Algérie

Subsistance... à terme échu Le cri des tripes d'un retraité !


Si vous apercevez un jour quelqu'un, avec un costume défraîchi, mais propre et soigneusement repassé, des souliers éculés mais luisants de cirage, étranglé jusqu'à l'étouffement par un minuscule noeud d'une vieille cravate noire, embaumant l'after-shave bon marché, ne vous arrêtez pas là, continuez l'observation! L'allure martiale, balayant d'un oeil furtif l'entourage pour s'assurer qu'il est hors de portée, il lâche l'ancre le temps de reprendre son souffle. Sa santé précaire risque de le trahir et le faire choir, tel un pantin sur la chaussée. Il lui arrive souvent de frôler l'apoplexie, par l'apnée qu'il impose à son ego, quand des têtes familières le débusquent... juste pour le saluer ou prendre longuement de ses nouvelles. Vous pouvez parier que vous êtes en face d'un retraité (série 1940), qui tente gauchement de sauvegarder l'apparence de quelqu'un qui n'a subi aucun stigmate du temps qui passe. Les vestiges d'une dignité plusieurs fois violentée, le trahissent et le rendent plus vulnérable. Peu loquace, il sourit beaucoup, faisant semblant de s'initier aux fastes de salons, narrés par de burlesques laudateurs. Il semble s'excuser d'être encore là. Effarouché par cette nouvelle gent, il se mure dans un mutisme qui en dit long. L'échine courbée par le faix du temps, la gorge amère de certitudes ébranlées, il vieillit mal, dépité par le paradoxe. Riche immatériellement comme Crésus et matériellement démuni tel Diogène, il rumine son dépit. Son tonneau lui servira à mettre en saumure son expérience professionnelle et ses connaissances. Tant de regrets le taraudent lorsqu'il s'aperçoit tardivement, que toutes les balises dont il s'est moralement confiné dans son pays, auquel il a tout donné, n'ont été d'aucune utilité. Il a la désagréable impression qu'on lui reprocherait même, d'avoir consacré sa vie à compter et à ficeler les liasses pour les autres, au lieu d'être «débrouillard pour assurer ses arrières». Crédule, il l'a été jusqu'à la moelle, ses proches lui reprochent silencieusement mais lourdement, de ne leur laisser en succession, que des certificats de bonne conduite, décernés par son ancienne hiérarchie. Dans cet immense désert affectif, il lui arrive tout de même et une fois par mois, d'être avec une bonne dose d'auto-suggestion, épisodiquement chatouillé, par les pulsions du frêle cordon ombilical, qui le relie encore à à la société. La pension de retraite perçue à terme échu lui rappelle qu'il a a trimé sa vie durant pour on ne sait quel idéal. Peut-être si, l'idéal commun d'une société en gestation. Une fois au stade de maturité, cette communauté le renie presque! Le 24 du mois devient pour lui, le mémorial d'une guerre sans gloire. Il a abdiqué. L'obole indigne perçue ce jour, rappellera au retraité qu'il est présentement, ses dérisoires combats, produits de fantasmes lubriques. Il rendait passionnelle sa relations avec la chose publique. Une curieuse fébrilité vient, à la veille de cette date, déranger la monotonie de la maisonnée. La tenue d'un conseil de famille s'impose d'elle-même, l'imminence de l'amélioration de l'ordinaire du lendemain y sera pour quelque chose. Des méandres de la mémoire remontent inexorablement la liste des projets qu'on a souhaités un jour réaliser. Faute de moyens, ces projets sont devenus des chimères abyssales et probablement irréalisables ad vitam aeternam. Le 24 est un jour béni des dieux, même le hasard du calendrier l'oblige parfois, à être un 25. La seule bonne nouvelle du mois se répand comme une traînée de poudre, parmi «les vingt-quatre têtards». C'est le virement de la pension qui, tel la tubulure d'un flacon de sérum, alimentera un moribond qui survit déjà sur ses propres réserves. Cette recharge des accus, à force d'ingénieuses circonvolutions et contorsions, permettra une aléatoire jonction avec la perfusion du 24 prochain. Dans l'intervalle calendaire, le ressac spectral de regrets, précédant le sommeil du retraité, le fera voguer entre «j'aurais pu» et «j'aurais dû». La chandelle de veille sera mouchée par un profond soupir. Son quotidien est émaillé de prosaïques préoccupations, qu'il qualifiait jadis de futiles. La maîtresse de maison lui rappelle avec la même insistance, que le sac de semoule de sa voisine a «plus de baraka» que le leur, qui dure moins longtemps. CQFD! La collégienne