maison d'édition «La voix du
globe».
Quant à sa chanson fétiche «Ya Tlemcen el
djawhara» (Tlemcen, la perle) dont il composa la mélodie, les paroles étant
l'Å“uvre de feu Hocine Bekhchi, elle fut chantée en 1960 en direct (c'était
l'usage) depuis le studio de la radio de Tlemcen avant d'être enregistrée en 45
tours chez Soulimane (maison d'édition précitée). Suite vraisemblablement à une
délation, du reste infondée, l'infortuné interprète fut l'objet d'une audition
à la sous-préfecture où on lui reprocha de faire de la (chanson) politique alors
qu'il chantait à la gloire de la nature, des poètes et des amoureux…, se
souvient-il dans un témoignage. Le chanteur Amine Azzaoui en fera dernièrement
un remake «robotique». «Galou l'arab galou (les Arabes ont dit), une qacida
malouf dédiée à Salah Bey, qui figure également en 45 tours, lui valut le 2ème
prix au festival des arts populaires (1966), la 1ère distinction revint à «Adra
m'hadra» de Cheïkh Ghaffour. Cheïkh Benzerga chanta «Youm el khemis» à cette
occasion. D'après Mellouk, ses compagnons (membres de l'orchestre) n'étaient
pas chauds pour jouer cette qasida jugée «intruse» par rapport à leur
répertoire...
La
guerre des sables de 1963 (conflit armé entre l'Algérie et le Maroc) lui
inspira « Qoumou etajnid ya chaba el madjid » (mobilisez-vous, ô glorieuse
jeunesse). Cheikh Ahmed Mellouk participera à la célébration de la première
fête de l'indépendance, en donnant quelque 75 concerts à travers les quartiers
de la ville, soit une moyenne de 6 à 7 spectacles par jour. Invité à cette
occasion par un sous-préfet du bled, il animera une soirée musicale à Saïda…
Il
fera un passage dans les années soixante à Gharnata aux côtés de Cheikh
Kheïreddine Aboura et Cheïkh Bouhsina. Il sera présent lors du festival
panafricain d'Alger en 1969 aux côtés de Cheïkh Mustapha Brixi et Cheïkh
Ghaffour. On le voit sur une photo souvenir avec le défunt Houari Boumediene
drapé de son pittoresque burnous bleu nuit. Un incident (dispute) pour cause
d'incompatibilité d'humeur l'aurait opposé à Hadj Fergani au restaurant (à
Alger en 1969), selon son fils aîné Nasreddine. En 1983, il prendra part au
festival « Son et lumière » de Mansourah en fusion avec Hami Benosmane qui
chantera à cette occasion la qacida « Sidi Boumediene » (bien avant Nouri Koufi
et Abdellatif Merioua).
En matière de production, Cheikh Ahmed
Mellouk a à son actif un répertoire gigantesque composé de près de 1500
chansons dont 4 seulement sont enregistrées sur disques (au nombre de trois).
Parmi les anciens musiciens qui fréquentaient l'«école» Mellouk, on relèvera
les noms de Kalaïdji, Derragui, le ténor du FLN et Hami Moh (mandoline), El
Hamdi et El Oujdi ( flûte), Mohammed Mellouk, son frère (violon alto et nay),
Habib Mellouk, son autre frère (luth), Ramdani (violon alto), Moulay Driss et
Hami Bendahou (tar), Miloud et Benazza (derbouka), Bentabet (violon 4 quarts),
Zerrouki (mandoline),Cherrak ( guitare), Mami ( luth), Lemrini (nay), Abdellah
(violon), Benzerga (violon), Rahmoun (violon), El Hbouchi (violon), Tiouzghou
(violon), Ziane (Bendir) ... Citons ses plus anciens compagnons (presque une
génération): Si Mohamed (fils de Cheikh Larbi Bensari, Kalaïdji, Mami, Mohamed
(frère de Mellouk), Tabet (Moulay Driss)…
Quant à la chorale, elle était composée de Hadjadj Chafik, Moh
