Algérie

Songes et mensonges de Belaïd Abdesselam (2e partie et fin)


La Fédération de France du FLNAhmed Taleb est resté président jusqu'en mars 1956, date du deuxième congrès de l'Ugema. Selon Abderrahmane Cheriet, les premières frictions entre les deux hommes ont surgi dès les débuts. Taleb est resté indépendant et insensible aux tentatives de Abdesselam de régenter la syndicale et de laisser croire qu'il a la bénédiction du FLN à Alger. Aussi, il n'hésite pas à émettre des jugements négatifs sur cette première présidence de l'Ugema qui a duré huit mois. Il invoque des arguments simplistes, traitant Taleb de hautain, fréquentant les intellectuels du monde musulman vivant à Paris. Cependant, les avis sont unanimes dans l'appréciation positive de la présidence et à ce titre, le témoignage de Lamine Khene est d'une objectivité remarquable. En décembre 1955, Mohamed Lebjaoui transmet à Ahmed Taleb la directive de Abane Ramdane de quitter la présidence de l'Ugema pour se consacrer exclusivement à la Fédération de France du FLN. Taleb quitte la présidence de l'Ugema en mars 1956 et Abdesselam se vante de l'en avoir écarté. Abderrahmane Cheriet raconte qu'au cours d'une réunion du comité exécutif, dont il fait partie, Taleb leur annonce en janvier 1956 sa décision de quitter la présidence de l'Ugema pour, dit-il, préparer sa thèse de doctorat, les règles de la clandestinité lui interdisant de révéler la vérité. Cheriet a essayé de le convaincre de revenir sur sa décision et au cours d'une discussion à la cité universitaire, ils sont rejoints par Abdesselam, venu lui aussi demander à Taleb de rester à la tête de l'Ugema. Selon Cheriet, Taleb a dit textuellement à Abdesselam : «Je tiens à soutenir ma thèse et je te propose de prendre ma succession. Ainsi, au lieu de vouloir diriger dans la pénombre, tu pourras diriger l'Ugema au grand jour.» C'est alors que Abdesselam fondit en larmes et sortit une lettre qu'il venait de recevoir de son père qui lui reprochait durement d'avoir échoué dans ses études. «Pour regagner la confiance de mon père, dit Abdesselam, je n'ai pas le choix : il faut décrocher ma licence en droit.» Mais Abdesselam n'a jamais jugé utile d'évoquer cette rencontre. Le deuxième congrès de l'Ugema a lieu en mars 1956 : Balaouane succède à Taleb que les membres du comité fédéral du FLN cooptent comme l'un des leurs, confirmant ainsi le choix d'Alger. C'est là que réside le troisième complexe de frustration de Abdesselam. Comment Taleb, et pas lui, est parvenu au comité fédéral du FLN ' Cela relève de la psychanalyse : n'ayant pas réussi à l'être, Abdesselam se rabat sur le paraître. Il crie sur tous les toits et à qui veut bien l'entendre qu'il est en relation avec le FLN à Alger. Dans deux pages de son pamphlet (pp. 194 et 195), véritable roman de science-fiction, sachant qu'il est inconnu dans les structures de la Fédération de France, il se livre à des contorsions risibles pour essayer d'inventer des contacts avec Alger. Il dit : «Dans l'esprit de Abane et Benkhedda, j'étais bien le contact du FLN avec le comité exécutif de l'Ugema à Paris”? J'assurais un rôle de guide de l'Ugema mais sans aucun contact direct avec la direction de la Fédération de France.» Il atteint le comble du ridicule en prétendant que Lebjaoui «s'adressait à moi comme si j'étais le responsable du FLN en France». Comment Lebjaoui, agent de liaison entre Abane et Louanchi et qui a fini par devenir le chef de la Fédération de France, peut-il ignorer que Abdesselam n'a jamais appartenu aux structures du FLN et s'adresser à lui en pensant qu'il était le responsable du FLN en France ' Une autre aberration, c'est lorsque Abdesselam prétend (p.192) que Taleb lui «a demandé de le mettre en contact avec le FLN». Comment croire que quelqu'un qui est membre du comité fédéral du FLN en France puisse demander à quelqu'un qui n'est rien au FLN de le mettre en contact avec ce dernier ' C'est là la grande imposture de Abdesselam qui a réussi à bluffer son monde des années durant en s'autoproclamant «le père fondateur», «le guide» de l'Ugema et même l'intermédiaire entre le FLN et son syndicat étudiant. Abdesselam nous rappelle cet autre éternel étudiant, pilier des cafés de Saint-Michel, écumant