chuchote pour être entendue par tous, que sa copine vendrait un livre de mathématiques d'occasion pas cher, qui pourrait lui être d'un grand secours pour la préparation de ses examens. Le dernier, tel un singe magot, use de toutes les malices pour que l'on s'aperçoive, que les «faux Adidas» achetés à la fête de l'Aïd dernier, sont arrivés au bout du rouleau. Le cordonnier du coin, a fini par refuser de les rafistoler. Cette nuit sera celle de toutes les combinaisons dans la répartition budgétaire et le choix des priorités. L'équilibre budgétaire a, depuis longtemps, disparu des usages domestiques. Songer à faire des économies devient carrément de l'apostasie. Il serait déjà heureux de trouver l'astuce, pour tenter d'alléger le fardeau de la dette, surtout que les trois mois à venir seront jalonnés de fêtes aussi onéreuses qu'ennuyeuses. A moins d'un miracle, il ne pourra pas sortir la tête de l'eau, cette fois-ci encore! Levé aux aurores, vêtu de son plus beau costume, «choisi» chez le fripier de l'autre bout de la ville, pour éviter toute velléité ragoteuse, il se dirigera, le c?"ur battant, vers le chemin de croix des damnés de la terre: le guichet des retraits à vue. L'information du virement donnée le soir, par un habitué du milieu des Finances à la prière de la Ichaa, est confirmée le matin par l'amas de personnes qui s'agglutinent contre les grilles encore fermées du sanctuaire postal. Par petits groupes, ils convergent de toutes les rues adjacentes vers la poste où la chaîne s'est déjà formée. L'oeil passe discrètement en revue les effectifs habituels. Il y a quelques absents, l'automne de la vie jaunissant se déleste de quelques feuilles desséchées. Ils ne seront plus là, eux qui faisaient la chaîne pour survivre. La vie reprend tout de suite le dessus et après deux à trois heures d'héroïques échauffourées et quelques bordées d'injures à l'endroit de la «Houkouma», au lieu du préposé au guichet qui lui fait des misères, notre retraité réapparaît. En nage et froissé, il émerge vaillamment, brandissant tel un trophée de guerre, quelques billets chiffonnés. Souvent crasseux et empestant l'odeur âcre du maquignon ou fleurant les senteurs ambrées de grand-mère, ils feront l'objet d'un discret décompte. L'argent qui n'a pas d'odeur est généralement dévolu à ceux qui ne transpirent pas. Reprenant son souffle, il les palpera longuement mesurant ainsi l'épaisseur de l'humiliante preuve matérielle de la valeur marchande dont il a été coté. Il ne sait s'il doit commencer par payer les dettes de l'épicier ou celles du boulanger, les seuls commerçants, qu'il peut encore fréquenter pour des besoins, hélas vitaux! Quant au boucher et autre marchand, son dernier passage chez eux remonte au fameux rappel de 3% . Cette arlésienne qui a tenu en haleine, toute une saison les prétendants, n'a fait que confirmer l'inexorable perdition sur les vagues de l'oubli. L'essentiel, toutefois, est que de temps à autre, les gémissements de cette frange de la société, deviennent audibles pour perturber l'ambiance feutrée d'un quelconque cabinet et l'amener à proclamer dans l'increvable style populiste, que l'Etat n'oubliera jamais ses anciens serviteurs. Il leur sera encore demandé de blanchir sous le harnais, d'ailleurs ils ne seront pas à leurs premiers sacrifices. Les beaux jours sont à venir... patience et bon courage ! Avec quelques restes de dinar encore en poche, le c?"ur plein de ressentiments, il reprendra le rituel chemin du souk, question de s'informer sur la mercuriale. Cette dernière constituera le sujet inépuisable de débats entrecoupés par le choc des dominos sur le formica écorné d'une table de café maure. Son esprit fait des escapades, où est la concrétisation de cet idéal, qu'il avait traqué et presque touché du doigt? Où sont ses valeurs humaines? Que sont devenues ces cohortes de jeunes travailleurs pleins de verve et auxquelles il s'en revendiquait? Qu'est-il advenu de cette génération battante qui a été la fierté d'un pays sorti exsangue d'une guerre sans merci? Ces anciens combattants du développement post-indépendance, éreintés par une vie professionnelle sans répit, se voient «débarqués» sur l'ultime quai de leur fin de parcours. Ils n'auront pour seul bagage que leur morbidité chronique et des lendemains incertains. Dieu y pourvoira!   AUTRE TEMPS AUTRES M?URS
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)