Algérie

Tiaret: Une journée ramadhanesque avec un sans-le-sou



En ce jeudi, il est à peine 10h du matin et le soleil est presque à portée de main. Une chaleur étouffante, ajoutée à un jeûne éprouvant, un cocktail «détonnant» pour titiller les nerfs les plus solides.

Djillali, un homme de 44 ans, a les «poches vides mais la tête bien pleine», décoche-il à la cantonade, comme pour nous mettre dans le bain trop «chaud» d'une journée ramadhanesque que nous avons passée avec lui. Djillali habite un populeux quartier au sud de la ville de Tiaret et souffre avec sa famille de la promiscuité où «l'espace entre un bâtiment et l'autre est d'à peine de quelques mètres» tempête-t-il, le regard tourné vers la chaussée brûlante, comme pour fouiller dans ses pensées brouillées par une journée de jeûne particulièrement caniculaire. Au chômage depuis plus de 14 ans, Djillali, père de 3 enfants vit d'expédients en revendant des fripes achetées à vil prix à Mdina jdida, à Oran. «Bon an, mal an, j'arrive à peine à assurer le minimum garanti pour ma famille, juste pour que mes enfants ne tombent pas malades à cause de la malnutrition; déjà que ma fille aînée souffre d'un asthme tenace et pour lui acheter ses médicaments, il m'arrive de faire la manche auprès des âmes charitables, de plus en plus, rares en ces temps où plus personne ne sait plus distinguer entre le bon grain et l'ivraie», soupire-t-il en se cachant le visage derrière un vieux journal qu'il utilise en guise de couvre-chef pour se protéger contre les dards du soleil.

Aux échos de midi, Djillali se rappelle qu'il doit acheter un sachet de lait: produit qui se fait désirer en ce mois de carême et qui reste indispensable pour la «maïda» du f'tour. Le commerçant, à la mine renfrognée, consent à lui vendre le sachet de lait si convoité mais pas le sachet noir de 2 dinars qui va, avec. De quoi réveiller les nerfs «endormis» de Djillali qui se met dan tous ses états avant de se remettre à Dieu et serrer la main du commerçant, comme confus de son geste pour le moins maladroit. Le sachet de lait «enfoui» dans un vieux panier en osier, nous prenons avec Djillali la direction du marché des fruits et légumes, le plus «cacophonique» de tout Tiaret. Connu ici sous le nom de «marché de Volani», un véritable capharnaüm s'offre au regard du chaland, fait à la fois de fruits, de légumes, de nombreux bouchers mais aussi de la fripe, des habits neufs et un parterre de bric et de broc.

Avec 600,00 dinars dans la poche, Djillali réfléchit à trois fois avant de commander au boucher, bayant aux corneilles, 300 g d'abats de volaille.

