Publié le 17.07.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Mourad Benachenhou
L’Algérie a été «un théâtre de guerre dans lequel les soldats français en sont revenus, comme normes, à certains des instincts les plus primitifs du champ de bataille, comme le pillage de butin sur les ennemis conquis, l’exécution sommaire des civils, et le viol des femmes et des fillettes» (dans : William Gallois : «Une histoire de la violence dans les premiers temps de la colonisation en Algérie», Palgrave-Macmillan Press, New York, 2013)
Si on leur avait demandé de se prononcer sur la déclaration du 1er Novembre 1954, les penseurs politiques et les stratèges militaires de l’époque auraient, sans aucun doute, conclu à un échec certain du défi lancé à la cinquième puissance mondiale et, de plus, membre de l’alliance militaire la plus redoutable de l’histoire, par six hommes, aux costumes de friperie mal repassés, qui avaient décidé d’éterniser leur image dans une photo floue en noir et blanc, et se présentaient comme animateurs d’une guerre de Libération nationale.
Libérer l’Algérie du joug colonial : une mission impossible !
Thomas C. Schelling,(1921-2006), le grand maître de la théorie des jeux et l’auteur de l’ouvrage capital intitulé La stratégie des conflits (Harvard University Press, 1960), aurait vite fait de conclure que le combat engagé contre l’ex-occupant colonial, dans une guerre à mort, était perdu d’avance. Il aurait classé ce conflit comme «une guerre d’extermination totale… un conflit pur dans lequel les intérêts des deux antagonistes sont totalement opposés». (op. cit. p4).
Dans ce conflit, l’équilibre des forces était visiblement en la défaveur du peuple algérien : la puissance armée coloniale garantissait l’élimination rapide de ceux qui avaient eu l’imprudence et l’impudence de lancer un défi à cette puissance.
Une victoire arrachée grâce à une mobilisation nationale sans précédent historique moderne
On sait maintenant que cette entreprise de libération lancée en dépit de toute rationalité a réussi. Cette victoire, qui constitue l’un des miracles de l’histoire moderne, n’a été possible que grâce à la mobilisation de toutes les couches de la société algérienne, pourtant soumise à une violence coloniale séculaire qui l’a réduite à la misère, tant matérielle qu’intellectuelle et morale, et en a fait un corps à l’agonie dont la disparition était planifiée. Ce fut un sursaut de désespoir qui sauva le peuple algérien de l’annihilation.
Un rôle central de la communauté algérienne exilée
Même ceux des Algériennes et Algériens qui pouvaient choisir de ne rien faire que d’attendre l’issue du combat pour choisir leur camp se sont, pourtant, engagés corps et âme pour la réussite de cette entreprise folle qu’était la libération de l’emprise coloniale. Entre autres, la petite communauté algérienne au Maroc a donné la preuve de son engagement sans faille pour la victoire du peuple dont elle faisait partie. On peut dire, sans être démenti, que la contribution des jeunes lycéens issus de cette communauté à cette lutte a été cruciale pour l’élévation du niveau intellectuel et technique de l’ALN.
En effet, le système colonial a permis, pour ses propres besoins, l’émergence d’une mince classe moyenne algérienne dans le protectorat auquel, par le traité d’Algésiras, la dynastie alaouite avait accepté d’être soumise pour préserver ses intérêts.
La prospérité relative de cette classe lui avait permis d’assurer une scolarité régulière à ses enfants, leur ouvrant l’accès non seulement aux études secondaires, mais également à l’université.
Au déclenchement de la guerre de Libération nationale, une cohorte importante des enfants de cette communauté avait atteint le niveau des classes de terminale. Devant elle, se déroulait un futur clair qui lui permettait de dépasser la précarité de son origine sociale et ethnique, et de se frayer un chemin, certes difficile, vers une vie prospère et respectable.
Ces privilégiés du système colonial auraient pu choisir d’ignorer totalement le mouvement national. Mais leur choix a été quasiment unanime : ils ont préféré abandonner leurs études, dès l’appel du FLN/ALN, et de rejoindre les rangs de la libération armée.
