Algérie

Tant que les enfants jouent



Au village de mon père, jadis, on n'érigeait pas de statue aux vaincus et il n'a jamais été donné d'entendre quelqu'un en vouloir aux arbres de ne pas avoir l'ombre d'un chameau. C'est pour dire que le bon sens y était de mise et que les hommes étaient là lorsqu'il fallait veiller aux normes et au normal. La tête levée, les regards portaient toujours vers l'horizon parce qu'on savait que c'était là la place naturelle de l'ambition et de l'espoir.

 Mais, de nos jours, et d'après ce qu'on me raconte, les choses vont autrement depuis que l'horizon a pris la mer avec une planche de bois pour seule embarcation. Les gens regardent alors le sol où roulent les restes déchirés. Ils essaient de récupérer ce qui peut l'être encore. Certains se baissent pour ramasser les espoirs tombés. Ils les essuient contre la manche et les jettent dans le capuchon du burnous accompagnant leur geste du vÅ“u que ces restes d'espoir reprennent vie un jour. D'autres se penchent et cueillent les ambitions fissurées, les regardent avec désolation puis soufflent dessus avant de les essuyer avec du kleenex tout en disant à basse voix une prière si usitée que même eux n'entendent plus. Les autres regardent près de leurs pieds sans trop savoir s'ils cherchent les déceptions qui accompagnent toujours la chute des attentes ou s'ils tentent de voir de quoi est fait ce sol sur lequel viennent se fracasser chaque fois leurs rares raisons de vivre.

 Au marché du village, on trouve de tout. Il y a ceux qui ramènent et offrent à la vente les aspirations fanées, il y a ceux qui étalent les souhaits cassés, il y a ceux qui exposent les amertumes et ceux qui, bien sûr, proposent de tout faire revivre. Moyennant, en contrepartie, monnaie, voix ou tranche d'âge. Et comme l'on n'a pas encore découvert ce qu'est le charlatanisme, alors on ne sait pas si l'on est exactement dedans ou parfaitement dessus. Peu importe du moment que cela fait l'affaire de tous. Peu importe aussi du moment que tout le monde rame sur du sol rocailleux !

 Sur la place publique, me dit-on, on parle de « l'honneur de perdre » et de « sortie par la grande porte ». Ah si mon père entendait cela ! Lui qui me répétait souvent qu'on ne peut pas perdre avec les honneurs et que les grandes portes ne s'ouvrent jamais à ceux qui sont obligés de quitter les lieux, la tête en bas.

 Dans le temps, les jeux d'enfants étaient à peine perceptibles pour les mères, lorsqu'elles reprenaient leur souffle entre deux corvées, alors que de nos jours, dès que les enfants se mettent à jouer, tout s'arrête jusqu'à ne plus pouvoir déceler aucun signe de vie. Pire ! Comme si cela ne suffisait pas d'avoir le brouhaha de ses propres progénitures, on fait venir, dans ce monde moderne, les gosses des autres villages et on leur demande de jouer.

 Est-ce pour oublier les affres d'un quotidien devenu incroyablement ennuyeux et difficile ? Est-ce pour détourner les gens des préoccupations sérieuses ? Ou bien alors est-ce simplement une baisse du quotient de normalité chez l'homme moderne ? On peut beau réfléchir à ce qui pousse les hommes de ce monde à organiser des jeux au moment où ils manquent terriblement de pain, d'eau, de liberté et, surtout, de justice. On peut se demander ce qui peut passer par la tête au moment où l'on décide de suspendre le temps, l'espace et l'évolution même de l'espèce afin de permettre à des enfants de jouer. Est-ce l'humanité qui est en train de perdre de son sérieux ou est-ce la bêtise qui la tire vers le bas ? Est-ce une perte des repères qui fait que l'on arrête même de respirer afin de laisser jouer les enfants ou est-ce une manière, pour les chefs de villages, de développer des mécanismes de résistance à l'usure du temps ?

 Tout compte fait, on n'est pas si loin des mille et une nuits où le conte aide Shéhérazade à survivre. Et l'on peut avancer que, quelque part, le jeu des enfants peut servir d'échappatoire à la réalité mais peut-il aider à fuir le destin ?

 Mon père souriait lorsqu'il entendait parler du jeu d'enfants. Il n'admettait même pas qu'on en parle. De là à en faire l'axe autour duquel la vie tourne pendant quelques jours ! Mais l'ère de mon père est passée et aujourd'hui c'est celle de ceux qui jouaient de son temps ! On ne peut, certes, en vouloir aux hommes de faire de leur temps ce qui bon leur semble, mais peut-on, au moins, leur en vouloir de faire de notre temps ce que nous ne voulons pas ??

 On ne peut reprocher aux perdus de vouloir s'agripper à toutes les planches ou de courir vers toute illusion de lumière, mais peut-on au moins leur reprocher de semer leurs planches à la place de notre pomme de terre et de notre blé ?

 On ne peut reprocher, certes, à personne de vouloir allonger ses douces journées, mais peut-on au moins demander pourquoi certains jouissent tellement à allonger les mauvaises nuits d'autrui ? Tant que les enfants jouent, c'est vrai qu'on est débarrassé de leurs problèmes, mais, même dans ce monde d'aujourd'hui, le jeu n'est pas éternel. S'il est presque normal que certains pensent à jouer, cela ne signifie pas que nous devons tous enfiler le short et nous mettre à courir derrière un ballon ou une pierre. Nous ne sommes ni dans le même niveau des besoins ni dans le même niveau des préoccupations. Une partie de nous est en train de suffoquer sous l'oppression monstrueuse des Israéliens et de leurs amis. Une autre partie de nous est en train d'agoniser dans la main de fer d'une autre partie de nous. Nous manquons de pain, nous manquons d'eau, nous n'avons pas suffisamment d'air, nous avons perdu notre horizon, nous sommes spoliés de notre avenir, nous n'avons plus de passé, nous avons oublié le sourire, nous nous sommes oubliés même, et nous ne savons même pas comment est-ce que nous sommes là assis sur une pierre à regarder des enfants jouer ! La peur qui nous ronge maintenant est celle de ne pas savoir ce que nous devons faire lorsque les enfants cesseront de jouer… parce qu'un jour ou l'autre, il faut bien qu'ils cessent même s'ils ne veulent pas s'arrêter ! Et que ferons-nous alors de notre vie ?




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