(parent de Mellouk) et des enfants de Mustapha Ramdani (violoniste de Cheikh
Benzerga), Abdou et Mohamed. Pour ses répétitions, Cheikh Mellouk élit domicile
à son échoppe située à Sid el Djebbar, et plus exactement à derb el q'tout. Il
avait comme voisins immédiats deux artistes: Cheikha Tetma chez qui il allait
souvent répéter et Cheikh Gourari, un troubadour marocain qui animait avec son
violon des halqat à Bab Sidi Boumediene… Avant de s'installer au sein de «Dar
el Askri» (La maison du soldat), voisine de l'école Pierre-Curie puis à la rue
Bensidoune dans le vieux quartier juif (Blass) et la rue Basse (Triq el
blaghdjia), voisine du fameux café Romana, où il recevait souvent la visite de
Cheïkh Larbi Bensari arborant sa pittoresque «hendiya». L'échoppe de derb el
Yhoud était par ailleurs fréquentée par d'illustres paroliers tels Hocine
Bekhchi, Mustapha Karadja, Mohamed Cherrak el Ghosli…
Ce
fut enfin au tour du centre de la Metchkana d'accueillir la prestigieuse
association «El hawa el djamil». Dans les années 80, Cheïkh Mellouk ouvrira une
échoppe à la rue belle Treille dans le quartier de Bab Zir, là où il habite
(toujours) et où il fut victime de l'attentat en 1997. Ce local lui servait par
ailleurs d'atelier de lutherie où il fabriquait et réparait lui-même ses instruments
de musique, tels le luth, le rebeb, la flûte, le tbal (tambour). Il jouissait
d'un savoir-faire remarquable en tant qu'artisan (cordonnier et luthier)… Avant
d'emménager à Bab Zir, il a habité successivement à El Quessarine (Agadir), la
rue Benziane (El Medress), El Kiffane, Derb el fouqi (R'hiba) et Derb el Qadi
(Bab el Djiad)…
C'est à la faveur de ce parcours qu'a éclos
le jeune Chafik Hadjadj qui deviendra le bras droit du maître. Permettez-moi
d'évoquer dans ce contexte un souvenir d'enfance concernant ce dernier. Nous
avions usé ensemble les bancs de l'école Pierre-Curie à Triq ettout (l'allée
des mûriers) avant l'indépendance, en l'occurrence chez un obscur coopérant
marocain, M. Laffaire qui ne cessait de nous ressasser que «Le Maroc est un lion,
l'Algérie un homme et la Tunisie une femme». Pendant les vacances, nous nous
donnions rendez-vous au lieudit Ras el Bhar pour s'adonner à notre passion,
celle de bricoler des instruments de musique.
Nous fabriquions des sortes de guitare avec des bidons d'huile de
voiture usagés Esso (boîte de résonance) , un manche en bois comportant des
clous (éclisses) et du fil de câble de frein de vélo ou de crin de queue de
cheval (cordes musicales), outre des sifflets, sorte d'ocarina cylindrique
(«zemmara») dont les deux embouchures étaient enveloppées avec du papier à
tabac (à priser) dit «el massa» qui produisait du son (vibrations) sous l'effet
du souffle, ou des pipeaux grossiers faits d'un tube galvanisé dépourvu de
biseau, sur lequel sont pratiqués des trous… Nous avions appris à fabriquer
aussi les appeaux qui permettaient d'imiter les cris d'oiseaux, à utiliser
certaines feuilles de roseaux qui, placées entre les lèvres ou la langue et le
palais, faisaient de savantes modulations instrumentales… Nous représentions en
somme la réplique tellienne (urbaine) de ces petits génies du jeu et du jouet
évoluant à travers «La boîte dans le désert » imaginés par le cinéaste Brahim
Tsaki… Chafik fit ses premières armes auprès du Cheikh lorsqu'il avait 8 ans.
