Après la deuxième guerre mondiale, un projet de film sur l'émir Abdelkader a été présenté par un producteur américain et un réalisateur italien qui avaient pensé à un acteur algérien pour jouer le rôle de l'émir. Ce projet semble avoir vu le jour à la suite du débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 qui, en permettant à des officiers américains d'avoir des contacts avec des nationalistes algériens, leur fit découvrir l'importance de l'émir dans la mémoire collective algérienne. Mais, malgré le réformisme colonial de Chataigneau, qu'on appelait le « gouverneur de la Renaissance algérienne », le gouvernement général refusa d'autoriser le tournage de ce film en Algérie, et le projet fut abandonné.Ce refus s'expliquait par la persistance des craintes de voir des non Français faire de l'émir une présentation sensiblement différente de « l'historiquement correct » dont les contours avaient été tracés par le capitaine arabisant Boissonnet qui avait été chargé, à la tête de 200 soldats, de la surveillance de l'émir et de ses compagnons à Pau, puis à Amboise. Après la libération de l'émir Abdelkader, Boissonnet a été nommé consul à Damas pour poursuivre la surveillance des faits et gestes de l'ex-« prisonnier tant aimé ».
On comprend mieux le refus d'autoriser le tournage d'un film sur l'émir par une équipe américano-italienne intéressée d'abord par la vérité historique, si l'on se souvient des reproches adressés par la France au consul américain à Alger, Robert Murphy, qui évalua le nombre de victimes des massacres de mai-juin 1945 à?80000, alors que le PPA se contentait de 45000. On comprend les mobiles du gouvernement général si on a à l'esprit l'arrestation en 1949, sur ordre de la Résidence Générale de Rabat, du cheikh Belarbi à qui il était reproché d'avoir cité Jeanne d'Arc dans une khotba à la mosquée de la Qaraouine à Fès. Les autorités coloniales voulaient empêcher les « indigènes » de connaître le nom de Jeanne d'Arc, symbole de la résistance à l'occupant étranger qui risquait d'inspirer des idées dangereuses pour les intérêts coloniaux. L'histoire vraie de l'émir Abdelkader, racontée par un américain était aussi redoutée par les coloniaux d'Alger.
Après avoir refusé l'autorisation de tourner au producteur américain, le gouvernement général préféra célébrer lui-même l'émir Abdelkader en érigeant une stèle de l'émir à Cacherou, près de Mascara. A l'inauguration, les contenus des discours prononcés étaient aussi contrôlés que les commentaires d'une presse qui dépendaient étroitement des « communicants » du palais de la rue Berthézène. Ces derniers firent appel à l'académicien Georges Duhamel et à une escouade de béni-oui-oui (caïds, bachaghas, élus « indépendants »,?), au petit-neveu du maréchal Bugeaud et à un petit-fils de l'émir lui-même. Le gouverneur général Naegelen, aux faveurs duquel les élus « indépendants » devaient de siéger dans les différentes assemblées, fit l'éloge de celui qui avait été « le plus grand ennemi de la France » avant de devenir son « ami » pour en faire le symbole de la « synthèse entre l'Islam et l'Occident ».
Cette récupération coloniale de la mémoire de l'émir fut à l'origine de la publication du livre « Abdelkader, chevalier de la foi » par Mohamed-Chérif Sahli qui enseignait depuis les années 30 dans un grand lycée parisien et publiait la revue Ifrikia. L'année de l'inauguration de la stèle de Cacherou, le gouvernement général empêcha la parution du « J'accuse » de Sahli, et a failli saisir aussi « les Conditions de la Renaissance algérienne » de Malek Bennabi qui ne semble avoir été autorisé qu'en souvenir du surnom de Châtaigneau- « le gouverneur de la Renaissance algérienne ». Le biographe nationaliste de l'émir évita les formulations qui auraient permis aux censeurs du gouvernement général de sévir à nouveau contre lui. Mais il s'est nettement démarqué des auteurs engagés comme le général Paul Azan qui vantait le passage de l'émir du « fanatisme musulman » au « patriotisme français ». Les comptes-rendus comme ceux d'Amar Ouzegane et de Mostéfa Lacheraf vantèrent les mérites de Sahli. Lacheraf rappelait que l'émir intéressait en tant que « un héros civilisateur ». Lacharaf, qui enseignait l'arabe dans un lycée parisien aussi, et avait été recruté comme attaché de recherche par Lévi-Provençal empruntait cette formule aux anthroplogues qui l'utilisaient pour désigner des meneurs d'hommes charismatiques en mesure de rassembler une collectivité autour d'un projet mobilisateur. L'émir était présenté comme ex-chef de guerre par des publicistes coloniaux qui évitaient soigneusement de rappeler qu'il était surtout le fondateur d'un Etat régional indépendant de l'empire ottoman. On voulait surtout empêcher de rappeler que la France reconnut cet Etat à deux reprises, en signant le traité Desmichels en 1834, puis celui de la Tafna. Les discours officiels omettaient de rappeler que cet Etat reconnu deux fois a été détruit par la France, laquelle avait commis en 1830 un premier « Etacide (selon le terme utilisé par Raymond Aron) et avant de détruire l'Etat de Hadj Ahmed Bey de Constantine. Les discours coloniaux vantaient les mérites personnels de l'émir avant d'insister lourdement sur son mysticisme quand fut découvert son « Kitab al Mawaqif » pour mieux marquer son détachement des affaires de ce monde. C'était l'époque où le colonialisme était bienveillant avec le maraboutisme manipulable en espérant voir une certaine conception du soufisme favoriser les aventures purement individuelles, afin d' encourager un individualisme que la francisation progressive n'arrivait pas à obtenir chez les Algériens qu'on voulait éloigner de toute action collective échappant au contrôle administratif.
