Algérie

Sur la route de Djerba(1)


El Hdada est un gros bourg déformé et amoché par ces espaces blafards où poussent, sans aucune harmonie, ces affreuses plaies de béton ocre et gris. Aux extrémités, toujours ces no man's lands de bêtise architecturale se perpétuant à l'infini. La poussière enveloppe tout. Elle provient des terrains vagues mais aussi des chantiers qui ne finissent jamais ! La route est défoncée en son milieu et de gros engins gênent la circulation.Les formalités de police et de douane n'étant plus aussi longues qu'auparavant, nous repartons aussitôt vers un village «collé» à la frontière et portant un nom symbolique chargé d'histoire : Sakiet Sidi Youcef. La différence est saisissante. Nous avons affaire à une cité «terminée», «finie» où les gens vivent enfin leur vie normalement. Il n'y a pas de chantier perpétuel, ni de poussière, ni de sable et de gravier partout, ni de routes défoncées, ni d'espaces de constructions en éternelle extension aux portes de la cité. C'est comme partout dans le monde, comme en Chine, au Guatemala ou en Allemagne.
Nous quittons Sakiet par la belle route droite qui va jusqu'à Kef, grosse cité de la Tunisie occidentale où l'on trouve tout : des mosquées, des bars et des maisons closes. Normal. Evident. Comme au Maroc, au Chili et en Ukraine, comme partout dans le monde... Les Tunisiens ne s'en plaignent pas et les Algériens prient pour que la frontière reste ouverte. De Souk-Ahras, qui fut une ville rayonnante de culture et de distractions, il ne reste que désolation et ennui. Des caravanes entières de jeunes et moins jeunes partent chaque week-end vers les villages tunisiens voisins pour prendre du bon temps au moment où des familles tunisiennes viennent faire leurs emplettes en Algérie.
Nous avons traversé le pays selon un axe situé plus bas que le trajet habituel emprunté par la majorité des Algériens. De Kef, nous avons filé vers Krab, Bouarrada, Zaghouan, pour aboutir à la côte Est de la Tunisie. Tout au long de ce parcours, se découvre une autre Tunisie, pauvre et sous-équipée, une Tunisie qui n'est pas tellement différente des régions situées plus au sud et qui furent le point de départ de la révolution populaire ayant abouti à la fin du règne despotique des Ben Ali. C'est cette Tunisie-là qui continue de souffrir d'un sous-développement latent qui engendre pauvreté, chômage et frustrations de toutes sortes. Rien n'est réglé au fond dans ce pays divisé sur fond de crise aiguë. Les islamistes ont profité de cette situation et ont pris pas mal de grosses cités, à commencer par Tunis, aux dernières élections locales. Certes, ils ne représentent plus une menace sérieuse comme au début de la révolution mais ils demeurent aux aguets, attendant le moindre faux-pas du parti au pouvoir pour prendre les commandes. Leur intelligence est de s'adapter aux conditions propres de la société tunisienne qui est très avancée en matière de droits civiques et notamment de liberté de la femme. Ils n'interfèrent pas dans la vie privée des Tunisiens sachant que ces derniers sont très sensibles sur ces questions. Les bars sont toujours ouverts dans les villes tenues par les islamistes et sur les plages, bikinis et burkinis se côtoient sans problèmes. Dans les lycées et les universités, le hidjab est presque inexistant ! Nahda est très marquée par l'expérience islamiste turque et veut réussir le même parcours en Tunisie : «après tout, me dit un proche de Nahda, si les Turcs ont imposé ce modèle au pays d'Ataturk, on peut le réussir au pays de Bourguiba !». Mais ce ne sera pas facile car la résistance des laïques, et notamment des femmes, est très forte. Cependant, la question de l'égalité dans l'héritage a tracé une nouvelle ligne de démarcation entre les deux camps qui tiennent fermement leurs positions. La route débouche sur Hammamet, vitrine du tourisme tunisien. Je n'aime pas beaucoup ces pièges à touristes qui fonctionnent selon le système des petits prix contre services de médiocre qualité. J'ai connu Hammamet il y a une trentaine d'années et c'était plus authentique. Maintenant, le nouveau tourisme imposé notamment par les Tours Operators européens se concentre dans des hôtels de plus en plus fermés, proposant la formule «All Inclusive» (Tout Compris) et dont l'essentiel de l'activité se limite à l'animation piscine, la restauration et la discothèque. Le plus est une plage privée jouxtant le complexe. Ce touriste est un bosseur né qui travaille durement onze mois sur douze et quand il se paye une semaine ou dix jours de vacances, il ne pense qu'à se détendre, s'amuser et bien manger... Arpenter une ville, visiter un lieu symbole de la région ou aller dans des excursions lointaines, ne le tente pas toujours ! Il ne cherche plus le dépaysement que lui offrait jadis la fréquentation des populations locales. À l'eau !-resto-loto-disco semble être la devise des nouvelles vacances.
