Sidi le
Président, quand votre doigt béni appuiera sur le bouton du magnétophone, si la
chose est sur le chemin de mon destin, c'est ma voix qui sortira du ventre de
votre appareil.
Je m'appelle Behhardound znaguih, et comme le
déclarent les sons qui composent mon nom, je suis un citoyen algérien depuis le
premier hurlement que j'ai poussé entre les mains expertes de Fatna, cette infatigable accoucheuse qui courait de maison
en maison, sans interruption, enveloppée dans un voile délavé et usé, pour
délivrer les femmes formidablement fécondes de Benhchichat,
mon village natal, Sidi le Président. Les nuits étaient alors percées de
vagissements aigus jusqu'aux premières lueurs de l'aube. Alarmés, les chiens et
les chats poussaient des lamentations lugubres, les museaux pointés vers les
étoiles. Car chaque matin apportait sa fournée de bébés qui bientôt
envahissaient la rue, pleurards, gueulards, enfiévrés, pleins d'énergie, les
mains armées de pierres et de bâtons, traquant les innombrables bêtes poilues
qui vivent parmi nous. Où sont les femmes de jadis, Sidi le Président ?
Mais la nostalgie
a entraîné ma langue loin de ce que je désire vous confier, Sidi le Président.
Cependant, je voudrais auparavant vous supplier de me pardonner une tare que je
suis condamné à subir jusqu'à la fin de mon existence sur la terre. C'est que,
par moments, je suis obligé de me racler fortement la gorge afin de la
débarrasser de la pâte visqueuse qui s'y accumule de temps à autre et
transforme mes paroles en coassement. J'implore à genoux l'indulgence de vos
oreilles sacrées, Sidi le Président.
C'est le tabac
qui est la cause de cette poix, m'a informé le médecin, il vous tuera si vous
ne cessez pas immédiatement de fumer, a-t-il ajouté en pointant sur ma poitrine
un doigt et des yeux funestes. Terrifié, j'ai piétiné mon paquet de cigarettes
sur le seuil de son cabinet comme on piétine un scorpion. Mais trois jours
après, quelque chose s'est détraqué dans ma tête et
j'ai commencé à extravaguer.
C'est ainsi que
j'ai fourré notre malheureux chat dans un sac que j'ai vidé en catimini dans un
chantier où travaillent exclusivement des Chinois. Ces petites créatures aux
yeux bridés et à l'estomac bizarre ne l'ont pas raté, puisqu'il n'est jamais
revenu à la maison. Des regrets acides brûlent encore ma conscience, Sidi le
Président.
Encore pire, j'ai failli fracasser la tête de
mon épouse avec la louche qu'elle venait d'employer pour me servir une
assiettée de lentilles, l'accusant de n'avoir pas convenablement salé et
pimenté le potage. La pauvre femme s'est retrouvée avec un pansement autour
d'un crâne complètement rasé à la place du foulard qu'elle noue habituellement
autour de ses cheveux teints au henné. Elle a pleuré ses mèches flamboyantes
pendant des mois, la malheureuse. Ce souvenir me broie encore le cœur, Sidi le
Président.
Mais c'est
surtout lorsque je me suis aperçu qu'un dégoût haineux envahissait mon cÅ“ur à
la vue de Moussa mon fils que j'ai pris peur. Ce garçon, je ne l'ai jamais
beaucoup blairé, je l'avoue, Sidi le Président. Son nez tordu m'a toujours pour
ainsi perturbé. Dès que mon regard tombe sur cet organe, mes nerfs se mettent à
crisser et j'éprouve un besoin cuisant de faire du mal. En plus, cette créature
de Dieu ne se contente pas d'avoir sur le museau un pif qui pousse vers le
crime : elle renifle sans arrêt.
Alors, craignant
de lui tordre le cou, j'ai galopé vers une boutique et je me suis acheté deux
paquets de cigarettes. Après mûre réflexion, j'ai choisi d'empoisonner mes
poumons, plutôt que de devenir un assassin. Sidi le Président, vous
m'approuvez, je n'en doute pas un instant.
