Algérie

Stora pointe les mémoires dangereuses qui fabriquent des identités meurtrières



Si la mémoire de la Guerre d’Algérie demeure un «sujet brûlant» près de soixante ans après la fin du conflit, c’est parce qu’«il n’y a jamais eu de consensus après la fin de la guerre, à l’inverse de ce qu’on a observé en 1945, où le général De Gaulle a réussi avec sa magie du verbe à reconstruire une histoire axée sur le mythe de la France résistante», a affirmé Benjamin Stora dans un entretien accordé à l’édition française du site américain Huffington Post.

«Or, pour l’Algérie, il n’y a pas eu de vision par en haut sur le sens à donner aux événements. Il y a bien eu une tentative donnant à De Gaulle le rôle de décolonisateur, ce qui offrait une image apaisée et apaisante. Mais le récit n’a pas tenu longtemps, parce qu’il y avait un antigaullisme très puissant à droite qui refusait le consensus […] et par la gauche française qui n’était elle-même pas consensuelle. Il y a donc eu un enfouissement de la mémoire qui a laissé la place à une multitude d’interprétations contradictoires», a expliqué l’historien.

«Pendant presque trente ans, la société n’a pas regardé cette histoire en face», a estimé Benjamin Stora, pour lequel «cette histoire existait, mais dans les cercles familiaux, dans l’histoire privée, et chacun de son côté», les pieds-noirs, les appelés et les harkis, chaque catégorie pour des raisons qui lui sont propres. L’historien décrit la Guerre d’Algérie comme étant, «à l’inverse» de celle du Vietnam, «complexe», en ce qu’elle «s’étend sur une longue période, avec de multiples acteurs, politiques et militaires, et au cours de laquelle des Algériens se tuent aussi entre eux».

Interrogé sur son rapport qu’il a remis récemment au président français qui le lui a commandé, Benjamin Stora constate qu’«il y a eu un énorme retentissement médiatique» bien que ce ne soit pas le seul rapport qu’il ait rédigé, a-t-il ajouté, en regrettant que «personne ne parle» du fait qu’il a «obéi» à son «itinéraire classique d’historien […] en travaillant sur des sources et en restituant des travaux». «Il y a là un gros problème : on va directement aux disputes idéologiques sans réfléchir au socle de savoir sur lequel le rapport est bâti», a-t-il objecté, en estimant que cette façon de voir «est dans l’air du temps», dans la mesure où «on cherche le choc des émotions plutôt que la réflexion».

L’historien reproche à ses détracteurs de ne pas avoir discuté «du contenu de l’inventaire, mais des intentions qu’il y aurait derrière», en soulignant qu’«il y a eu également un rejet idéologique du rapport de la part de ceux qui rejouent à l’infini la scène des postures». Il fustige, dans ce sillage, «la répétition d’une scène traditionnelle de la part de gens qui ont fabriqué une rente mémorielle, permettant de se forger une identité politique». «D’un côté comme de l’autre, ce sont des postures paresseuses qui ne cherchent pas à comprendre», a-t-il accusé, en confiant que ces «réactions épidermiques» accréditent a posteriori le constat qu’il dresse sur «les écueils d’une mémoire communautarisée qui consiste moins à établir et analyser des faits que d’avoir eu raison dans le passé».

Aux Algériens qui lui «répètent l’importance d’insister sur les atrocités» et aux Français qui lui «reprochent de ne pas s’épancher sur les bienfaits [de la colonisation]», Stora répond qu’«il y a quand même un problème de fond que ces postures ignorent : les préconisations concrètes qui sont faites dans le rapport». «Ce que j’attendais, c’est que ces protagonistes se prononcent sur ces préconisations, qu’ils aillent sur le fond. Malheureusement, ils ont préféré se jeter sur le débat ancien», a-t-il dit.

L’auteur de La Guerre des mémoires, qui affirme ne pas s’opposer à la rebaptisation de l’avenue Bugeaud pour la renommer en hommage à l’Emir Abdelkader, relève qu’il y a un «déficit politique sur la question de la Guerre d’Algérie dans l’espace public» français. «Qui connaissait Mohamed Boudiaf avant son assassinat ? Qui connaît Ferhat Abbas ou Messali Hadj ? On ne sait pas qui ils sont et ils se retrouvent exclus du récit, alors qu’ils étaient des leaders politiques», a-t-il affirmé, en expliquant que ce «déficit» a généré «une histoire fantasmée». Selon lui, il faut «redonner du sens à ce qu’il s’est passé» en Algérie.

Enfin, l’historien français natif de Constantine a mis en garde contre une «fragmentation» que font courir «les retards pris par le fait de ne pas assumer certains pans de l’histoire» de la France. Benjamin craint que cela conduise au développement de «mémoires dangereuses, qui finissent par fabriquer des identités meurtries, voire meurtrières».


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