Algérie

TIGUENTOURINE «Je n'oublierai jamais ce que m'a dit le terroriste»



TIGUENTOURINE «Je n'oublierai jamais ce que m'a dit le terroriste»
«Entre nous, on ne fait que parler de ça, le sujet est récurrent. Un nouveau détail resurgit dans ma mémoire ou de celle des collègues à tel point que maintenant, je connais par c?ur l'expérience comme elle a été vécue par les autres», raconte Aïssa*. «Ça», il s'agit de la prise d'otages dont les travailleurs du site gazier de Tiguentourine, dans la région d'In Amenas, ont été victimes deux ans auparavant, jour pour jour. Rares sont ceux qui se souviennent d'un tel anniversaire. Même, Bachir, alors ingénieur en hydrocarbures à Tiguentourine, ne se souvient plus exactement de la date.La mémoire a déjà enfoui le drame. «Je ne sais plus, c'était début janvier, le 15 ou le 16, me semble-t-il. C'était un jeudi de mémoire, ou alors un mercredi.» Et d'ajouter : «J'avoue que j'ai fait beaucoup d'efforts pour oublier, je ne veux plus trop me remémorer ce qui s'est passé, parler de ces détails réveille en moi des choses, des sentiments, que je ne veux plus expérimenter. Mais il ne faut pas se leurrer, oublier, c'est impossible.» Aïssa, lui aussi ingénieur, âgé de 47 ans, partage ce sentiment : «Peu importe ce qu'on a vécu, l'intensité avec laquelle on l'a vécu, quand on a été à Tiguentourine, c'est une mission impossible d'oublier.» Lui se souvient de la date, et même de l'heure : «C'était le 16 janvier, il devait être 6h quand j'ai entendu les premiers coups de feu.» Chakib*, membre de l'administration confirme : «Ce matin-là, je m'étais réveillé très tôt. Comme j'habitais un petit peu loin, je devais prendre la voiture.Il était 5h45 quand j'ai entendu les premiers tirs.» Les détails sont prononcés du bout de la langue, et surtout, d'un air pensif. Replonger dans ce que Bachir décrit comme «un cauchemar» est douloureux. «A ce moment-là, je devine immédiatement ce qui se passe et, instinctivement, je me cache sous ma voiture. Cela dure deux heures. Deux heures pendant lesquelles beaucoup d'idées me passent par la tête. Evidemment, je refais ma chahada, je ne sais combien de fois et je me demande ce qu'il adviendrait si jamais une balle touchait un pneu, si la voiture me tombait dessus», confie Chakib.ChahadaLa voix est mal assurée, chevrotante, l'émotion est palpable, mais la discussion aidant, les confidences se font plus faciles. «Au bout de deux heures, je me dis qu'il faut que je sorte de là-dessous. A gauche, à droite, c'est la mort qui guette. Je tombe nez à nez avec un terroriste. Je n'oublierai jamais ce qu'il m'a dit : tu es Algérien, tu es notre frère, nous ne te voulons aucun mal.» Aïssa est au départ plus réticent à revenir sur les événements mais finit par raconter : «Je suis resté trois jours dans les bureaux de l'usine avec des expatriés.C'était irréel, je ne savais pas trop ce qui se passait.» Pour Bachir, «le plus dur n'était pas l'attaque même, c'était plutôt après. Voir les photos des collègues morts, des gens avec qui nous avions construit des liens, ça fait très mal». A la différence de ses collègues, Bachir a réussi à changer d'affectation : «J'ai tout fait pour changer de site, je ne pouvais pas y rester. Maintenant, je suis ailleurs, dans le sud du pays.» Aïssa et Chakib, eux, n'ont eu que trois mois pour se remettre de leurs émotions, avant de repartir pour Tiguentourine, «presque naturellement», admet Bachir, amèrement.Clôture«Après les trois mois qui nous ont été octroyés, nous avons dû rentrer. Personnellement, je n'ai pas vraiment eu le choix», révèle Aïssa. Revenir dans un endroit après y avoir vécu un tel traumatisme n'est pas anodin et encore plus, quand on y retrouve les mêmes visages familiers. «On voit bien que chez certains, c'est vraiment dur, même deux ans après, de revenir à une vie quotidienne ici. Voir ces endroits familiers, ses collègues, on ressent cette appréhension permanente. L'ambiance est devenue triste, morne», affirme-t-il.Et de poursuivre : «Avec le temps, c'est sûr, je me sens plus à l'aise, plus serein. Mais, quoique je fasse, cet épisode restera gravé à jamais