Algérie

Tikatoutin, un instituteur les chez les Touareg



Une voix dans le désert Des hommes marchent. En grand nombre, avec femmes, enfants, chèvres, les uns marchent à la recherche d?un autre camp. Les Touareg ont faim. L?autre, au début, marche tout seul. Rompant avec la vie des petits pieds-noirs vivant sous la coupe des Borgeaud, il quitte Staouéli et Aiguebelle, il laisse derrière lui, un jour sans regret, le Club des Pins et du farniente estival, le club de la colonie paressant au soleil les pieds dans l?eau. Issu de la troisième génération d?immigrés en Afrique du Nord, le jeune homme se met en route parce qu?il a soif de savoir : Quel est donc ce démon de la connaissance, du savoir qui s?empare de nous et ne nous laisse pas une minute à ne pas penser, à ne pas se dire : tu dois faire ceci, cela, travailler, gagner, apprendre, ne pas laisser courir le temps sans avoir tiré encore une pierre de plus à toi ? Quelle est donc cette soif douloureuse, jamais étanchée qui nous accable comme un perpétuel aiguillon, un ordre, un devoir, une menace ? Quelle est cette force qui nous impose l?impérieux devoir de travailler pour soi et pour les autres ? travailler, avancer, sans cesse, sans mesurer à l?aune des résultats recherchés, quelle est cette voix qui dit : « Va, va, marche, marche ! Il faut marcher ! » L?homme entend la voix et cédant à la même impulsion que celle de saint Augustin dans son jardin milanais, il lui obéit. L?homme se lève et se met en marche, direction plein Sud. Là, Marceau Gast - c?est le nom de notre homme -, plante son tableau parce qu?il est instituteur, nous obligeant à un arrêt sur image. Sur un tableau noir, je vois des lettres blanches alignant des mots simples : « Le soleil se lève », « Le ciel s?est voilé », « Le soleil se lève à l?Est », « Le soleil se couche à l?Ouest ». En haut, à droite, une date : samedi 13 mars 1954. Autour du tableau, une règle à la main droite, debout, le jeune instituteur a rassemblé sa classe, six ou sept enfants plus ou moins attentifs. En dehors du cercle, je vois arriver un bébé nu qui rechigne parce que la main gauche de l?instituteur, restée libre, le maintient arrêté, derrière le tableau, interdisant au perturbateur l?espace de la leçon. Deux adultes, dont l?un me fait face et donne des signes évidents d?intérêt, ne dérangent pas le cours des choses. Les hommes qui marchent ont fait une halte, et ils se sont rencontrés le jour où Marceau Gast, l?homme venu du Nord, a planté son tableau et sa tente au milieu de celles des Touareg, « les gens de l?Ahaggar ». L?école nomade est coloniale, bien sûr. Que peut bien faire un instituteur français dans ces années 1950 où la France poursuit son enseignement par-delà les zones « habitables » et recensées, rurales et urbaines ? Enseigner le français, bien entendu, mais pas seulement. Marceau Gast est un étranger dans le royaume de l?Aménokal ou au Tamesna, dans le pays des Issendan. Etranger mais pas conquérant. Etranger mais pas indifférent, comme ce médecin matamore qui débarque de sa jeep tonitruante pour soigner les malades et repartir aussitôt, le reste, il s?en fout. Dans ce grand Sud dont il ne connaît rien, l?instituteur sait qu?il a tout à apprendre, l?attente silencieuse jusqu?à l?indécence, le rituel des offrandes, la bienséance, les préséances, l?apprentissage de la faim, du froid, la patience muette. En même temps qu?il enseigne aux autres, les marcheurs de toujours, Marceau Gast se laisse donner une leçon de vie qui tiendra bien plus longtemps qu?une saison parce qu?il a marché avec eux, d?un même pas, d?homme à homme. De 1951 à 1954, l?instituteur trimballe sa vie et son métier au rythme des déménagements dans le Hoggar. Oh ! bien sûr, parfois, tout chavire parce que le vent souffle, violent, et que la tente-école fait naufrage ainsi que le c?ur et la raison. Le « fameux cafard saharien » ronge ce qu?il trouve, celui