les rues du quartier latin pour crier sur tous les toits qu'il était un ponte du FLN, il finit par se faire arrêter par la police française. Au terme de quelques jours d'interrogatoire sans résultats, comme de bien entendu, il est présenté au patron de la DST, le redoutable Roger Wybot, grand passionné de psychologie et de psychanalyse, expert en noyautage et en infiltration et qui n'a jamais confondu les genres. Il lui tient les propos suivants : «Mes services vous ont arrêté comme un grand chef du FLN mais leur enquête n'a abouti à aucune preuve. De deux choses l'une : ou vous êtes réellement un grand responsable du FLN et vous cachez admirablement votre jeu. Dans ce cas, je vous tire mon chapeau. Ou bien vous êtes un minable tartarin du Quartier latin. Personnellement, je penche vers cette seconde hypothèse. C'est pourquoi je vous remets en liberté.» De son côté, Abdesselam a continué à propager le mythe de la première hypothèse au point où il a fini lui-même par y croire. Abdesselam va jusqu'à salir la mémoire de Louanchi et Lebjaoui en leur reprochant (p. 197) leur non-respect des règles strictes de la clandestinité, ce qui leur valut d'être arrêtés par la police française avec Taleb en février 1957. A supposer que cela soit vrai, est-ce à Abdesselam, qui n'a jamais connu un seul jour de clandestinité, de donner des leçons à deux membres du CNRA, qui ont tant servi leur pays avec modestie et compétence ' A partir de mars 1956, Taleb entre dans la clandestinité totale qui va durer une année : muni d'un faux passeport tunisien, il effectue, sur instruction de Abane, plusieurs missions en Suisse auprès de Ferhat Abbas et pour l'admission de l'UGTA à la CISL, en Tunisie et en Libye auprès de Ben Bella. Mais ce que l'histoire retiendra, c'est le gros travail réalisé par Louanchi et Taleb auprès d'intellectuels et universitaires français afin de sensibiliser l'opinion sur l'inéluctabilité de l'indépendance de l'Algérie et la nécessité de négociations avec le FLN et qui vont déboucher sur «le manifeste des 121»(1). Les contacts avec Robert Barrât, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, François Mauriac, Albert Camus, Pierre Mendès- France et Francis Jeanson ainsi qu'avec des journaux tels que Le Monde, Combat, Jeune Afrique, Le Nouvel Observateur et L'Express sont loin d'être négligeables. Mohammed Harbi relate, sans grandiloquence, dans ses mémoires(2) comment il a été recruté dans les rouages de la Fédération de France : «J'ai été intégré fin août 1956 à l'appareil du FLN à la suite d'une rencontre fortuite avec Fodil Bensalem, membre du comité fédéral”? ''Où es-tu, que fais-tu ' questionna Bensalem. Je lui répondis : ''Je milite à la base . Il était interloqué. ''On a besoin de toi dans la presse. Je vais te prendre rendez-vous avec Ahmed Taleb . Et il m'indiqua aussitôt le jour et l'heure. Taleb se présenta au rendez-vous à l'heure dite. Nous étions des adversaires politiques – lui venait de l'Association des Oulémas et moi du MTLD – mais l'homme, d'une grande civilité, était trop courtois pour manifester une quelconque distance ou me faire sentir sa supériorité hiérarchique.» De son côté, l'anticolonialiste Paul-Albert Lentin fournit un témoignage précieux : «En France, pour le FLN, la ronde est celle de la police. En février 1957, les deux plus gros poissons de la Fédération de France, Salah Louanchi devenu un habitué des eaux politiques françaises (je l'ai, pour ma part, rencontré dès 1955), et Mohammed Lebjaoui, alias Mourad, qui a participé au Congrès de la Soummam et qui, venu d'Alger, nageait aux côtés de Salah depuis quelques semaines seulement, se font prendre dans un coup de filet policier. Leur adjoint, Ahmed Taleb, fils du leader de l'Association des Oulémas, cheikh Ibrahimi, qui terminait sa médecine à Paris, se trouve également pris dans la nasse tandis que la police, déjà en possession, depuis le ''coup de l'avion d'octobre 1956, du compte rendu du Congrès de la Soummam, saisit le rapport que Ben Bella, principale compétence en la matière, avait établi sur la logistique et le ravitaillement de l'insurrection. Lebjaoui, Louanchi et Taleb ont fait, à des titres divers, un travail efficace, et leur mise hors circuit, pour la Fédération de France, est un coup dur, d'autant plus ''qu'en raison des circonstances tout le comité fédéral se voit contraint d'interrompre, du moins momentanément, ses activités et de couper ses liaisons avec un certain nombre de ceux qui travaillent le plus étroitement avec lui (”?).»