Algérie - Belouizdad

Son compagnon, tazir, témoigne : le 14 janvier 1952 décédait Mohamed Belouizdad



Son compagnon, tazir, témoigne : le 14 janvier 1952 décédait Mohamed Belouizdad
Mohamed_BelouizdadNous sommes en 1942, le débarquement des Alliés, principalement les forces anglo-américaines, a eu lieu le 8 novembre. Nous, les jeunes de cette époque, nous sortions à peine de l’adolescence.

L’école que je fréquentais, un cours complémentaire qui préparait au brevet élémentaire (BE) est occupée par les soldats alliés. Seul «indigène» dans ma classe, c’était pour moi l’abandon définitif des études, malgré ma forte envie de m’instruire. Les élèves européens étaient dans leur totalité transférés dans une école de la périphérie d’Alger. Les contacts entre les jeunes musulmans des divers quartiers se multipliaient. Nos têtes bouillonnaient d’idées. On se posait des questions :
tous les postes d’autorité et bien d’autres encore sont occupés uniquement par les Européens. Pourquoi ? Les écoles, où notre langue arabe est bannie, nous sont fermées, sauf pour une infime minorité. Pourquoi ? En classe, ceux des Algériens qui avaient la chance d’y être admis, comme moi, se sentaient étrangers et hostiles à ce drapeau bleu, blanc, rouge que le régime de l’époque faisait saluer chaque matin. Pourquoi ?

Notre langue maternelle était non seulement considérée comme une langue étrangère, mais encore pourchassée, puisqu’à l’école primaire il nous était interdit de la parler en cour de récréation. Lorsque par hasard nous nous trouvions parmi la foule des spectateurs du défilé militaire du 14 juillet que les Français organisaient chaque année pour célébrer la fin de la tyrannie chez eux, nous nous sentions secoués par le défi. Pourquoi ? Que représentait pour nous cette cérémonie ? Pourquoi n’avions-nous pas nous aussi notre armée, notre drapeau ? Telles étaient quelques-unes des multiples questions que les jeunes se posaient.

Dans nos rencontres et nos discussions, nous commencions à admettre la nécessité de «faire quelque chose». Allions-nous rester les bras croisés ? Les plus lucides parmi nous répondaient : «Il faut nous organiser ! Créer une organisation.» Et c’était ainsi que de nombreuses idées germaient dans l’esprit des jeunes des années 1942-1943. Toutes ces idées avaient pour fondement la nécessité d’entreprendre une lutte organisée pour changer notre destin, nous donner une raison de lutter et de vivre debout.

Nos rencontres se déroulaient dans les cafés, dans les fêtes de famille, dans la forêt toute proche du Fort des arcades qui surplombe le quartier de Belcourt. Et ce fut la création du Comité de la jeunesse de Belcourt (CJB), né tel un champignon sur un terrain fertilisé par la politique coloniale de la France, qui s’acharnait depuis plus de cent ans par tous les moyens à soumettre notre peuple, en lui fermant toute issue pour retrouver sa dignité et sa fierté. Nous n’avions encore aucune idée ni du programme de ce comité ni de ses moyens d’action. Nous étions d’accord sur un seul point, il fallait s’organiser et se préparer clandestinement pour une action directe le moment venu.

Chaque membre du comité était chargé de recruter les jeunes de son quartier. Les premiers membres fondateurs de ce comité, les jeunes Mohamed Belouizdad, Ahmed Mahsas, M’hamed Yousfi, Hammouda Larab, M’hamed Bacha Tazir s’engagèrent à recruter, chacun dans son quartier, le maximum de jeunes. A une de nos premières réunions, où les décisions sans qu’on s’en rendit compte se prenaient d’une manière collégiale, il fut décidé, sur proposition de Mohamed Belouizdad, que notre organisation soit intégrée comme mouvement jeune au Parti du peuple Algérien (PPA).

Belouizdad nous expliquait que c’était le seul parti vraiment nationaliste et révolutionnaire dont le programme était clair, à savoir l’indépendance de l’Algérie et qui préconisait le seul et unique moyen d’atteindre ce but, à savoir l’action des masses populaires dont nous, les jeunes, devrions être l’avant-garde. Notre jeunesse, marquée par les épreuves de l’oppression coloniale, s’est révélée d’une maturité étonnante et, en peu de temps, notre organisation prit une telle ampleur qu’elle surprit même les responsables du parti au plus haut niveau. Le parti était à ce moment vraiment en perte de vitesse, traumatisé par une terrible répression.