dans ma mémoire. Et de toute manière, il ne peut en être autrement. Je travaille à deux pas du bureau où je me suis réfugié durant l'attaque. Chaque matin, je le longe pour rejoindre mon poste. La clôture par laquelle j'ai sauté pour m'échapper, elle, est à 50 m d'ici.» Tout est là pour rappeler à Aïssa sa prise d'otages, même «les conditions climatiques, qui, cette année, sont exactement les mêmes qu'en 2013, assez venteux, plutôt frais mais dégagé.Les séquelles sont importantes malgré une aide psychologique qui est venue trop tard». Bachir, même après avoir changé de site avoue : «Je me surprends encore à paniquer quand j'entends le bruit d'une porte qui claque.» Dans pareils moments, il doit se dire qu'il n'en a pas vraiment fini avec Tiguentourine et ce, même si le dispositif de sécurité sur l'ensemble des sites pétroliers et gaziers du sud du pays a été renforcé de manière drastique, un point sur lequel les Algériens de Tiguentourine sont tous d'accord. Bachir affirme : «La sécurité a été renforcée sur l'ensemble des sites de Sonatrach, la donne a complètement changé.» Il s'agit en réalité d'une exigence posée par les partenaires étrangers, tels que BP et Statoil pour leur retour.MalpropresA Tiguentourine, deux ans après, «c'est l'armée qui est encore chargée de la sécurisation du site», révèle Chakib, qui ajoute : «Maintenant, pour quelqu'un qui est extérieur à la vie du site, il faut passer par quatre à cinq contrôles assez lourds.» Aïssa, lui, concède : «C'est vrai qu'objectivement, nous avons des raisons de nous sentir en sécurité.» Malgré ces garanties, se trouver à Tiguentourine le jour de l'anniversaire de l'offensive terroriste réveille bien des choses. «J'aurais souhaité de tout mon c?ur ne pas être à Tiguentourine ce 16 janvier, j'aurais préféré être chez moi, mais je suis rentré de congé il y a une semaine, ce n'est donc malheureusement pas possible», regrette Aïssa. Chakib explique avoir encore des insomnies de temps en temps, «d'abord en revenant la première fois, et là, quand j'y ai effectué mon retour, tout récemment».Un dernier retour qui n'a eu lieu qu'à la fin du mois d'octobre 2014, après 19 mois d'une mise au chômage forcée. En effet, en juin 2013, l'ensemble des 186 travailleurs en CDD n'ont pas vu leur contrat renouvelé. «Je n'oublierai jamais comment Sonatrach s'est débarrassée de nous comme des malpropres, mes collègues et moi alors que certains, comme moi, ont travaillé là-bas quatorze ans. Je suis même revenu avant les trois mois qui nous ont été octroyés après l'attaque de Tiguentourine !», s'exclame Chakib. Il fait partie des derniers réintégrés. «Le staff technique a été réintégré quelques mois après, révèle Aïssa, mais l'administration et l'ensemble des activités dites de support (toutes les activités n'ayant pas trait à l'ingéniorat, ndlr) ont dû attendre 18 mois.» 18, 19, les chiffres se mélangent, mais l'attente, elle a été longue, tout comme le sentiment d'humiliation.HograLe 21 juillet 2014 après une lutte dans laquelle les contractuels de Tiguentourine ont été appuyés par Sidi Saïd, secrétaire général de l'UGTA, ainsi que celui de la Fédération des hydrocarbures, Sid Ali Bendjerdi, Sonatrach a pris la décision de réintégrer les 79 salariés des diverses activités de support. «Après 19 mois, j'ai trouvé les choses telles que je les ai laissées. Personne n'a été recruté à ma place, et évidemment nous avons pris un retard énorme sur notre travail. J'aimerais qu'on me donne une bonne raison de laisser des postes vacants de la sorte et de mettre des gens au chômage.Si seulement Zerguine (ancien PDG de Sonatrach, ndlr) arrivait à justifier les décisions qu'il a prises, si ce n'est qu'une seule», déplore Chakib. Ce que retiendront les contractuels de Tiguentourine, c'est cette «récompense» après avoir vécu ce traumatisme. «Paradoxalement, j'avais vraiment envie de revenir sur le site», affirme Chakib. Plus hésitant, il finit par admettre que «c'est sûrement par esprit de revanche». Et encore, ce problème n'est pas encore complètement réglé. 