L'idée d'ériger une statue à Amboise en hommage à l'émir Abdelkader est en soi une bonne chose. L'évocation de la captivité de l'émir et des 77 membres de sa famille (qui étaient 120 à Toulon) et de sa suite peut avoir une valeur pédagogique susceptible d'atténuer les effets ravageurs des discours d'exclusion destinés à dresser les Français contre les musulmans. Le rappel du bon accueil réservé par les Amboisiens aux « princes d'Orient » arrivés un soir de novembre 1848 fournit un argument de poids pour rappeler que la « France des profondeurs » était à 100 lieues du racisme anti-immigré et de l'islamophobie qui sont au centre de la campagne préélectorale en France. Cette célébration vient rappeler aussi le rôle de l'émir en faveur du dialogue inter-religieux, qu'il avait avec l'ancien évêque d'Alger, Mgr Duputch (qui venait le voir de Bordeaux), et avec l'abbé Rabion, le curé d'Amboise qui avait choisi l'arabe comme première langue au lycée de Tours. Cette loyauté dans le dialogue islamo-chrétien permet de rappeler le rôle de lointains continuateurs comme Mgr Duval, le pasteur Etienne Mathiot et les pères Michel Lelong et Michel Jondot, pour mieux souligner les reculs des actuels préposés au dialogue islamo-chrétien par rapport à ces précurseurs. Le souvenir de l'émir Abdelkader pourrait amener à renouer avec cet état d'esprit au lieu de continuer à donner mauvaise conscience à ce qui reste comme interlocuteurs musulmans qui se trouvent régulièrement sommés de s'expliquer sur les Talibans, l'Aqmi et Daech . L'évocation du séjour de l'émir sur les bords de la Loire permet de rappeler la « Zaouia d'Amboise »(selon le titre d'une intéressante de thèse du regretté Benaïssa Khalfa, qui est mort avant même de la soutenir). L'émir lui-même y donnait des cours de Tawhid avec comme livre de base la 'Aqida Sénoussyia, composée par le cheikh Sénoussi à la fin du 15° siècle. Cela rend inévitable des comparaisons qui ne sont pas à l'honneur des « grands caïds », cooptés interlocuteurs de l'Etat laïque, sans jamais avoir été élus. La récente dissolution du CFCM est suivie de recherches sur les maigres bilans de ces « représentants » de l'Islam sur le plan éducatif notamment. Des « recteurs » de mosquée qui ne savent toujours pas prononcer la khotba du vendredi et qui, parfois, ne connaissaient pas pas les gestes de la prière avant leur nomination, ne peuvent avoir ni le savoir de l'émir, ni sa piété, ni l'humilité qui l'amenait à assurer des cours de Tawhid lui-même.
Pour ce qui est des commentateurs non-musulmans, force est de constater l' archaïsme de leurs commentaires faits à l'occasion de l'inauguration de la statue (vandalisée) de l'émir à Amboise. Presque tous se contentent de paraphraser Naegelen et Georges Duhamel, lesquels avaient puisé dans le livre du général Azan. Ceux qui s'avisèrent d'actualiser leur discours sur l'émir Abdelkader empruntent au regretté Bruno Etienne ou à Thierry Zarcone, auteurs fort érudits mais qui mettent les échanges épistolaires de l'émir avec la maçonnerie au centre de son parcours, si riche par ailleurs.
En présentant l'émir comme « le plus grand ennemi de la France », on persiste dans le refus de distinguer la France coloniale et la « France historique », comme disait Giscard d'Estaing à Alger en 1975. Faire d'un résistant qui a combattu les criminels de l'Armée d'Afrique qui menèrent une guerre totale contre le peuple algérien un « ennemi de la France », revient à rendre impossible la condamnation sans ambages des crimes coloniaux au nom de la France attachée aux valeurs chrétiennes et aux principes de 1789 que l'émir Abdelkader a eu le loisir d'apprécier entre 1847 et 1852.