D'un autre côté,
pour vous dire toute la vérité, je vous avoue que le tabac m'est aussi
indispensable que ma mère. Sidi le Président, il y a neuf choses dont la
pénurie pourrait m'esquinter le cerveau : la pomme de terre, l'huile, le sel,
le pain, le café, la cigarette, le sucre, la limonade et la télévision.
D'ailleurs, je ne suis pas le seul à le penser. Ils sont très nombreux ceux qui
sont de mon avis. Nous en parlons chaque jour ici. Comme certainement partout
dans la patrie. Mais ce n'est pas du tout pour vous parler de moi-même que
j'enregistre ma voix dans cette machine que m'a prêtée Mankour
notre député. Je me suis oublié, vous étalant ma petite vie calme et paisible,
sans un grain de pudeur. En vérité, c'est au sujet d'autres citoyens
que je désire vous entretenir, Sidi le Président.
C'est Mankour notre député qui a eu cette idée. « Tu sais parler,
m'a-t-il dit. Ta bouche ne ruisselle pas de sottises gorgées de haine et de
bruits comme celles des autres. Dans ce village qui rappelle une immense
menuiserie, tu es le seul qui possède une langue digne d'être appelée une
langue au lieu d'une scie rouillée. Tu n'es pas fait pour gâcher cette bouche divine
parmi ces idiots grinçants. Mais je vais m'occuper de toi. C'est mon rôle
d'élu. J'ai pensé à quelque chose qui va t'ouvrir les portes de la capitale.
J'en ai parlé longuement avec ta fille. L'idée la fait bondir de joie. Elle
s'est mise à pleurer. Elle est très sensible.
Ecoute-moi. Je
vais te prêter un magnétophone pour que tu puisses enregistrer ta voix. Choisis
un sujet qui te tient à cÅ“ur et raconte le dans une cassette. Je la remettrai
au Président de la République en personne. Il sera ravi d'entendre une voix
humaine et vivante comme la tienne. Ça lui fera oublier pour un moment les
chiffres que produisent à flots bouillonnants les ministres algériens. »
J'ai accepté,
Sidi le Président. Je n'ai pas hésité une seconde, je me suis enfermé dans une
pièce et j'ai mis la machine en marche. Aussitôt, c'est à Miloud qui est
enfermé en ce moment dans un hôpital de fous que j'ai pensé. C'est de lui que
je vais vous parler. Voici ce qui s'est passé, que Dieu vous protège.
Le pauvre Miloud
vivait tranquillement du produit de son épicerie, consommant les jours que Dieu
lui a destinés, lorsque, brusquement, il s'est mis à déconner. Jamais on n'a vu
chose pareille à Benhchichat. Un diable a pénétré
dans sa tête qui s'est mis à lui chuchote des idées extravagantes. L'autre
jour, pour vous donner un exemple, il est entré dans un bain public réservé aux
femmes. Ce fut la panique. Le bain s'est transformé en un poulailler rempli de
femelles jacassant à tue-tête. L'épouse de Kouider le
maçon gît en ce moment sur un lit d'hôpital. En fuyant l'homme qui a surgi
devant elle, la malheureuse a glissé sur un morceau de savon.
On dit que son
squelette est dans un état lamentable. Ma sÅ“ur Yamina,
qui a assisté au malheur, m'a raconté qu'elle l'a vue s'élever dans les airs à
plus de dix mètres du sol. C'est l'épaisse graisse qui enrobe son corps qui a
prolongé sa vie, m'a-t-elle affirmé. Si c'était ta femme, a-t-elle ajouté avec
un rictus jaune sur les lèvres, elle serait en ce moment dans la tombe avec des
côtes plantées profondément dans les poumons et le coeur.
