Publié le 02.10.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Pour entamer sa nouvelle saison de rencontres littéraires, la librairie Cheikh de Tizi Ouzou a invité, jeudi dernier, l'universitaire Tassadit Yacine à signer l'ouvrage collectif qu'elle a coordonné avec Hervé Sanson : Relire Feraoun/Entre lucidité, combat et engagement sorti chez Koukou Editions, au mois de juin dernier.
Dans sa courte intervention devant le public venu assister à la vente-dédicace de son ouvrage, l'anthropologue Tassadit Yacine, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris, France), s'est livrée à un véritable plaidoyer pour l'engagement et le militantisme de Mouloud Feraoun, en tant qu'écrivain et intellectuel dans le contexte de la guerre pour la libération de l'Algérie.
Tassadit Yacine a défendu les positions de l'homme, l’instituteur, le pédagogue et romancier à la notoriété établie, aux convictions humanistes inébranlables, victime d'un véritable procès pour défaut de combativité et d'engagement aux côtés des Algériens pour la libération de leur pays du joug colonial.
Son propos fut un véritable exercice de déconstruction des thèses défendues par tous ceux, intellectuels, militants et critiques littéraires qui ont reproché à Feraoun son silence et son positionnement «mou» et «timoré» pendant le conflit qui opposait les Algériens aux Français pour l'indépendance de l'Algérie.
Certains, au nom d'un patriotisme ombrageux, n'ont pas hésité à qualifier l'écrivain de traître à la cause nationale.
«Comment peut-on qualifier Feraoun de traître alors qu'il a été assassiné par l'OAS ? Cet assassinat était en soi une signature», s'est exclamée l'oratrice pour qui l'homme était tiraillé entre les deux parties en conflit. Celles-ci n'ont pas saisi la portée de son action et de son militantisme social en faveur des pauvres. Elle soutiendra, ce faisant, que l'auteur de Jours de Kabylie était partisan «d'un indépendantisme sans idéologie». En tant qu'instituteur, il a milité à l'intérieur du système en dénonçant ses dérives, selon T. Yacine qui rapporte ces propos de Feraoun qui protestait contre les exactions de l'armée française contre les Algériens et la perte des valeurs humanistes assignées à l'école française.
«Je ne peux pas faire cours, alors qu'à côté de la classe où j'enseigne, on torture.» La déclaration, selon l'oratrice, est puisée dans une correspondance adressée par Feraoun à son administration de tutelle; elle est contenue dans les archives réunies par Emmanuel Sacriste.
Interrogeant le parcours de l'homme, son action en tant qu'instituteur et directeur des centres sociaux de Benaknoun ; celui de l'écrivain et de son œuvre, l'hôte de la librairie Cheikh a invité à une relecture de Feraoun sous un angle débarrassé des biais partisans et des présupposés idéologiques. «J'ai essayé de révéler un autre Feraoun, de montrer son combat et celui de beaucoup d'autres comme lui qui vont s'engager sans ostentation», sans faire de bruit, dira Tassadit Yacine. «Feraoun a fait son travail d’instituteur et d'intellectuel dans un esprit de résistance. Un aspect qu'il a démontré en Kabylie en tant qu'instituteur et, à Alger, en tant que directeur des centres sociaux, défendant les pauvres et les démunis. Son action tendait vers une indépendance humaine et plurielle. Pour moi, Feraoun est un homme de cœur, de passion et de raison. C'est un homme qui est resté digne et fidèle à sa culture et ses origines», a-t-elle plaidé.
Tassadit Yacine a, en outre, relevé le caractère biaisé et ostracisant d'une certaine critique littéraire et universitaire qui a reproché à M. Feraoun son tropisme ethnocentriste et l'ancrage kabyle de ses récits. Ces lectures réductrices et idéologiquement orientées ont tenté de réduire son œuvre à un simple statut de témoignage ethnographique, lui faisant grief d'avoir célébré, dans ses romans, «sa» Kabylie et la société kabyle.
Ce que l'anthropologue qualifie de faux procès. Selon elle, en décrivant la société kabyle, Feraoun a tout simplement parlé de la société algérienne. Un argument qu'elle assène en faisant le parallèle entre l'œuvre feraounienne et celle de bon nombre d'auteurs français comme Emile Zola et Alain Fournier. L'universitaire a expliqué que l'ancrage de l'œuvre romanesque de ces illustres écrivains français dans leur terroir respectif ne leur a pas valu d'être ravalés au statut d'auteurs régionalistes.
Relire Feraoun/Entre lucidité, combat et engagement est un ouvrage collectif auquel ont collaboré de nombreux auteurs, universitaires et chercheurs algériens et étrangers à l'instar de Zineb Ali Benali, Salah Ameziane, Guy Basset, Tahar Bejri, Jeremy Besson, Denise Brahimi, Domenico Canciani, Jean-Pierre Faguer, Nicholas Harrisson, Inès Kremer, Samira Negrouche, Karolina Resztak, Emmanuel Sacriste et Habib Tengour.
«Les dix contributions critiques rassemblées dans cette ouvrage, auxquelles s’adjoignent trois textes d’hommage de pairs (Tahar Bekri, Samira Negrouche, Habib Tengour) appréhendent un corpus essentiel, selon différents angles d’approche et différentes grilles d’interprétation. La poétique, la génétique des textes, l’archivistique, les ressources de la discipline historique, la didactique, les gender studies, les cultural studies sont ici autant de clefs pour pénétrer une œuvre dont la dimension scripturale, esthétique, n’a pas encore suffisamment été soulignée. L’homme aux convictions humanistes fortes n’est pas en reste : tant l’instituteur, le pédagogue, que le témoin, faisant le lien entre les Algériens et les Français devenus des ennemis en temps de guerre de libération, sont revisités selon de nouveaux documents (rapports administratifs, écrits personnels), et livrent au lecteur une personnalité infiniment plus riche et complexe que ce que l’on a bien voulu faire croire. Cet ouvrage permet de mesurer combien l’homme honnête et droit que fut Feraoun ne tergiversa jamais avec ses principes et demeura, jusqu’à sa disparition prématurée, non seulement un grand écrivain, mais aussi un homme de conviction, à l'engagement sans faille. Un intellectuel», lit-on dans la 4e de couverture de l'ouvrage coordonné par Tasssadit Yacine, directrice d’études à l’EHESS, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France et membre de l'Académie ambrosienne (Italie) et Hervé Sanson, docteur en littérature française, spécialiste des littératures francophones du Maghreb, et membre associé à l’ITEM (CNRS).
S. A. M.
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Posté Le : 03/10/2023
Posté par : rachids