Tarik Lucien Radjef revient sur le parcours de son père, Belkacem Radjef (1909-1989), pour El Watan. Militant nationaliste à 19 ans en 1930, trésorier du PPA, créateur du Secours national algérien, Radjef Belkacem est occulté de l'histoire officielle. Pourtant, c'était bien lui qui avait éradiqué le «métier» de cireur de chaussures, en rendant aux enfants leur dignité.-Quels souvenirs, enfant, gardez-vous de votre père '
Une suite continue de réunions, meetings, et d'absences. Mon père avait donné son âme pour l'Algérie, sa personne et sa famille arrivant bien loin derrière. Je me souviens, moi enfant, dormant sur une chaise lors de ses meetings politiques dans des lieux secrets ou dans des cafés «arabes» à Paris. J'y ai croisé de grandes figures du nationalisme algérien.
-Votre père a épousé le combat très tôt'
Orphelin, il a quitté son village natal (Agouni Bouragh, Larbaâ Nath Itathen, ex-Fort National) à l'âge de 16 ans. Comme plein de jeunes de son âge, il fuyait la misère et la famine. Arrivé en France, il était embauché là où on voulait de lui. Sa rencontre avec le nationalisme était le fruit d'un hasard. Il prenait son café et avait demandé à son voisin s'il pouvait parcourir son journal. C'était El Oumma. Mon père n'avait pas les moyens de s'acheter un journal mais son voisin a tenu à le lui offrir gratuitement, l'essentiel étant de faire circuler le message. A partir de cet instant, la libération de l'Algérie sera sa raison de vivre. C'était en 1930, il avait 19 ans. Il avait lié son destin à celui de son pays.
-A cette époque, la cause indépendantiste se résumait essentiellement à Messali'
Non, il ne faut pas personnaliser l'Histoire, mon père avait toujours tenu à distinguer l'homme et la patrie. D'ailleurs, plus tard, quand Messali voulait être président à vie du parti, mon père avait complètement écarté l'idée. Dans les années 30, mon père côtoyait les immigrés pour les sensibiliser à la cause indépendantiste. Ses fréquentations évoluaient toutes autour de la libération de l'Algérie, comme Si Djilani (autre figure de l'ENA, ndlr), un militant chevronné, qui venait aussi d'Agouni Bouragh, son village. Après la dissolution de l'Etoile Nord-Africaine, mon père a réorganisé le parti de fond en comble, avec pour seul souci l'unité. Dans le nouvel organigramme, il occupait le poste de trésorier. Pour vous dire à quel point son implication était totale, l'arrestation de ma mère (d'origine bretonne) avec ma jeune s'ur, alors âgée de 6 mois, n'a pas ébranlé sa foi dans le combat, au contraire !
-Votre père a été le trait d'union entre le FLN et les autres partis politiques à la veille du déclenchement de la Révolution'
Vous voulez sûrement parler de la réunion fondatrice du passage à l'acte aux armes. En 1953, toutes les sensibilités du paysage politique se sont remises à lui pour organiser une réunion commune. Pendant 72 heures, les nationalistes s'étaient donné rendez-vous dans une cave à Belcourt. Personne n'avait le droit de rentrer ou de sortir pour des raisons de sécurité. On peut dire, je pense, que c'est cette réunion qui a engendré le 1er Novembre, le CRUA ne voulant plus de discussions et de négociations à ne plus en finir et a décidé de prendre les armes.
-Belkacem Radjef a été arrêté un an plus tard, en 1954'
Oui, en France, un souvenir traumatisant. Il est venu nous chercher à l'internat avec mon frère et ma s'ur pour les vacances de Noël. De retour à la maison, deux policiers l'attendaient en bas de chez nous. Il leur a demandé s'il pouvait aller chercher de quoi se changer et sa trousse de toilette, les policiers lui ont répondu que c'était inutile, que c'était juste un énième contrôle d'identité.
On ne l'a revu que 22 mois plus tard.
-Et vous-même, vous n'êtes plus un enfant, presque un adulte'
Et surtout apte pour l'armée ! Les autorités françaises m'ont envoyé un ordre de mobilisation alors que j'étais étudiant. Je n'ai pas hésité une seconde, quitte à faire la guerre autant la faire dans le bon camp. J'ai déchiré l'ordre de mobilisation et j'ai rejoint Bonn sur ma Vespa. La mission du FLN était dans le sous-sol de l'ambassade de Tunisie en Allemagne. Je voulais rejoindre l'ALN et me battre. De Bonn, on m'a demandé de gagner le Maroc et d'attendre les ordres. Au bout de neuf long mois à Casablanca, un ordre est venu du Caire m'enjoignant de rejoindre les Etats-Unis pour continuer mes études. Ce que j'ai fait en 1959.
-Arrive enfin l'indépendance...
Le lendemain même, mon père a ramassé nos maigres affaires dans une vieille camionnette direction Alger, en passant par l'Espagne et le Maroc. Il voulait se rendre utile à son pays qui manquait de tout. Pour lui, son combat a pris fin avec l'indépendance de l'Algérie et il n'était pas question de faire de la politique politicienne. Bachir Boumaza le mandate pour organiser l'aide sociale. Il s'attelle à cette mission avec un objectif qui lui tenait à c'ur : supprimer le «métier» de cireur de chaussures et rendre à ces enfants leur dignité. Cela représente à ses yeux le symbole suprême de l'injustice. Les cireurs de chaussures n'avaient pas à se baisser, se rabaisser devant qui que ce soit dans une Algérie indépendante. Pour cela, il avait créé le Secours national algérien.
-On ne retrouve nulle part la trace de votre père dans l'histoire officielle. Quelles en sont les raisons, selon vous '
(Long silence)' Ce n'est pas à moi' (silence)' Ce n'est pas à moi d'écrire l'Histoire. (D'une voix pleine de larmes). Aucune rue, aucun établissement public ne porte son nom. Rien, rien. (Long silence)' Lui, l'homme intègre, qui a tout sacrifié pour l'Algérie. Je ne demande rien pour moi, aucun privilège, aucun passe-droit. Cet homme, mon père, avait vécu uniquement pour l'Algérie.
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Posté Le : 25/09/2013
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Rémi Yacine
Source : www.elwatan.com