C'est vrai que
mon épouse est très maigre, Sidi le Président. On dirait que son estomac est un
nid rempli de bêtes qui dévorent tout ce qu'elle bouffe. Ses os jaillissent de
son corps comme les piquants d'un hérisson. Pas une robe n'a échappé à ces
épines. Pourtant ma mère a tout essayé pour l'engraisser. En vain. Au fil des
années, au lieu de s'arrondir, mon épouse s'aiguisait. Mais que peut-on contre
son destin ? Aucun homme, Sidi le Président, ne peut prétendre avoir été aussi
patient que moi. Aujourd'hui, je suis capable de dormir profondément sur un lit
de feuilles de figuier de Barbarie.
Pauvre Miloud !
Après ce scandale, il a continué à vivre parmi nous comme si rien ne s'était
passé. Bavardant, riant, serrant des mains, travaillant, priant. Le
connaissant, nous avons compris que c'était là un signe de folie et qu'il
fallait nous attendre au pire dans les jours qui venaient. Nous avons eu
raison. Cette fois-ci, c'est dans un lycée qu'il est allé créer la zizanie. Il
a traumatisé plus de trente adolescentes. Les médecins qui s'occupent de la
tête tentent désespérément de leur faire oublier ce qu'elles ont vu. On dit
qu'elles n'arrêtent pas de trembler. Un enseignant qui lit beaucoup nous a dit
qu'il leur est arrivé ce qui arrive à quelqu'un qui s'attend à une chose et qui
se retrouve devant une autre. Mais ce n'est pas tout ! Une enseignante
célibataire qui était présente est tombée gravement malade. Ma sÅ“ur Yamina, qui est allée la visiter, m'a rapporté que la pauvre
avait les yeux de quelqu'un qui est fasciné par quelque chose, et qu'elle
pousse de temps à autre un long soupir qui déchire le coeur.
Mais il est temps
de vous laisser travailler, Sidi le Président. La patrie vous attend. Je suis
un incorrigible bavard. Cependant avant d'arrêter cette machine, j'ai quelque
chose à vous demander. Il s'agit de Mankour notre
député. Je voudrais faire quelque chose pour cet homme qui n'a pas hésité une
seconde quand j'ai eu besoin de son aide. En effet, c'est lui qui a dégoté un
boulot pour ma fille Latifa. Elle est obligée parfois
à s'absenter pendant des jours, mais elle adore son travail. C'est ma préférée.
Nous nous entendons bien. Elle me fait oublier le nez biscornu de Moussa mon
fils, celui dont je vous parlé tout à l'heure, le renifleur, Sidi le Président.
J'ai subitement envie de fumer, mais je fumerai quand je vous aurai exposé ma
demande.
Sidi le
Président, la maladie bizarre qui a détraqué le cerveau de Miloud, qui nous dit
qu'elle ne frappera pas ailleurs ? Bien sûr, c'est Dieu qui décide, mais je
veux dire que personne n'est à l'abri de ce malheur, que le Seigneur vous
protège. Je ne le souhaite pas, mais elle pourrait par exemple attaquer un
ministre. Ils sont là-bas depuis trop longtemps. Les chiffres, c'est très
mauvais pour la tête. N'oublions pas que Miloud était un épicier. Mais il ne
faut pas attendre que ça arrive. Un ministre pourrait brusquement se mettre à
imiter Miloud devant des étrangers et des étrangères. Je ne parle pas des Chefs
arabes qui sont nos frères. Je parle surtout des Dames qui viennent de temps à
autre pour profiter de notre expérience. Ce serait une catastrophe. Nous
n'avons nullement besoin de problèmes. C'est pourquoi il faut songer à un moyen
pour les pousser à démissionner. Avant qu'il ne soit trop tard. Il y va de
l'avenir de la nation. Il vous faut de nouveaux hommes autour de vous. Comme Mankour notre député…
Sidi le
Président, que Dieu prolonge votre vie et que la paix soit sur vous.
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Posté Le : 24/11/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com