(3) Pendant ce temps, Abdesselam mène une vie paisible à Paris sans être inquiété par les autorités françaises jusqu'au 22 mai 1956 où il prend l'avion pour Alger, avec un passeport français, où, dit-il à ses amis, il va convaincre Abane Ramdane d'annuler l'ordre de grève des étudiants. Mais en vérité, il vient exprimer son dépit d'avoir été écarté de toute responsabilité au FLN. Arrivé à Alger le 22 mai 1956, Abdesselam commence par désavouer le représentant de la section d'Alger de l'Ugema, venu l'accueillir, d'avoir voté l'ordre de grève. Mais il va vite déchanter : Abane Ramdane refuse de le recevoir et charge l'un de ses secrétaires de lui rappeler le caractère irrévocable de l'ordre de grève et lui intimer l'ordre de ne plus retourner en France mais de se diriger vers le Maroc avec une lettre à Boussouf. A Oujda, il est reçu
par Abdellah Arbaoui, dit Mahmoud, maquisard authentique, qui est alors officier de l'ALN et futur ministre de Boumediène. Selon son témoignage, la lettre contenait la condamnation de Abdesselam, mais Boussouf n'en tient pas compte. Pensant tirer profit des compétences du «guide» de l'Ugema, il le nomme instructeur dans l'école des cadres qu'il vient de créer et qui est l'embryon du futur Malg. Abdesselam, jugeant cette fonction bien endeçàde ses capacités, déserte son poste et rejoint Tunis où il se met sous la protection de Abdelhamid Mehri qui lui confie la gestion des bourses d'études à l'étranger, fonction qu'il exercera sans interruption jusqu'à l'indépendance et qu'il utilisera comme moyen de se constituer une clientèle. Brahim Hasbellaoui se rappelle de sa vie d'étudiant à Lausanne, quand il a eu à connaître, de près et par la force des choses, le gestionnaire des bourses. Il n'a perçu chez lui aucune humilité. Pour Belaïd Abdesselam, il n'y a pas de relations d'égal à égal ni de relations d'amitié. Il est convaincu que les relations humaines ne sont régies que par le seul rapport de force entre vassal et suzerain. Avec les étudiants, il était le suzerain puissant mais avec ses supérieurs, il était un vassal à l'échine très flexible. Plus tard, lors d'une visite au siège de l'Organisation nationale des moudjahidine, au lendemain de la nomination de Abdesselam comme chef de gouvernement en 1992, Mehri fit remarquer : «Comment Abdesselam, qui n'a pas pu décrocher un siège de député, qui se dit démocrate, accepte d'être chef du gouvernement avec des décideurs éradicateurs ' Et dire que je lui ai sauvé la vie en 1956 !» Que pourrait bien valoir l'errance de Abdesselam durant la guerre de libération face au parcours de Taleb ' Qu'on en juge : participation à la création de l'Ugema (1955), premier président de l'Ugema (1955-1956), membre du comité fédéral du FLN en France (1956-1957), prisonnier politique en France (1957-1961), membre de la délégation algérienne à l'ONU (novembre-décembre 1961). Et qu'attendre de «celui qui, partit de rien, n'est arrivé nulle part», selon la formule de Pierre Dac, sinon le déchaînement de la haine et le déferlement des calomnies' Concernant la sortie de prison de Ahmed Taleb, au lieu de se réjouir de la libération d'un compagnon de route après une longue détention, Belaïd Abdesselam donne toute la mesure de son insoutenable légèreté. Il écrit (p.198) : «Au bout de trois années de détention, Ahmed Taleb fut libéré à la suite du retour du général de Gaulle au pouvoir. Il n'eut même pas à passer en jugement devant les tribunaux français. Après sa libération, il disparut complètement des circuits du FLN. En 1962, il était de nouveau à Paris où il acheva ses études de médecine.» Ce paragraphe à lui seul contient six mensonges facilement réfutables : 1- Ahmed Taleb n'est pas resté trois années en prison mais plus de quatre ans et demi : de février 1957 à septembre 1961. 2- Il n'y a aucune relation entre l'arrivée de de Gaulle au pouvoir en mai 1958 et la libération de Ahmed Taleb en septembre 1961. Abdesselam va réitérer cette insinuation perfide. 