qui lui donne prise. Alors, on entoure l?homme aux pensées noires, et on l?invite à parler et à raconter des histoires, à rejoindre le troupeau qui trace la route dans le sable et les signes sur le tableau noir. Les hommes marchent d?un pas égal et mesuré. Ils emmagasinent savoir et expérience, le corps endurci, le caractère forgé comme la lame de l?acier qui fait fuir les djinns. Qui apprend quoi ? Et de qui ? Dans Tikatoutin - que de souvenirs -, Marceau Gast fait ce qui nous plaît pour déconstruire les clichés en un lieu (le désert) et en un temps (la colonisation civilisatrice) qui fertilisent aujourd?hui encore l?imagination exotique et les clivages politiques. L?instituteur français a des doutes « quant à la validité et à la justification de cette mission éducatrice imposée aux nomades ». L?enseignant enseigne dans un « pays impénétrable » que la France a violé. « Entre deux avions, les touristes peuvent désormais venir voir ces rebelles asservis (...) et s?en repartir ragaillardis, rafraîchis, confortés dans l?orgueil de leur civilisation avec un peu de pitié et d?ironie pour tant de gloire réduite à si peu de chose. » Alors ? Alors, il faut revenir sur l?image de tout à l?heure qui saisissait l?instant d?une leçon de choses autour du tableau noir. Bien voir ce qui se passe : un cercle d?enfants et d?hommes qui tous savent ce que les mots ont consigné noir sur blanc. Le soleil s?est toujours levé à l?Est et se couchera à l?Ouest. Les uns l?ont appris sur le terrain, l?autre dans les livres. L?un parle et les autres écoutent, mais ce qu?ils font ne prend un sens que par le vide qui les entoure et les cerne. Elargir le champ de vision. Redistribuer les rôles. L?homme qui parle a beaucoup à apprendre des hommes qui se taisent, muets derrière leur voile bleu. « Tu sais, ces gens-là te regardent et te pèsent comme de l?or ! Ils savent ce que tu vas dire, avant que tu ne parles. » Alors ? Faut-il annuler la validité de cette expérience humaine et terriblement pédagogique ? Certainement pas, parce que dans cette école qui risque à tout instant de faire naufrage sous l?effet du vent, tu peux planter tes yeux dans le regard de ton voisin silencieux et différent. Tu apprends à mieux te définir toi-même, à mieux te situer, à te comprendre. C?est l?école de la marche, et les leçons y sont toujours magistrales. Et si un bébé nu est stoppé dans son élan vers le tableau, c?est parce qu?il était vraiment trop petit, intenable. L?enfant est devenu grand. Qu?est-il devenu ? Notre histoire s?est arrangée pour arrêter la marche des nomades et de leur école. L?heure est trop vite arrivée de la sédentarisation et de la centralisation qui assurent carrières administratives et politiques, à l?ombre de la méfiance pour la diversité en tout genre. Nulle ombre de doute. L?ère est à la certitude. Enfer et stagnation. Il est temps de se mettre en marche. En silence, en français, en tamâhaq, entendons la voix qui s?élève de Tikatoutin. Un instituteur chez les Touareg, itinéraire d?un apprenti ethnologue. L?apprenti est devenu savant, et il nous parle de nous. Ultime arrêt sur image. Hors du cercle d?échanges et de partage, les touristes de l?intérieur raillant les bêtes restées curieuses. L?ironie condescendante est maintenue à distance comme le bébé nu et perturbateur de la photo des années 1950. Le tableau est plaisant. Notre oreille se dresse. Une voix nous pousse en avant. Tolle, lege. Qu?importe la langue, pourvu qu?elle soit livresque. Où que vous soyez, au bord d?une crique privée, au plus profond d?un aquarium public, laissez monter en vous les fourmillements de l?esprit. Tolle, lege, prenez, lisez Tikatoûtîn, le livre de chevet du marcheur, planté au c?ur de notre jardin qui n?est pas que milanais. Gast Marceau : Tikatoutin, journal d?un instituteur en pays touareg, CNRPAH, Alger 2004


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