Algérie

Souvenirs en noir et blanc



Souvenirs en noir et blanc
C'est un geste que l'homme, à l'orée de la cinquantaine, n'a jamais pu s'empêcher de faire. Il n'arrive plus à se départir du réflexe. A hauteur de la salle de cinéma de sa ville natale, sa tête se tourne vers ce lieu que le Ramadhan transformait, comme tant d'autres choses dans la ville. Durant tout le mois on cessait de diffuser des films. Chaque soir, le rideau couleur grenat se levait sur une scène où trônaient des violons et un immense piano. Cet instrument n'était pas une vulgaire mandoline ou une misérable derbouka, uniques instruments des artistes du coin. L'homme qui prenait place derrière, pose hiératique, faisait coulisser ses doigts et par rage ou passion appuyait de toutes ses mains sur les touches blanches tout en secouant sa crinière. Le chanteur distribuait sourires à droite à gauche. Lui on aurait dit qu'il était ailleurs.De temps en temps, il tournait sa tête vers le chef d'orchestre. Il n'avait de comptes à rendre qu'à l'homme qui, de sa baguette magique, entraînait l'assistance dans un monde féerique. Prés de quarante ans plus tard, la salle est toujours là, mais elle ne ressemble plus au cinéma d'avant. Il y a belle lurette qu'on ne fait plus sortir les panneaux en bois remplis de belles photos. Elles annonçaient le film qui se jouera prochainement. Les badauds ne viennent plus s'agglutiner pour découvrir le film à l'affiche. La porte d'entrée s'ouvre pour des associations qui parlent de tout sauf de cinéma. Quelques partis politiques viennent aussi animer des rencontres où la comédie n'est jamais absente. La petite fenêtre vers laquelle convergeait parfois l'interminable file des spectateurs a été obstruée. Celui qui servait les tickets et aussi important que l'employé de la mairie ou le vendeur du Souk El Fellah a disparu. Les soirées se déroulent désormais ailleurs. Au stade, à l'air libre ou sur un promontoire qui domine la mer. Les femmes désormais sortent en grand nombre et en lieu et place du pianiste, elles préfèrent les rythmes endiablés. Cette année, on a organisé quelques spectacles au cinéma sans grand succès. Les jeunes préfèrent arpenter les chemins menant vers la plage pour se rafraîchir et reluquer les essaims de filles. Le cinéma est devenu royaume de la tristesse. Son fringant gérant tiré à quatre épingles est mort il y a longtemps. Un homme, assis derrière une table dans la pose du gendarme qui remplit imperturbablement des PV, vend désormais des tickets. L'homme a tout vu puis s'est éloigné, laissant derrière lui les fantômes du passé. Il s'est rendu compte qu'il était vieux. Ou, pour se rassurer, demi-vieux, comme disent ses enfants.


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