3- Abdesselam ignore que les dirigeants du FLN emprisonnés en France (les cinq chefs historiques et les dirigeants de la Fédération de France, dont Taleb), dès le début de leur incarcération, ont pris la décision de ne pas reconnaître la justice française et, partant, de ne pas répondre aux questions des juges instruisant leur dossier. Leur libération est liée à un accord algéro-français sur l'indépendance. 4- En septembre 1961, devant les progrès des négociations entre le FLN et le gouvernement français qui rendent l'indépendance très prochaine, les autorités françaises décident d'accorder «la liberté médicale» à quatre responsables FLN emprisonnés atteints d'affections diagnostiquées par les médecins des prisons. Il s'agit de Mohamed Terbouche, premier chef de la Fédération de France, Mostefa Lacheraf, un des cinq, Mohamed Mechati et Ahmed Taleb, membres du comité fédéral. Il y a lieu d'ajouter que la décision concernant Taleb était assortie d'une assignation à résidence à Poitiers. Mais la Fédération, installée en Allemagne, utilisant les réseaux Jeanson, réussit à l'exfiltrer à Dèsseldorf via Bruxelles. 5- Après sa libération, Ahmed Taleb n'a pas «disparu des circuits du FLN», selon l'expression de Abdesselam. Au contraire, il a été reçu par de nombreux ministres du GPRA et Krim Belkacem le désignera comme membre de la délégation du FLN à l'Assemblée générale de l'ONU présidée alors par M'hammed Yazid et Abdelkader Chanderli. D'ailleurs, au retour de New-York, Taleb et Abdesselam ont déjeuné ensemble dans un restaurant à Tunis, à l'invitation de Hafidh Keramane qui, éprouvant de l'affection pour tous les deux, voulait ainsi les réconcilier. Ce fut un demi-succès. 6- Ahmed Taleb n'a pas achevé ses études à Paris, en 1962, comme l'affirme Abdesselam, pour la bonne raison qu'il était interdit de séjour en France après son refus d'obtempérer à l'assignation de résidence à Poitiers. Taleb, en 1962, préparait sa thèse à l'hôpital de Lausanne, en Suisse.
L'indépendance nationale
A l'annonce de l'indépendance de l'Algérie, une dizaine d'anciens responsables de l'Ugema (dont Abdesselam et Taleb) se rendent à Alger en juillet 1962 à la demande du président du GPRA, Benyoucef Benkhedda, où l'atmosphère de fête est entachée par les luttes fratricides. Faute de directives précises, le groupe se donne pour mission de rapprocher les points de vue des chefs historiques et surtout d'éviter les affrontements entre Wilayas comme celui qui vient de se produire entre la IV et la V. Dans ce but, il crée un petit comité chargé des contacts et qui se compose de Mohamed Benyahia, Ahmed Taleb et Redha Malek. A ce propos, Brahim Hasbellaoui tient à relater un fait historique qu'il doit à Aït-Chaalal mais qui n'est malheureusement évoqué par aucune source écrite. En 1963, Aït-Chaalal et Taleb, fidèles à leur engagement de l'hôtel Aletti de «rapprocher les points de vue des chefs historiques et éviter tout affrontement armé», prennent de gros risques en rendant secrètement visite à Aït-Ahmed dans son maquis en Kabylie et à Boudiaf à Constantine. Leur but était de convaincre Aït-Ahmed de renoncer aux armes et de se réconcilier avec Boudiaf en vue de constituer une large opposition politique à Ben Bella. C'est sans doute cette démarche qui a valu à Messaoud Aït-Chaalal et Ahmed Taleb les foudres du président Ben Bella qui les a fait arrêter et torturer. Mais Abdesselam quitte le groupe et se rend à Tlemcen pour marquer ses distances avec «les serviteurs de l'esprit» et faire valoir sa passion obsessionnelle d'allégeance «aux maîtres de l'heure» (selon la formule de Jean Amrouche) incarnés par Ahmed Ben Bella. Il obtiendra un strapontin de député à la première Assemblée nationale constituante. Quelques semaines plus tard et face à un Ben Bella bien ancré au pouvoir, Mostefa Lacheraf, Messaoud Aït-Chaalal, Belaïd Abdesselam, Ahmed Taleb et Redha Malek se réunissent à Paris et adoptent une démarche avec trois principes : ne pas combattre le nouveau régime, ne pas y participer, servir le peuple en tant que médecins (Aït-Chaalel et Taleb) ou enseignants (Lacheraf, Abdesselam et Malek). A la surprise générale, Abdesselam est nommé par Ben Bella P-DG de Sonatrach.