Apprenti cordonnier chez le Cheikh dont il était le voisin (derb Sid el
Yeddoun), il ne résista pas à la tentation lyrique. Et pour cause. L'échoppe de
Sidi El Djebbar était truffée d'instruments de musique, entre autres, la
mandoline de Derragui dont Chakif grattait les cordes pendant l'absence de son
maâlem. Il a débuté comme «m'yazni» (percussionniste) dans l'orchestre avant de
passer à la mandoline puis au luth. «C'était une véritable école, et nul ne
pouvait obtenir sa «idjaza» artistique sans passer par Cheikh Mellouk», nous
dira Cheiïkh Chafik Hadjadj. Et de souligner la générosité, la sobriété et la
piété de son Cheikh à qui il a tenu à rendre un sincère hommage à partir de
Sidi Bel Abbès où il vit…
Des qualités confirmées par un autre
témoignage, celui de Moulay Diss (Tabet Aouel) qui apprit avec le Cheikh la
percussion (derbouka et tar). Cheikh Mohammed Hamsi apprit de lui la technique
des accords («m'takhaouiya») sur le luth. A souligner que l'orchestre de Melouk
était étoffé par la voix soprano de Moulay Driss à l'image de celle de Si
Khiat, le défunt myazni de Cheikh Ghaffour…
Cheikh Ahmed Mellouk était un instrumentiste polyvalent à l'instar
de Cheikh Abdelkrim Dali : il savait jouer de la flûte, de la guitare, du
violon, de la mandoline, de la kouitra,de la derbouka, du luth, du rebeb, outre
la ghaïta… C'est par un concours de circonstances (soirée nuptiale à Oran en
1969) que Cheikh Ahmed Mellouk décida de créer son propre groupe de tbal
(zorna). Son orchestre sera déstabilisé par un zernadji du nom de Sid Ahmed dit
La'ouer (un ancien de la clique ACT) qui aurait détourné quelques éléments,
selon Nasreddine, son fils aîné. Il s'envolera d'El Bahia à Constantine d'où il
achètera deux ghaïtas (lombardes). Mellouk (à la ghaïta), Bekhti d'Agadir,El Hachemi
de Djamaâ Chorfa et El Oujdi d'Agadir(à la ghaïta), son fils Abderrahim (au
tbal) et Chafik Hadjadj (idem) constitueront le premier noyau du groupe
(quatuor) qui se déclinera par la suite sous une version purement familiale
comprenant le père Mellouk à la ghaïta et ses trois fils Nasreddine, Abderrahim
et Abdou Moutalib, tous au tbal.
Cheikh Ahmed Mellouk eut le mérite de
ressusciter dans ce cadre une vieille tradition qui consistait à encadrer le
cortège monté de « Moulay el malik » (le marié drapé d'un burnous blanc) par un
orchestre traditionnel en ouvrant la marche par la zorna. Le martial au service
du nuptial (d'origine turque, la zorna était utilisée dans la fanfare militaire
des janissaires)…
Pour la prestation équestre, cinq adresses
tout indiquées: Selka à El Mawqaf, Habibou et Boudgnène à Bab el Hdid, Hadjadj
à El Eubbad et Ounadjella à Aïn Nedjar…On disait: «Rakeb el arous » (Il faisait
monter le marié à cheval) moyennant un cachet de 150 DA à 200 DA à l'époque. Le
prestataire Boudghène Bachir faisait danser son cheval «Belkheïr» (nom
propitiatoire en guise de bon présage) avec un chant adapté.
Le travail des tebbaline se passait en deux
temps : lors de la soirée nuptiale, le groupe accompagnait le marié qui montait
un cheval jusqu'au domicile familial (la salle des fêtes n'était pas encore à
la mode) au son de la zorna et au rythme des tambours traditionnels. Points de
départ : cafés Tizaoui, Bensalem, Douidi, Tchouar, Kazi, Bounoua… La procession
festive était éclairée par deux «thriat» (lanternes traditionnelles) portée par
deux jeunes (aujourd'hui remplacées par les fusées éclairantes, les torches
enflammées ou les faisceaux des phares des voitures); elle était marquée par
une «nouba» équestre (danse commandée du cheval) au niveau d'El Blass, animée
parallèlement par une «ronde» autour de « Moulay el Malîk» initiée par des
jeunes en liesse.
Le
lendemain ( l'après-midi), le cortège change de look et le nouveau marié rentre
à pied (sans cheval) pour la nouba assise et à domicile (dont la recette
forfaitaire était partagée entre les tebbaline alors que le cachet de la veille
était fixé à 100 DA à l'époque).
Quant aux risques du métier, il est loisible de citer le jet de
pétards (brûlures) et les « ruades » du cheval (blessures), abstraction faite
des problèmes ORL dus à la ghaïta (ou zorna qui veut dire flûte puissante en
persan, exigeant une grande technique en termes de souffle)...
Il
arrivait à Cheikh Ahmed Mellouk de jouer dans la même soirée sur les deux
registres en cumulant « concomitamment » les deux prestations : la zorna et le
djawq. Sitôt le cortège nuptial accompagné à bon port, Cheikh Mellouk troquait
sa ghaïta contre le luth et rejoignait la scène où l'attendaient son orchestre
ainsi que les convives…
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Posté Le : 04/09/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Allal Bekkaï
Source : www.lequotidien-oran.com