A-t-on raison de dire qu'il est devenu « l'ami de la France ». Il est certain que l'émir savait gré à Napoléon III de l'avoir libéré. Il était sans doute l'ami de la France du Second Empire. Mais le contrôle permanent auquel il est resté soumis jusqu'en 1883 était-il le signe d'une amitié ' Car celle-ci suppose une certaine confiance, alors que la surveillance traduit une méfiance perpétuelle. Et où est passée cette « amitié » quand deux fils de l'émir, Abdelmalek et Ali combattirent la France coloniale, l'un en prenant la tête d'un soulèvement dans le Rif en 1915, l'autre en faisant la première mondiale dans l'armée ottomane avec le grade de général ' Sans parler de l'émir Khaled, son petit-fils, qui eut droit à deux expulsions : la première d'Algérie où il lui était reproché d'avoir battu les candidats administratifs aux élections de 1919 et 1920 ; la seconde de France, où son succès auprès des travailleurs algériens inspira une peur telle qu'on créa une police spéciale pour immigrés.
La célébration de l'émir à Amboise a été une tentative d'intégrer à titre posthume l'individu Abdelkader, mais dépouillé de toutes ses autres qualités de « héros civilisateur », de fondateur d'Etat et de « témoin » (au sens coranique du terme) qui n'a jamais autant fasciné que lorsqu'il avait tout perdu, à commencer par sa liberté. Cela permet de faire oublier, pour un temps, la panne du « modèle français d'intégration » que l'on impute rapidement et régulièrement au « pauvre Islam »(comme disait Hamidullah).
Mais cette célébration risque de ne pas avoir les effets escomptés par ses initiateurs pour la « réconciliation des mémoires ». Cet échec s'explique en partie par les sérieux retards de la recherche historique qui réduit les commentateurs à paraphraser Azan et Naegelen. Un renouvellement serait possible si l'on daigne s'intéresser à ce qu'a dit l'émir de lui-même, au lieu de se contenter de paraphraser les historiens coloniaux ou les auteurs désireux de mettre son prestige au service de la maçonnerie, qui l'avait superbement ignoré durant ses cinq années de captivité, où il dialoguait avec les officiers arabisants (Boissonnet, Daumas, Urbain), les membres du clergé catholique et quelques châtelains de la région.
Or, il existe à Istanbul un manuscrit de 1000 pages contenant ce qu'a dit l'émir de lui-même, de son épopée algérienne et de ses amertumes, dues à sa privation de liberté, à l'exil et à sa grande déception de voir une Nation chrétienne si oublieuse de la « parole donnée ». Seules la foi et l'espérance lui permirent de surmonter ces amertumes. Ce manuscrit a été découvert par le regretté Belkacem Saadallah que les historiens français continuent d'ignorer aussi superbement que l'émir par la maçonnerie entre 1847 et 1852. Le grand historien a consacré un intéressant article à ce manuscrit en souhaitant son étude circonstanciée par quelque historien plus disponible. Force est de constater que ce souhait n'a toujours pas été exaucé.
Ceux qui étudieront ce manuscrit nous en révéleront les contenus, après avoir examiné les raisons de sa confiscation par le consulat de France à Damas où l'on distinguait entre ce que Bourdieu appellera « le discours d'Arabe pour Français » et le fond de la pensée de l'émir.
L'étude d'autres documents arabes permettrait d'affiner le sens de la formule répétitive sur l'émir devenu « l'ami » de la France ad vitam aeternam. Les documents à étudier portent sur le long et fatigant voyage que l'émir a accepté d'effectuer en 1869 à l'invitation du cheikh de la Sénoussya (qui l'invitait à reprendre le combat) aux confins de la Libye et du Tchad pour vérifier l'importance de l'arsenal de la zaouia-mère. Ce voyage a fait l'objet d'une série d'articles publiés dans le journal Al Ahram.
Une autre étude permettrait de revoir les raisons de l'envoi, en 1871, par l'émir de son son fils Mohamed à la frontière algéro-tunisienne pour vérifier si la révolte d'El Mokrani était limitée à la Kabylie, ou si elle s'étendait à tout le territoire algérien.
Cela peut être complété par le rappel de l'adhésion de l'émir et d'une partie de ses enfants à l'association (dont les statuts mentionnent le mot « Salafya ») créée par Afghani et Abdou à Paris en 1883. On verrait alors les réactions de ceux qui contribuent au fractionnement de la personnalité de l'émir, qui ne retiennent de sa vie que sa médiattion sur le tard, d'Ibn Arabi en tendant à faire du Soufisme (qui inciterait à un « rêve éveillé ») une autre religion, ou presque, ..
Les prochaines tentatives de « réconciliation des mémoires » auraient plus de chances de réussir si des recherches viennent à rattraper les retards des études historiques. L'histoire impartiale reste le seul moyen de prévenir les manipulations de la mémoire à des fins idéologiques ou politiques.
Sadek SELLAM.
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Posté Le : 28/02/2022
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Le Quotidien d'Algérie
Source : www.lequotidienalgerie.org