Une nomination qui prend l'allure d'un soliloque du bateau ivre qu'est devenu le pouvoir exercé dans une effroyable impréparation. Dépourvu de toute aptitude de commandement, de vision stratégique et de capacités managériales, quelles qualités professionnelles pouvait bien faire valoir ce pauvre Abdesselam pour présider aux destinées d'une compagnie pétrolière ' C'est là que réside sans doute le défaut de fabrication de ce géant aux pieds d'argile que n'a jamais cessé d'être la Sonatrach. Sous la présidence de Houari Boumediène (1965-1978), la carrière d'Ahmed Taleb a été stable. Il est nommé respectivement ministre de l'Education nationale (1965-1970), ministre de l'Information et de la Culture (1970-1977) et ministre-conseiller du président de la République (1977-1978). Brahim Hasbellaoui a été un proche collaborateur dans cette période et peut témoigner qu'Ahmed Taleb avait toutes les qualités que ses fonctions exigeaient dans la conception et la mise en œuvre d'une politique de décolonisation culturelle de notre pays. Belaïd Abdesselam est nommé ministre de l'Industrie et de l'Energie. Une nomination très discutable, où Abdesselam a reconduit ses méthodes de gestionnaire des bourses, transformant ce grand ministère en fief du clientélisme. Avec sa toxicité, il a inauguré le règne des faux-monnayeurs et des faussaires qui n'ont jamais su, pu ni voulu être compétents et honnêtes. Durant son règne infernal, Abdesselam a eu tout le temps d'installer les mécanismes diaboliques de la désindustrialisation de l'Algérie, compromettant gravement sa viabilité économique. On se souvient du mythe trompeur de «l'industrie industrialisante» et ses formules creuses défiant toute logique de «clés en main» et «produit en main». L'apprenti-sorcier Abdesselam a passé son temps à se tromper et à tromper les autres sur la politique industrielle, avec sa dogmatique ignorance, il était convaincu qu'il suffisait, pour s'industrialiser, d'acheter des usines, au grand mépris de l'acquisition des valeurs industrielles. C'est ainsi qu'il a empêché le pays de construire un appareil de production national, moderne et compétitif. De même que les choix énergétiques, fondés sur une approche prédatrice de surexploitation des ressources pétrolières et gazières, ont fini par cantonner l'Algérie dans un piètre statut de pays à revenu intermédiaire. Il ne lui sera jamais pardonné d'avoir institutionnalisé les deux sports funestes, la fuite des cerveaux par la marginalisation des cadres, pourtant formés à grands frais aux quatre coins du monde et la fuite des capitaux pour avoir imposé le financement à n'importe quel coût de l'option du tout-étranger. Le système de rente pétrolière, dont Belaïd Abdesselam peut en réclamer la paternité, a créé un voile aveuglant qui empêche les dirigeants et leurs conseillers d'avoir une bonne perception des défis et des enjeux. Pis encore, cette richesse subite et mal gérée a provoqué une infection par le syndrome hollandais, c'està- dire que la surexploitation des ressources naturelles précipite le pays dans un déclin économique et une régression sociale. Pour faire oublier cette catastrophe qui peut relever de la haute trahison, Belaïd Abdesselam recourt à la diversion, il accuse Ahmed Taleb d'avoir implanté les oulémas à tous les niveaux de l'enseignement(4). Brahim Hasbellaoui s'inscrit en faux contre cette allégation. En vérité, le dossier de l'intégration des enseignants venus de l'Association des Oulémas a été initié et clèturé en 1964 par le prédécesseur de Taleb, Chérif Belkacem. Ahmed Taleb a travaillé avec les cadres qu'il a trouvés en place : non seulement les enseignants mais les directeurs, les inspecteurs d'enseignement et les inspecteurs généraux ; et s'il a procédé à des modifications, il n'a jamais fait appel à des oulémistes. Au contraire, il s'est toujours soucié du sort d'anciens responsables du PPA qui ont tout donné au pays et qui se retrouvent sans reconnaissance. C'est ainsi qu'il a nommé Chadli Mekki à la direction des affaires culturelles à un moment où aucun ministre (y compris Abdesselam) n'a eu le courage de le recruter sous prétexte qu'il a été emprisonné par les Egyptiens durant la Révolution. C'est ainsi qu'il a également chargé Hasbellaoui de faire bénéficier Ahmed Bouda, ancien responsable du PPA et ancien représentant du GPRA en Irak et en Libye, d'un poste d'enseignant pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. En 1977, Boumediène procède à son second remaniement important après les élections présidentielles : Belaïd Abdesselam se retrouve à la tête du petit ministère des Industries légères. Abdelmadjid Allahoum raconte qu'il a vu ce jourlà Abdesselam sortir du bureau du président en larmes. Boumediène venait de lui annoncer sa décision de scinder son «empire»(5) en trois ministères : l'Energie, les Industries lourdes et les Industries légères. Abdesselam réclame l'Energie mais Boumediène lui rétorque : «Tu seras ministre des Industries légères.» C'est alors que Abdesselam éclate en sanglots. Ce même jour d'avril 1977, Ahmed Taleb, nommé ministre-conseiller du président de la République, devient l'homme le plus proche de Boumediène, son confident jusqu'à sa mort en décembre 1978. Et lorsque le Président se fait soigner à Moscou accompagné par Ahmed Taleb, Abdesselam réunissait ses collaborateurs tous les matins et se perdait en conjectures sur les lieux où pouvait se trouver Boumediène. Abdesselam prétend (p. 204) que Taleb a «essayé de dévaloriser l'œuvre du défunt président ». Dans sa fidélité à Boumediène, Taleb est resté exemplaire. Le tome II de ses mémoires est une véritable défense et illustration de l'ère Boumediène contre vents et marées. Au début de sa présidence, Chadli Bendjedid (1979-1992) appréciait les ministres selon deux critères : ceux qui incarnent la continuité de l'Etat et qu'il fallait maintenir et ceux qui inspiraient les nécessités de rupture et qu'il fallait congédier. Abdesselam était le plus représentatif des responsables dont il fallait impérieusement s'en défaire. Il est nommé membre du bureau politique du FLN au motif que les ministres qui avaient longtemps travaillé avec Boumediène avaient leur place dans l'instance suprême du parti. Mais Chadli finit par l'en écarter au bout d'une année. Ahmed Taleb accepte de rester dans ses fonctions de ministre-conseiller auprès du nouveau président, sur insistance d'officiers supérieurs de l'ANP, anciens de l'ALN, qui voyaient en lui un exemple de continuité de l'Etat. Hasbellaoui se souvient de ce jour de décembre, alors qu'il se trouvait au domicile de Taleb, quand Hachemi Hadjerès est venu le convaincre : «Ton devoir de patriote est d'accepter car Chadli a plus besoin de toi que Boumediène. C'est le point de vue de nombreux officiers supérieurs.» En 1982, Ahmed Taleb est nommé ministre des Affaires étrangères et Abdesselam trouve à redire sur l'orientation de notre diplomatie à cette époque dans les principales questions : la France, la Palestine, le Maroc et le Sahara occidental. Abdesselam ne peut ignorer que la politique étrangère, si elle est mise en œuvre par le ministre, elle est définie par le Bureau politique. Il serait présomptueux d'apporter des réponses adaptées aux élucubrations de Abdesselam sur la menée de la politique extérieure du temps où Ahmed Taleb était ministre des Affaires étrangères. Le débat pourrait mener loin. Durant la décennie rouge (1991-1999), alors que Taleb prènait publiquement et devant les sessions du comité central du FLN le dialogue et la réconciliation nationale, Abdesselam, après avoir échoué à décrocher un siège de député dans sa propre ville natale, lui, le «grand démocrate», finit par accepter le poste de chef de gouvernement. A ce titre, le peuple algérien est en droit de lui demander des comptes sur les drames qui ont marqué cette période : les massacres, les disparus, les camps du Sud, etc. Et surtout la gestion chaotique de Abdesselam, surtout quand il s'improvise ministre de l'Economie, rappelant les propos de l'économiste français Alfred Sauvy, sollicité par Léon Blum pour être ministre de son gouvernement en 1936. Hésitant, il avait répondu au dirigeant socialiste : «Je ne sais pas si je vais accepter tant à l'évidence vous ne connaissez rien à l'économie.» A cela, Blum eut cette réponse : «Mais enfin Sauvy, si j'y connaissais quelque chose, je ne serai pas socialiste !» Et si Abdesselam n'était pas dangereusement ignorant, il n'aurait jamais lancé le slogan de sa ténébreuse «économie de guerre», refusant de traiter la dette extérieure aux fins de reconstituer les réserves de change. Non content de voir le pays à feu et à sang, il tenait à pousser son sadisme à l'extrême pour voir le peuple mourir de faim et assister à l'anéantissement de l'Algérie. Pour cerner le potentiel criminel de cet individu, il suffit de se rappeler du pavé jeté lors de sa sortie médiatique à l'hôtel El Djazaïr en février 1999, quand il a déclaré sous le regard ahuri de l'assistance : «J'aime la France. » A ce propos, je voudrais rappeler que l'ancien ministre français des Affaires étrangères, Roland Dumas, révèle dans le premier tome de ses mémoires que le jour de la nomination d'Ahmed Taleb à la tête du ministère des Affaires étrangères en mai 1982, il a reçu un appel téléphonique du président François Mitterrand lui recommandant de se méfier de «ce Taleb qui n'aime pas la France». Avec l'arrivée du président Abdelaziz Bouteflika au pouvoir en 1999, Abdesselam, après avoir