29 employés seulement on été embauchés en CDI, alors que le reste est encore en CDD, «contrairement à ce qui a été initialement convenu», révèle Racim.Alors qu'il fait partie de l'équipe technique, il a refusé de reprendre son poste comme les autres ingénieurs tant que ses autres collègues n'avaient pas retrouvé leur poste : «C'était inconcevable pour moi de laisser mes collègues et amis dans la galère et reprendre ma place comme si de rien n'était. C'est une hogra que je ne peux accepter.»AngoisseD'ailleurs, ce n'est pas «sa» place que Racim a retrouvé. Il a été muté sur un autre site, toujours dans la région d'In Amenas, il se dit «amer de ne pas être reparti à Tiguentourine», alors que plusieurs des autres contractuels du site ont été «dispatchés dans les différents sites du pays», explique Chakib. L'affaire aura été l'occasion d'observer une solidarité entre les rescapés de l'attaque.Racim estime ainsi «avoir vécu trop de choses avec ces personnes pour ne pas les soutenir». Bachir, lui, fustige cette situation : «Voilà ce que récoltent ces collègues, ne pas être reconduits après avoir travailler dix ans, voilà leur récompense.» Ce que Chakib et Racim désignent tous deux comme une «injustice» est source de malaise palpable chez les deux salariés.Deux ans après, cinquante Algériens de Tiguentourine vivent encore dans la précarité des CDD et l'angoisse d'un contrat qui peut de nouveau, à la faveur de nouveaux imbroglios administratifs, s'arrêter. Mais pour Chakib, «le CDD n'est pas un problème, je suis de nouveau là où je dois être et c'est tout ce qui compte». L'ingénieur en télécommunications, lui, se montre plus rancunier, ne mâche pas ses mots et ne cache pas sa colère : «Psychologiquement, je suis apaisé, j'ai digéré l'attaque.En revanche, ce que je n'oublierai jamais, c'est ce qu'on m'a fait.» Et de surenchérir : «Que des terroristes s'attaquent à nous, ce n'est pas le pire. Ce sont des terroristes, ils portent bien leurs noms. Mais l'injustice, ça c'est traumatisant, et ça fait mal». L'histoire singulière de Racim explique son indignation et le manque de respect dont il s'est senti victime.CorpsMembre de la Gendarmerie nationale dans les années 1990, il a su faire preuve de sang-froid lors de l'attaque de Tiguentourine. «Ce mercredi-là, j'étais à mon poste et mon premier réflexe a été de tenter de me mettre en contact avec le regroupement de gendarmes d'Illizi. J'ai également donné des informations aux militaires sur les types d'armes utilisées. Je n'étais pas toujours sûr, mais j'ai fait du mieux que je pouvais.» Sur le site pendant les trois jours qu'a duré l'assaut, il a su mettre à profit son expérience au sein des forces de l'ordre.Une fois l'opération de l'armée algérienne terminée, il faisait partie de ceux qui «sont restés sur place quelques jours de plus», confie Chakib à propos de son collègue. Ce dernier détaille : «Je suis resté après le sauvetage des otages pour faire la liste et ranger les différents effets personnels. Bien évidemment, il y avait aussi l'identification des corps, une mission forcément pas très agréable.»Malgré tout cela, il refuse de se considérer comme héros de Tiguentourine, il se décrit simplement comme «une de ces nombreuses personnes qui se font remercier parce qu'elles n'ont ni argent ni connaissance». De 2013 à 2015, les mesures de sécurité ont beau être durcies, les Algériens de Tiguentourine ont encore du mal à retrouver une vie quotidienne normale.Les couloirs, les bureaux n'ont pas changé, les discussions entre les salariés finissent inlassablement par revenir à la prise d'otages. S'il existe un avant et un après Tiguentourine, la précarité pour nombre d'entre eux reste la même, des emplois toujours aussi instables arrachés après un an et demi de lutte et d'attente. En dépit de tout cela, des liens très particuliers existent et continueront sûrement d'exister entre ces survivants. Bachir, qui a pourtant quitté Tiguentourine, confie : «J'ai encore des contacts avec de nombreux collègues.» Et au regard de ce qu'ils ont vécu ensemble, il serait difficile d'imaginer qu'il en soit autrement.*Les prénoms ont été changés.




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