Ahmed Bennaï, le lycéen engagé, ancien de l’école des cadres de Nador
Parmi eux se trouvait Ahmed Bennaï, élève dans un lycée de la ville de Meknès, et féru d’histoire. Il commença, à partir de mai 1956, par militer au sein de l’Ugema naissante, assistant en particulier au congrès de la Section constitutive du Maroc qui eut lieu à Rabat en juin de la même année.
En août 1957, à la suite d’un appel à volontaires lancé par le commandement de la Wilaya V, Ahmed décida de rejoindre les rangs de la lutte armée.
A cette période, Abdelhafid Boussouf, alors colonel commandant la Wilaya V, à la suite de l’assassinat de Larbi Bel M’hidi par le Général Aussaresses dans les circonstances que l’on connaît, avait conçu le projet d’encadrement des rangs de l’ALN par des officiers formés spécifiquement pour assurer une certaine uniformité dans le mode de gestion de la lutte armée, au lieu de laisser chaque responsable de zone le soin d’improviser son style et ses actions en fonction des circonstances et de sa propre personnalité.
Ce projet se concrétisa dans la création d’une école des cadres dans la banlieue de la ville orientale de Nador. Ahmed fut affecté à cette école, avec une cinquantaine d’autres lycéens de classes de terminale issues des familles installées au Maroc. A l’issue de ce stage, essentiellement de caractère politique, dont les enseignants furent, entre autres, feu Belaïd Abdesselam, feu Maoui Abdelaziz, feu Delleci Rachid, et l’instructeur militaire feu Arbaoui, certains des diplômés furent affectés à l’état-major de la wilaya, et d’autres, dont Ahmed, furent affectés auprès des commandements des différentes zones intérieures.
Ahmed fut désigné pour encadrer la zone 4 de la Wilaya 5, essentiellement la région couvrant une partie de l’Ouarsenis, la région de Chlef et de Ténès à la frontière de la Wilaya 4 historique. En février 1958, le convoi de l’ALN dont faisait partie Ahmed pénètre sur le territoire national en guerre. Ce convoi était également chargé de transporter une grande quantité d’armement vers les wilayas intérieures. Arrivé dans la région de Chlef en mars 1958, ce convoi, sans aucun doute victime d’une trahison, tombe dans une embuscade ennemie. Après un combat acharné, où nombre de membres du convoi perdirent la vie, Ahmed, à court de munitions, fut fait prisonnier par les troupes coloniales.
Les exécutions sommaires extra-judiciaires pour les PAM
Il est indispensable, à ce niveau, de rappeler que sur instruction de François Mitterrand, d’abord comme ministre de l’Intérieur, puis comme ministre de la Justice, autorisation avait été donnée au commandement militaire français d’exécuter sur place tout combattant algérien en uniforme ou non, pris les armes à la main, alors que les pouvoirs spéciaux votés en 1956 par l’occupant maintenaient les dispositions procédurales du code pénal français qui soumettait les PAM (pris les armes à la main) à la justice militaire, tout en ne leur reconnaissant pas le statut de prisonniers politiques, mais de hors-la-loi, et impliquaient les procureurs de la République, tout comme les juges d’instruction, dans les enquêtes sur les actes de violence armée entre membres de l’ALN et armée coloniale.
Loin d’aboutir au résultat recherché, semer la terreur parmi les Algériens et décourager le recrutement de volontaires par l’ALN, cette politique, contraire au droit français tout comme à la seconde convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre, a conduit les membres de l’ALN à refuser de se rendre et à combattre jusqu’à la mort, même dans des situations désespérées.
A partir de 1958, les autorités civiles laissèrent la latitude arbitraire aux commandements militaires locaux, et toujours en violation de la légalité définie par les lois françaises, de décider du sort des combattants de l’ALN pris les armes à la main : soit de faire exécuter immédiatement les prisonniers, soit de les traduire devant un tribunal militaire, soit de les envoyer vers des camps. Ces décisions se faisaient littéralement en fonction de l’humeur du moment chez le commandant colonial, du comportement du moudjahid au moment de son arrestation et de sa tête, selon qu’elle «revenait ou pas» au décideur.
Dans les geôles et les camps de prisonniers coloniaux
Ahmed eut la chance d’échapper à l’exécution sommaire. Il fut d’abord envoyé au Casino d’Alger, transformé en centre de tri pour les PAM, puis dirigé vers une prison militaire sans avoir été déféré devant un juge d’instruction militaire, ou répondu aux interrogatoires d’un procureur.