Presque tous les dirigeants et militants connus avaient été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de travaux forcés. Notre comité, avec l’organisation des autres jeunes de la capitale et des principales villes du pays, allait insuffler un sang nouveau au parti, lui donner une nouvelle jeunesse, le secouer de sa léthargie. Ainsi, le redressement du seul parti révolutionnaire est venu de la base, de sa jeunesse.

Le CJB étant formé de membres égaux, le moment était arrivé, devant le succès du recrutement et de la diversité des tâches à accomplir, de désigner par nous le «primus inter pares», un coordinateur. Et chose extraordinaire, comme un seul homme, nous désignâmes à l’unanimité et sans qu’il fût candidat Mohamed Belouizdad à la tête du Comité de la jeunesse de Belcourt. Mohamed déployera une intense activité et montrera un talent d’organisateur peu commun, qui le révéla rapidement aux instances supérieures du parti. La première grande décision du CJB fut la création d’un journal clandestin.

Mohamed lui donna le titre d’El Watan (La patrie). Ce fut une modeste feuille tapée à la machine et reproduite en plusieurs exemplaires à l’aide de papier carbone. Les premiers articles furent rédigés par Belouizdad et Mahsas. Plus tard, nous nous sommes débrouillé une petite imprimerie manuelle, dont Mahsas s’est fait le spécialiste. Mais l’expérience du journal fut rapidement stoppée sur ordre des hautes instances du parti, après seulement quelques numéros. Peu de temps après en effet, le parti faisait paraître le journal L’Action algérienne qui était bien imprimé et distribué clandestinement uniquement aux militants, lesquels le diffusaient au sein du peuple. Mohamed menait à travers l’organisation une activité incessante. Elle révéla progressivement sa forte personnalité et s’imposa très vite à l’ensemble des militants. Il était un exemple pour nous tous par son courage à toute épreuve, sa modestie et sa simplicité proverbiales.

Son intelliqence supérieure nous fascinait, il était le seul à ne susciter aucune jalousie ni contestation de la part des militants. Il avait une vision prospective extraordinaire et une grande lucidité. Il nous disait durant les années 1940, par exemple : «Le point noir du problème algérien, c’est le million d’Européens». Prédiction qui s’est révélée exacte. En effet, si la lutte armée a duré près de huit ans, c’est précisément à cause de ce «point noir» qui inquiétait déjà Mohamed une dizaine d’années avant le déclenchement de la Révolution, le 1er Novembre 1954, et qui a fait reculer, par les manifestations racistes des pieds-noirs de février 1956, le gouvernement de Guy Mollet, qui s’apprêtait à entamer des négociations avec le FLN.

Ce recul du gouvernement socialiste français prolongea ainsi la guerre de plus de six ans. La présence de ce million d’Européens, prépondérant dans tous les domaines, résultat de la politique de peuplement du gouvernement français depuis la conquête, constituait un véritable danger pour l’avenir du peuple algérien. Mohamed Belouizdad était respecté, admiré et aimé non seulement par la hiérarchie du parti et des militants, mais même par les truands du quartier qui n’acceptaient que son autorité. D’ailleurs, la plupart ont fini par adhérer au parti et beaucoup parmi eux sont tombés, après Novembre 1954, les armes à la main, ou torturés à mort par les forces armées françaises.

Inlassable et infatigable, Mohamed, qui était devenu le président du CJB, avait imaginé, au début des années 1940 et pour canaliser l’ardeur de la jeunesse, des matchs de football inter-quartiers qui se déroulaient sur un terrain vague de la forêt des Arcades. Les premiers contacts avec la hiérarchie du parti se firent par l’intermédiaire de Si Ahmed Bouda, qui venait d’être libéré du camp d’internement de Djenan Bourezgue. Les exposés, les interventions et les conférences de Mohamed Belouizdad étaient des chefs-d’œuvre de clarté, de précision et de logique. Son argumentation était très convaincante.

Dès qu’il entrait dans le vif du sujet, que ce soit en langue arabe ou en langue française, il maniait à la perfection les deux, on était subjugué par l’orateur. On buvait ses paroles comme de l’eau pure qui coule d’une source de montagne. Selon l’auditoire, ses exposés étaient faits soit en français, soit en arabe dialectal. Mais jamais il ne mélangeait les deux langues dans ses interventions. Il est dommage que les impératifs de la clandestinité n’aient laissé aucune trace des exposés et des conférences de Mohamed Belouizdad !