vilipendé le candidat, est devenu le laudateur patenté du Président. Toute honte bue, il se complaît dans son jeu de girouette et de vaguemestre, sans qu'on sache en échange de quels privilèges et avantages. Quant à Taleb, il a été le principal rival de Bouteflika aux élections présidentielles de 1999, et sans le concours du commandement de l'armée qui a choisi et imposé Bouteflika au peuple, les résultats auraient été tout autres. Et c'est par flagornerie que Abdesselam est allé organiser à Tlemcen en 2005 le 50e anniversaire de l'Ugema sous le haut patronage du président Bouteflika, qui a infligé à Abdesselam deux gifles : en remerciant l'organisateur, «le doyen des fondateurs de l'Ugema» (et non le père fondateur) et en évoquant la médersa Dar el Hadith et son fondateur Cheikh Bachir Ibrahimi. Cependant, pas un seul mot n'a été prononcé dans l'évocation du congrès de l'Aemna de 1935, une occasion bêtement ratée de relier le passé au présent et d'apprendre à entretenir la mémoire. En 2017, allant à contre-courant de la majorité des jeunes, des femmes, des travailleurs, des intellectuels, Abdesselam ose écrire (p. 174) : «Bouteflika avait réussi à rendre à ceux qui ont contribué à la libération du pays de la domination française leur place dans l'histoire. Il a réussi la réconciliation nationale et j'espère qu'il réussira à établir définitivement les droits de l'homme en Algérie.»
Conclusion
Que peut bien nous inspirer la lecture du livre de Belaïd Abdesselam, véritable chef-d'œuvre de Propaganda ' De ce point de vue, Abdesselam ne fait pas exception au climat intellectuel du pays, caractérisé par une effroyable morosité, où l'écrivain a perdu son rôle social. Nous vivons sous le diktat des écrivains du déclin culturel. Mais alors, par qui, par quoi pourrait-on réveiller ce monde qui s'est endormi ' En définitive, qu'est-ce donc écrire ' Belaïd Abdesselam donne l'impression de sortir du film Les Joueurs d'échecs du réalisateur indien Satyajit Ray qui raconte deux histoires où se mêle l'insouciance des individus à la tragédie nationale. Deux adultes sont passionnés par le jeu d'échecs jusqu'à l'aveuglement, ils ne prêtent même pas attention à la marche de l'Histoire (la conquête coloniale anglaise), acceptant la perte non seulement de l'indépendance politique mais aussi d'une partie de la culture indienne séculaire. Quant au souverain, il sait qu'il n'est qu'un pion. Il se réfugie dans la composition de chansons et le réalisateur accentue ce trait pour montrer un personnage qui était davantage prédisposé à devenir chanteur qu'à jouer au roi. Mais que peut bien valoir la passion pour le jeu et l'art face à la marche de l'histoire ' Tel paraît Belaïd Abdesselam dans son inconséquence et son inconsistance. Le prospectiviste marocain Mehdi El Mandjra relève à juste titre : «Je crois que le sous-développement peut se définir aujourd'hui comme une situation où l'on combat les compétences nationales innovatrices et créatrices et où l'on encourage la somnolence professionnelle et la médiocrité docile qui facilitent la corruption, l'abus des droits humains et la servilité devant les grandes puissances.» L'avènement des tenants de l'Etat moribond, dont Belaïd Abdesselam constitue l'expression achevée, a fini par vicier le contrat social d'une rétention dolosive. Ce qui n'a pas manqué de créer les conditions propices au vide institutionnel où s'évertuent des hommes sans feu ni lieu à livrer le pays aux forces démoniaques. Mais on est frappé par le contraste avec l'état d'esprit d'un pays comme l'Algérie où la conscience nationale se confond avec la notion d'indépendance. A l'origine, la course au pouvoir a eu comme effet indésirable de propulser des hommes incapables d'incarner les aspirations des Algériens à la liberté, à la justice et au progrès. Ambitieux, mais en mal de compétence et de crédibilité, ces hommes ont usé et abusé de la ruse pour étendre leur autorité aux seules fins d'exercer un contrôle sur les populations et les richesses. Le renforcement d'un tel pouvoir a provoqué une modification des normes et une fragilisation de la société.