Le «tourisme pénitentiaire» faisait partie de la politique coloniale, pour éviter que les prisonniers ne s’organisent pour des mouvements collectifs de rébellion, sous la forme de grève de la faim ou d’évasion en masse.
Ahmed a donc été transféré d’une prison militaire à une autre à travers le territoire national, passant d’Arzew à Oran, puis à Constantine, avant d’être définitivement emprisonné dans l’infâme camp de Bossuet, où étaient regroupés aussi bien des civils algériens condamnés par la justice coloniale pour appui à l’ALN que des PAM.
La vie dans ces pénitenciers n’avait rien d’une villégiature. Les prisonniers étaient soumis à un ordre disciplinaire extrêmement sévère, aggravé par le comportement arbitraire de leurs gardes-chiourmes qui exerçaient, au gré de leurs caprices, les pires sévices à leurs «patients» sous le moindre des prétextes. D’autres ont décrit la réalité de ces camps, où à l’humiliation s’ajoutait la crainte constante d’être exécuté.
La peur a laissé place à la terreur lors du coup d’Etat militaire d’avril 1961 au cours duquel les putschistes contre le président français Charles de Gaulle avaient tout simplement décidé d’exécuter tous les PAM algériens dans les camps et geôles coloniaux. A Bossuet, les gardes-chiourmes avaient préparé des fours à chaux pour y brûler les cadavres des prisonniers exécutés. Le cessez-le-feu trouva donc Ahmed dans ce dernier site.
Résister aux mauvais traitements des gardes, préserver sa dignité dans un univers pénitentiaire conçu pour briser la personnalité de l’individu en le soumettant à des pratiques humiliantes destinées à le déshumaniser à ses propres yeux, tenter de survivre en gardant la tête haute et en évitant toute compromission avec l’ennemi, ne sont pas des attitudes aisées, surtout lorsque l’ennemi laisse toujours ouverte la voie de la collaboration perverse, assurant au prisonnier la survie au prix de la trahison de ses compagnons d’infortune. De l’avis de ceux qui l’ont côtoyé, Ahmed a fait preuve d’une résilience sans faille au cours de ces quatre années d’enfer dans les goulags coloniaux, qui n’avaient rien à envier, en violence et en barbarie, à leurs équivalents polaires.
A la libération, il se retrouve dans la tourmente des évènements de l’été 1962, responsable de l’ordre dans la ville de Chlef après avoir rejoint l’ALN. Il décide, cependant, de reprendre ses études au lieu de choisir la carrière militaire, et s’inscrit à l’Institut d’études politiques, dont le siège se trouvait initialement rue Larbi-Ben-M’hidi.
Diplômé en 1965, il travaille d’abord à la RTA comme journaliste, puis décide de rejoindre le ministère des Finances où il occupe différentes fonctions supérieures, avant d’effectuer un séjour de six années à la Banque mondiale comme expert financier chargé des relations entre cette institution et différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient. A son retour à Alger, il reprend ses fonctions au sein du ministère des Finances, et finalement décide de jouir d’une retraite bien gagnée. Homme de grande culture, lecteur passionné et d’une curiosité intellectuelle sans limites, Ahmed Bennaï était toujours prêt à croiser le fer et à porter la contradiction à ses compagnons de discussion, les forçant à remettre en question leurs convictions.
En conclusion, homme de conviction lui-même, socialiste dans l’âme, Ahmed Bennaï est resté, jusqu’à la fin de sa vie, proche des humbles. Il a mené une vie exemplaire, militant engagé dans sa prime jeunesse, volontaire pour aller à la mort et défendre le peuple auquel il appartient, rescapé sans la moindre tache à sa réputation, du système goulag colonial, il demeure, malgré le fait qu’il ait vécu dans la discrétion, un exemple pour nos jeunes générations, qui jouissent d’une indépendance à laquelle il a contribué, et pour laquelle il mérite la gratitude, d’autant plus qu’il fait partie d’une génération disparaissant peu à peu, mais dont la marque reste profonde, si ce n’est indélébile, dans la destinée de notre pays.
Aux autorités de donner à l’exemplarité de sa vie l’écho qu’elle mérite.
M. B.
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Posté Le : 17/07/2023
Posté par : rachids