En cette période très dure pour notre mouvement, tout écrit qui tombait entre les mains de la police française, c’était tout un pan de notre organisation qui risquait de s’effondrer. Et Mohamed nous enseignait en donnant lui-même l’exemple qu’il fallait préserver notre organisation comme la prunelle de nos yeux.

La personnalité de Mohamed était réellement peu commune : il alliait à une modestie et une simplicité jamais prises en défaut, un courage, une intelligence et un sens aigu de l’organisation, doublée d’un stratège et d’un tacticien hors pair. C’était lui qui avait imaginé le schéma d’organisation des jeunes de Belcourt dans les années 1940. A la base, il y avait la cellule de 5 à 7 militants, 4 ou 5 cellules formaient un comité local et 3 ou 4 comités locaux formaient un district. Au sommet, les membres du comité étaient chacun à la tête d’un district. Quand Mohamed fut élu à la tête du CJB, ce fut Ghezali Belhaffaf qui lui succéda à la tête du district de Sidi M’hamed.

Mohamed s’informait de tout ce qui se passait d’important dans le monde, avec l’œil critique d’un véritable révolutionnaire. Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il nous parla déjà de ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui avaient été déplacés par Staline, pour les punir de la mollesse de leur attitude face aux envahisseurs ou de leur collaboration avec les Allemands. La commémoration de la création du PPA, le 11 mars 1937, donna lieu à des conférences sur l’histoire du parti. Le conférencier le plus transcendant était toujours Mohamed, que l’on écoutait avec admiration et avidité.

De Massinissa à Messali, en passant par Jugurtha, la Kahina, l’Emir Abdelkader, El Mokrani, Ouled Sidi Cheikh, rien ne lui échappait de l’histoire du Maghreb en général et de l’Algérie en particulier, preuve de ses nombreuses lectures, car Mohamed lisait beaucoup et vite. Sa façon pédagogique de s’exprimer nous permettait de tirer un énorme profit de ses connaissances pour mieux défendre les thèses du PPA face aux partis adverses des réformistes et des arrivistes, qui liaient leurs intérêts à ceux de l’administration coloniale. Dès 1947, Mohamed m’associa à la récupération d’armes.

C’est ainsi qu’il me chargea de trouver des caches pour enfouir des armes provenant certainement des stocks des armées alliées. J’arrivais à dénicher deux endroits sûrs, le premier au pied de la falaise Cervantès, dans la maison du regretté militant Mohamed Meguerba, où existait une grotte appropriée, l’autre cache dans une petite propriété à Bouzaréah, appartenant à la famille d’un militant, le regretté Derkouche. J’avais connaissance d’une troisième cache qui avait été mise à la disposition de Belouizdad par Si Mohamed Saradouni, le vieux militant qui gérait un dépôt de matériel usagé et de vieux moteurs à l’emplacement actuel de la station du téléphérique, près du cimetière de Sidi M’hamed.

Notre comité se réunissait une fois par semaine, à tour de rôle, dans les modestes maisons de nos parents. Une fois, en me rendant à une de ses réunions qui devait se dérouler chez Hammouda, dans le quartier dit «La carrière», j’ai rencontré en chemin une patrouille de soldats anglais qui me bousculèrent avec d’autres passants, après nous avoir fouillés avec rudesse et quelque peu brutalisés. Arrivé à la réunion, j’ai raconté l’incident à Mohamed, il me répondit : «c’est une bonne chose ce qui t’arrive, car cela doit t’inciter à lutter davantage pour libérer notre pays de toute occupation étrangère».

Depuis 1830, quel qu’ait été le régime français, royauté, empire, République, la répression n’a jamais cessé à l’encontre du peuple algérien, dont la lutte pour la liberté et la dignité prenait toutes les formes possibles et imaginables. C’est ainsi que bien avant la grande répression de 1945, beaucoup de militants avaient été déjà arrêtés et condamnés à de lourdes peines de travaux forcés par les tribunaux militaires français.