Ce qui est aisément vérifiable à travers :
- la gestion chaotique ;
- l'affairisme et la corruption ;
- les drogues permises (l'instrumentation du football et du maraboutisme) qui se conjuguent aux effets dévastateurs des drogues illicites (l'alcoolisme et la toxicomanie) ;
- le trucage des élections.
Telle paraît la gageure d'un régime fou, aveuglé par sa fantasmatique détermination à maintenir, vaille que vaille, des hommes et des méthodes de gouverner. «Insanity is repeating the same mistakes and expecting different results», disent les Anglo-Saxons. Ce qui veut dire : «La folie c'est de répéter les mêmes erreurs en espérant des résultats différents.» N'a-t-on pas l'impression que les réalisations de l'ère Abdesselam relèvent de l'éphémère ' C'est-à-dire des réalisations qui secrètent des dispositifs de leur propre détérioration et leur disparition. Mais ce caractère éphémère est également bien mis en évidence dans le brûlot de Belaïd Abdesselam, en ce sens qu'il empêche l'accès à la vérité. Face à tant de gâchis et de gabegie, les Algériens se retrouvent dans la même situation que ce jeune Américain qui contemplait sur une plage de la Côte d'Azur le spectacle des vagues au coucher du soleil. Soudain, il aperçoit le peintre espagnol Pablo Picasso se promener sur la plage un bâton à la main. Tout en marchant, Picasso exécute un dessin d'une grande beauté, d'un seul trait et sans lever le bâton, sur une longueur d'une dizaine de mètres. Mais c'est tout le désarroi du jeune Américain de chercher un moyen de conserver cette œuvre de Picasso. A ce moment-là , arrive une vague qui submerge le dessin. Il en est resté inconsolable. Il y a chez les Algériens une sensation de plus en plus vive de dépossession de soi, ils se sentent ne plus s'appartenir, livrés au désespoir, réduits à de simples pourvoyeurs de (leurs propres) ressources à d'autres pays, sans jamais pouvoir profiter du bonheur et de la prospérité que la terre algérienne est en mesure de procurer. De cette dépossession de soi, nous restons d'éternels inconsolables.
Z. M. B.

1) En octobre 1960, est signé le Manifeste des 121 rédigé par Maurice Blanchot, appelant au refus de continuer la guerre en Algérie. On retrouve des personnalités individuelles et collectives : Témoignage chrétien, Esprit, Temps modernes, France observateur, L'Express, Libération, l'Humanité, les Editions de Minuit, Robert et Denise Barrât, Gilles Martinet, Roger Stéphane, Louis Massignon, François Mauriac, J. M. Domenach, Claude Bourdet, Edgar Morin, Pierre Vidal- Naquet, etc.
2) Mohammed Harbi, Une vie debout, mémoires politiques, tome 1 : 1945- 1962, Paris, La Découverte, 2001.
3) Albert-Paul Lentin, Le dernier quart d'heure. L'Algérie entre deux mondes. Alger, Alem El Afkar, 2012.
4) Ahmed Taleb-Ibrahimi, Mémoires d'un Algérien, Alger, éditions Casbah, 2006, Tome 2, p. 1844.
5) Belaïd Abdesselam Chroniques et réflexions inédites sur des thèmes sur un passé pas très lointain, Alger, éditions Dar Khettab, 2017, p.146.
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