«C'est mon plat de résistance» nous lance-t-il même «si mes enfants rechignent à manger ce qu'ils appellent des déchets», ajoute-t-il, en regardant loin vers le légumier et les monticules de fruits et légumes exposés au regard «aiguisé» du chaland. Se positionnant à un pas du légumier, Djillali commande un kilogramme de pomme de terre moyennant 45 dinars, une livre de carottes et de navets, quelques courgettes «fanées» et un bouquet de persil, le tout pour 185 dinars. Avec 220 dinars de solde restés sur son maigrelet budget, Djillali se prend la tête pour réfléchir au moyen d'acheter ce qu‘il lui manque encore à sa «maïda», au moment «fatidique» de la rupture du jeûne. Pour faire diversion et oublier ses déboires qui lui donnent des touffes de cheveux blancs sur les tempes malgré son jeune âge, Djillali remonte un peu le temps pour nous parler de l'entreprise publique qui l'employait jusqu'à sa dissolution au milieu des années 90. «Croyant que le vent n'allait jamais tourner, je me souviens que je percevais un salaire décent, de quoi subvenir à mes propres besoins et à ceux de ma grande famille. Au bout de quelques années, mes économies m'ont permis de prendre épouse qui m'a donné trois enfants dont l'aîné vint de rentrer à l'école cette année. En 1996, l'entreprise qui m'employait commençait à péricliter, sans que personne ne se rende compte du danger qui nous guettait. J'ai encore un souvenir amer des longs et ennuyeux discours du directeur en assemblée générale des travailleurs pour nous mettre en garde contre le danger de fermeture de la société; mes collègues au travail riaient sou cape, prenant le sérieux avertissement du directeur pour de simples balivernes. Sous l'égide scélérate du syndicat, certains travailleurs, aujourd'hui tous au chômage, ont commencé à saboter les outils de production dans l'espoir de fermer la boîte et avoir droit à des indemnités de licenciement. Ce qui arriva effectivement en septembre 1996 au moment où l'entreprise a été dissoute et 244 travailleurs laissés sur le carreau contre des indemnités de licenciement qui nous paraissaient à l'époque comme une véritable fortune». Reprenant son souffle alors que nous nous dirigions vers le centre-ville grouillant de monde aux alentours de 15h, Djillali, avec une langue devenue pâteuse, nous dit avoir englouti son pactole en quelques mois, excepté l'argent que j'ai donné à mon père, aujourd'hui décédé, et qu'il m'a remboursé en double, lors de mon mariage». Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui sont dans la situation de Djillali, Tiaret étant une wilaya où plus d'une cinquantaine d'entreprises publiques sont passées sous le rouleau compresseur des dissolutions dans les années 90, laissant des milliers de travailleurs sur le carreau.

«L'oignon fait la force !»

Selon des statistiques recoupées, Tiaret aurait perdu plus de cinquante mille emplois, entre 1995 et 2000 avec pour affligeante illustration, la liquidation du plus grand complexe lainier d'Afrique, aujourd'hui transformé en cimetière de tôles érodées et des machines énormes que personne ne sait plus où elles ont bien pu passer. «Avec pas moins de 280 walis consommés depuis l'indépendance, un record absolu, et nos élus qui sont aujourd'hui en prison, abandonnant la ville à ses vrais mais aussi ses faux problèmes, ville qui devait être la capitale de l'industrie automobile algérienne est aujourd'hui devenue le cimetière des espérances…» commente encore Djillali comme pour vider son sac devenu trop lourd pour ses frêles épaules. «Le seul espoir pour des pelotons de jeunes au chômage, c'est la future raffinerie de pétrole, et encore faut-il avoir les qualifications nécessaires pour espérer y trouver un emploi» rêva éveillé, Djillali, sans trop mettre de conviction dans ce qu'il appelle la «dernière chance pour une wilaya qui a tant souffert de tout et de tous…»

Revenant à des préoccupations plus terre à terre, Djillali se souvient qu'il a oublié les oignons qu'il affectionne particulièrement pour sa salade variée. Il se trouve que le marché couvert du centre-ville est juste en face. A l'intérieur, le chaland se fait désirer. A part quelques curieux qui traînent le pas à travers les allées de ce marché menacé de ruine, les commerçants, assis sur de vieux caissons en plastique, sommeillent en attendant le client qui ne vient pas. Après avoir longtemps «palpé» des oignons à la couleur bizarrement violacée sous le regard menaçant du légumier, Djillali met quatre pièces sur une balance électronique, à la précision douteuse.

«Que voulez-vous? Que peut faire le mort entre les mains de celui qui lui fait ses ablutions mortuaires?» marmonne Djillali, la voix à peine audible, mais qu'à cela ne tienne ajoute-t-il en pointant son regard de travers sur le légumier, puisque «l'oignon fait la force» trouve-t-il encore le moyen de s'amuser comme pour détendre une atmosphère devenue trop lourde. Il est déjà 16 h passées et Djillali doit rappliquer à la maison pour donner le temps à sa femme de préparer le f'tour tant attendu. Enfin un paquet de «Rym» dans la poche et 300 g de «chamia» fourrée dans le panier et Djillali se retrouve avec une menue monnaie: 35 dinars dans les poches «dévidées». Et à la question de savoir comment il compte faire le lendemain pour «dénicher» de quoi faire sa popote, Djillali lève son regard vide vers le ciel avant de décocher d'un air stoïque : «demain, il fera jour et ce sera certainement un autre jour…»




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