D’autres avaient été soit internés, soit assignés à des résidences forcées ou déportés dans de lointaines colonies française en Afrique et ailleurs. Après le vote de la loi d’amnistie au début de l’année 1946 par l’Assemblée nationale française, des milliers d’Algériens furent libérés des prisons et des camps d’internement. Mais beaucoup d’autres parmi lesquels Si Mohamed
Mazouzi ne bénéficieront pas de cette loi. Les autorités françaises ayant assimilé leur lutte à celle des droits communs. Les survivants de ces militants de valeur ne furent libérés qu’après la signature des accords d’Evian le 19 mars 1962, soit 17 ans après avoir été emprisonnés avant les événements de 1945. Moi-même et d’autres militants, notamment avec des dirigeants nationalistes connus de l’époque, tels Si Mohamed Khider, Si Lahouel El Hocine étions les derniers à bénéficier de la loi d’amnistie de 1946 et libérés durant le mois de mars de la même année de la prison centrale de Lambèse.

Nous reprenions avec la plupart des militants structurés rapidement l’activité militante clandestine au sein du PPA. Au nom du parti, je fus installé par Mohamed Belouizdad, en présence des membres du comité, à la tête de la section des jeunes de Belcourt. Je succédai ainsi à Fadel Redjimi Mourad, qui fut appelé à d’autres responsabilités. Pendant la lutte de libération, il fut le collaborateur à Tunis de Hafid Karaman. Durant la guerre de libération, presque tous les anciens membres fondateurs du CJB devinrent des permanents du parti, notamment Mahsas et Yousfi. On appelait ainsi les militants volontaires occupés à plein temps par l’organisation, moyennant un salaire de misère. Le travail de permanent exigeait beaucoup de sacrifices et d’abnégation des militants.

Beaucoup d’entre eux avaient abandonné des situations enviables pour l’époque, pour se consacrer exclusivement à l’activité clandestine, avec tous les risques que celle-ci comportait. C’est au titre de responsable de la section des jeunes de Belcourt, une des plus importantes du pays, que j’eus le privilège d’assister au fameux Congrès clandestin du PPA de 1947, au cours duquel fut décidée, d’une part, la création de l’Organisation spéciale (l’OS) qui devait préparer et entraîner les meilleurs militants en vue du déclenchement de l’action directe généralisée, et, d’autre part, le maintien de l’organisation clandestine politique.

Le congrès se déroula la première nuit dans une petite propriété appartenant à un militant à Bouzaréah où Messali était en résidence surveillée, après son retour d’exil de ce qu’on appelait alors l’Afrique équatoriale française. Les séances suivantes, les plus décisives, se tinrent à Belcourt, rue Beauregard, dans la limonaderie L’Africaine, qui appartenait à Si Mouloud Melaine, militant nationaliste de l’Etoile nord-africaine, puis du PPA. Avant l’ouverture de la première séance par Messali, un des délégués de la Grande Kabylie, Si Ouali, demanda la parole pour une question d’ordre, tira son revolver caché sous sa ceinture, le posa sur la table et proposa la résolution suivante : «Tout participant à ce Congrès national qui dévoilerait ne serait-ce qu’une partie des délibérations ou des noms des participants sera condamné à mort.»

Après quelques minutes de silence, plusieurs délégués prirent la parole pour combattre la proposition de résolution du délégué de Grande Kabylie. Tous les arguments développés laissèrent Si Ouali inébranlable. Il maintint sa proposition et demanda qu’on la soumette au vote. Le président du congrès, Messali, ne savait plus quoi faire. C’était le blocage total. C’est alors qu’on aperçut au fond de la salle une main se lever. Quelqu’un qui demandait la parole pour la première fois. «Je propose, dit une voix claire, à la diction impeccable, qu’on remplace les mots ‘‘est condamné à mort’’, par ‘‘est passible de la peine de mort’’».

Ce fut un soulagement général. Mohamed Belouizdad venait, par un intelligent et astucieux amendement, mettre fin au blocage qui paralysait le congrès avant même son ouverture. Messali, après un regard de reconnaissance vers Mohamed, mit aux voix la résolution amendée. Elle fut votée à l’unanimité, y compris par Si Ouali. A l’occasion d’une de ses visites régulières à Mohamed Belouizdad au sanatorium de La Bruyère en France, Haddanou Ahmed dit «El Kaba» lui a demandé s’il avait besoin de quelque chose qu’il pourrait lui ramener à sa prochaine visite. «Ce qui me manque malheureusement, tu ne peux pas me l’apporter», lui répondit Mohamed. «Quoi ?», interrogea «El Kaba». «ce dont j’ai besoin, c’est d’entendre El adhan» (L’appel à la prière). Tel fut Mohamed, rahimahou Allah.




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