Sauf que, des touristes de l'Europe de l'Ouest, il n'y en a point ! Un guide m'a montré les beaux complexes qui étaient réservés aux Allemands, désormais tristes à en mourir sans les habituels occupants des lieux. Ce sont des complexes chic, beaucoup plus chers que les autres. Depuis les attaques terroristes de Sousse et du Bardo, les touristes d'Europe occidentale se font rares. Mais les frères algériens sont très vite venus à la rescousse ! Au lendemain de l'attaque de Sousse, des centaines de milliers d'Algériens qui n'ont pas l'habitude de partir en vacances sont venus en Tunisie pour combler le vide laissé par les Européens et renflouer les caisses de l'Etat tunisien. Geste apprécié par les habitants de ces zones qui l'ont considéré à sa juste valeur. Aujourd'hui, restaurants, bars, discothèques et boutiques arborent le drapeau algérien, là où les emblèmes tricolore et allemand étaient indétrônables ! Et puis, découvrant un pays où l'on peut prendre une bière à chaque coin de rue ou aller danser le soir dans des dizaines de discothèques, comme on peut aussi aller prier sereinement dans une mosquée au charme d'antan, les Algériens sont revenus ! En ce mois de septembre, les rues sont encore encombrées d'immatriculations algériennes. Les jeunes ont pris la place des familles qui ont décampé juste avant la rentrée scolaire.
J'ai pris la route de Djerba en laissant Hammamet et Nabeul, des villes où il fait bon vivre. Mais cette apparence d'opulence qu'offrent les vitrines rutilantes et les enseignes colorées et lumineuses des boulevards new look, cache mal la grande fragilité économique du pays et la détresse de ses habitants. Car, tout ne baigne pas. Les gens qui m'ont parlé ne croient plus en cette révolution qui n'a apporté que «désolation économique et anarchie». S'il est évident que la dictature a disparu, beaucoup m'ont assuré qu'ils la préfèrent à la Tunisie d'aujourd'hui. Ce médecin de Hammamet, originaire de Nabeul, est catégorique : «En libérant des prisonniers qui purgeaient de lourdes peines, on a livré nos villes à une mafia qui est en train de s'accaparer de l'économie !» Je n'ai pas pu vérifier ces assertions mais, à Sfax, sur la route de Djerba, même son de cloche : «J'ai changé d'activité parce que des agents officiels se relayaient chez moi pour bouffer gratuitement ! Non, la révolution a changé la Tunisie en mal !»
J'ai toujours émis des réserves sur des révolutions applaudies par... l'impérialisme. La révolution est anti-impérialiste ou ne l'est pas. Elle a pour mission d'instaurer un ordre nouveau qui met fin aux privilèges, à l'exploitation et aux inégalités. Si elle ne suit pas ce chemin, elle ne peut être cataloguée de révolution...
M. F.
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