« L’OPINION FRANÇAISE A OUBLIÉ LES RACINES DE LA GUERRE DU 1ER NOVEMBRE 1954 »
L’historien Alain Ruscio, spécialiste de l’histoire coloniale, publie “La première guerre d’Algérie : Histoire de conquête et de résistance, 1830-1852″ aux Editions Frantz Fanon . Cet ouvrage explore, à travers des archives et des témoignages inédits, les atrocités commises par l’armée coloniale contre les Algériens, et les résistances populaires durant cette période. Alain Ruscio, auteur de 15 ouvrages, souligne l’impact durable de cette “première guerre d’Algérie” sur la construction de l’esprit colonial et racial en France et son influence sur les relations algéro-françaises.
Echoroukonline.com : Tout d’abord, pourriez-vous revenir sur les raisons derrière la conquête française de l’Algérie en 1830 ?
Alain Ruscio : Vous avez raison d’employer le pluriel. En histoire, il n’y a jamais une seule raison. Dans le cas de la conquête d’Algérie, il y eut un “mauvais” prétexte, la punition infligée au dey d’Alger pour un geste d’énervement contre le consul de France “le fameux « coup d’éventail »”. En réalité, la prise d’Alger était dans les plans français depuis des décennies. Il y eut une cause géostratégique fondamentale : la volonté de contrecarrer la domination britannique en Méditerranée. Mais, bien sûr, il y eut des raisons plus directement coloniales, comme la volonté de s’emparer d’une terre présentée comme riche, d’y envoyer des colons, pris parmi les plus pauvres. Plus tard, il y eut la justification par la trop fameuse “mission civilisatrice” de la France, certains au nom de la Raison, d’autres de la “vraie religion”, c’est-à-dire le catholicisme.
Pourquoi avez-vous choisi de qualifier la période allant de 1830 à 1852 de “première guerre d’Algérie” ?
Ce titre s’est imposé à moi dès que j’ai commencé à étudier cette époque. Il me semble que l’opinion française, à juste titre concernée par la “seconde” guerre, celle de l’indépendance, a un peu oublié les racines de l’insurrection de novembre 1954. Or, ces racines ont commencé à s’implanter dès le premier jour de la conquête.
Vous affirmez que cette guerre a été d’une intensité plus importante que la guerre de l’indépendance. Pourriez-vous revenir sur les événements marquants de cette période ?
Il est toujours difficile de comparer des événements séparés par plus d’un siècle. Je sais bien sûr que la guerre d’indépendance a été un traumatisme pour toutes les couches de la population algérienne. Mais ce traumatisme ne doit pas faire oublier qu’une armée française de 100.000 hommes, commandée par des officiers impitoyables, a ratissé toute l’Algérie entre la conquête de juin 1830 et la fin provisoire de la lutte lors de la reddition dans l’honneur de l’émir Abd el-Kader et du bey Ahmed de Constantine. Soit presque vingt ans, trois fois plus de temps que la guerre d’indépendance. Mon livre s’arrête en 1852, au début du Second Empire. Mais il y eut bien sûr d’autres mouvements comme la révolte kabyle de 1871.
Durant cette période, vous décrivez des atrocités commises par des responsables militaires français en Algérie. Pourtant, certains de ces noms sont aujourd’hui célébrés en France. Comment expliquez-vous cela ?
Cela fait bientôt deux siècles qu’on répète aux enfants des écoles, aux « Français moyens » que le brave maréchal Bugeaud a représenté en Algérie la civilisation supérieure, que “nos colons” ont mis en valeur des terres que les “Arabes” avaient laissées à l’abandon. Cela laisse des traces. Évidemment, il y eut des intellectuels et des historiens qui combattirent très tôt ces idées reçues. Je pense en France à Charles-André Julien, à mes collègues contemporains, nombreux, mais aussi à une école historique née en Algérie après l’indépendance. Je pense également à certaines municipalités, comme celles de Paris, de Bordeaux ou de Périgueux, qui ont entrepris un courageux travail de rectification historique. Je n’ai pas la prétention d’avoir été le premier à dénoncer ces idées reçues. Mais il y a encore bien du travail à faire, il suffit de regarder certaines chaînes dites d’information qui colportent encore l’idéologie coloniale. Le combat mémoriel est évidemment un combat politique. Il suffit d’en être conscient.
Dans votre ouvrage, vous évoquez également des figures intellectuelles françaises des Lumières qui ont justifié le colonialisme. Comment interprétez-vous ce paradoxe ?
Justement, ma thèse, après bien d’autres historiens, est que ce n’est pas un paradoxe. Les intellectuels les plus brillants ne peuvent échapper aux idées dominantes de leur temps. Les hommes des Lumières et leurs successeurs ont très sincèrement pensé que l’Europe – et même certains pensaient : La France – était la source de toute civilisation, que c’était donc pour le bien des “indigènes” que nous plantions notre drapeau dans diverses contrées du monde. Ce furent souvent les mêmes intellectuels qui justifièrent la présence coloniale… et qui dénoncèrent les exactions et crimes, sans être conscients que les deux étaient liés. Relisez les citations de Hugo ou de Lamartine que je fais dans mon livre…
Parmi les figures de la résistance algérienne que vous avez mentionnées figure l’Émir Abdelkader. Quel rôle a joué ce personnage dans le renforcement de la résistance durant cette période ?
Avant de travailler sur cette période, j’avais déjà une certaine admiration pour son combat. Après avoir regardé de près; mon admiration s’est renforcée. Il n’a pas seulement été un combattant éprouvé, un chef de guerre habile, tenant tête à la plus puissante armée du monde durant 15 ans. Il a été en même temps un intellectuel de haute volée, un homme de lettres et bien sûr un homme pieux. Durant les rares moments où il put mettre sur pied des structures étatiques, il fit preuve d’imagination et de créativité. Certains, aujourd’hui, osent lui donner des leçons a posteriori pour sa reddition de décembre 1847. C’est à mon avis ne rien connaître des conditions de la lutte, à ce moment. Le fait le plus important ne fut pas sa défaite dans l’honneur, mais son intense résistance de 15 années.
Vous mentionnez l’impact durable de cette “première guerre d’Algérie” sur la construction de l’esprit colonial et racial en France. Selon vous, en quoi cette période continue-t-elle d’influencer les débats en France concernant ses relations avec l’Algérie ?
Oui, j’essaie de démontrer que l’esprit colonial, avec son compagnon inséparable, le racisme, ont connu un premier « âge d’or » dès 1830. S’en est suivie la colonisation (française) la plus longue, 132 ans. Cela a laissé des traces, d’autant que la France et l’Algérie ne sont séparées que par la Méditerranée. Cette spécificité a marqué et marquera longtemps les relations entre les deux pays. D’où la nécessité de poursuivre le travail d’histoire, sans polémique, sans « repentance », mais en demandant aux autorités françaises de regarder enfin en face cette histoire.
*Alain Ruscio, La première guerre d’Algérie : Histoire de conquête et de résistance, 1830-1852. Éd. française, La Découverte, 2024 ; Éd. algérienne, Éditions Frantz Fanon, 2024.
Posté Le : 14/01/2025
Posté par : litteraturealgerie
Source : https://www.facebook.com/EditionsFrantzFanon