Un jour, — il y a de cela trois siècles et demi, — un voyageur, venant du côté du R’arb (Occident), arrivait à l’heure de la prière du moghreb(1) sur une fontaine aux eaux abondantes et limpides. Sa journée avait été longue et fatigante, sans doute, car, bien qu’il fût dans la force de l’âge, sa marche était lourde, pesante, et il s’aidait de son long bâton ferré pour franchir les hachures et les rides de la terre. Ce voyageur, dont le chapelet à grains noirs, qu’il portait au cou, annonçait la qualité de marabout, n’avait pour tout bagage qu’un mezoued qui se balançait nonchalamment sur sa hanche droite ; il tenait sous son bras gauche un livre dont la couverture de djeld el- ï¬ lali (maroquin) était jaunie aux angles, par l’usage sans doute. Ce livre, — est-il utile de le dire ? — était le Livre par excellence, la parole de Dieu, le Livra descendu d’en-haut, la Lecture, l’Admonition, la Distinction, le Koran enï¬n. La fontaine lui plut ; — il était d’ailleurs au terme de sa journée ; — il jeta son bâton à terre, posa son mezoued sur le bord de la source, puis il ï¬ t ses ablutions et sa prière.
Ce pieux devoir accompli, le marabout tira de son sac de peau quelques pincées de farine d’orge et les mit dans un des pans de son bernous ; prenant ensuite de l’eau dans le creux de sa main, il en versa sur la farine, dont il ï¬t une pète qu’il mangea après l’avoir arrondie en boulettes. Sa rouina
absorbée, il puisa de nouveau de l’eau avec ses deux mains réunies en forme de vase, et but une forte lampée de ce cristal liquide. Un bruit sourd, paraissant venir de son estomac, attesta la satisfaction de cet organe, et le marabout remercia Dieu de l’avoir comblé de ses biens, quand tant d’autres
mouraient de faim.
La fontaine près de laquelle s était arrêté le saint homme se nommait le Haci-Tiouelï¬n : elle se composait de quatre sources bouillonnantes dont les eaux limpides s’épandaient à l’est de Ksar-Charef.
Or, le jour baissant sensiblement, le marabout songea à se chercher un gîte pour y passer la nuit : un superbe ï¬guier, épais et trapu à pouvoir donner asile à une caravane tout entière, et pareil à la femelle d’un oiseau gigantesque étendant ses ailes pour y abriter ses petits, ce généreux ï¬guier, disons-nous, s’épanouissait à quelques centaines de pas de la source; en s’y dirigeant, le saint remercia Dieu, qui, visiblement, lui continuait ses bontés. Il allait arriver à cet arbre quand son attention fut attirée par des restes de tisons maintenus allumés par le vent, et brillant entre les trois pierres qui constituent le foyer traditionnel des peuples nomades. Ce feu attestait évidemment la présence d’un vivant dans les environs : en effet, ayant fait un tour sur lui-même pour fouiller le terrain, le voyageur aperçut, aux dernières lueurs du crépuscule du soir, une tente roussâtre tondue, pareille à une immense toile d’araignée, sur la lèvre d’un ravin.
Bien qu’il fût la simplicité même, le saint marabout préféra cependant renoncer à son arbre, et aller demander au maître de cette tente de ce qui appartient à Dieu. Il pouvait, d’ailleurs, y avoir là des gens à remettre dans le sentier de Dieu : le paya alors en était plein. Il se dirigea donc vers la demeure de poil : deux chiens maigres et mal peignés, qui l’accueillirent en grognant et en lui montrant les dents, l’annoncèrent au maître de la tente. Le voyageur s’était arrêté à quelques pas de l’édiï¬ce pileux pour donner à ses habitants le temps de venir le reconnaître. Un nègre ne tarda pas, en effet, à paraître à l’ouverture de la haie de sedra (jujubier sauvage) qui protégeait la tente et le troupeau contre les rôdeurs de nuit, bêtes et gens.
Le voyageur s’annonça comme invité de Dieu. « Sois le bienvenu ! » répondit le nègre, qui faisait taire les chiens en même temps qu’il s’avançait de quelques pas au-devant de l’étranger. Le maître l’attendait sur le seuil de la tente. Après lui avoir répété qu’il était le bienvenu, et s’être enquis de sa faim et de sa soif, besoins dont l’étranger, par civilité, ne voulut pas avouer la satisfaction, le maître, disons-nous, après l’avoir prié d’accepter sa dhifa, lui indiqua un compartiment de la tente où étaient étendus de moelleux tapis particulièrement propres à délasser les membres du voyageur fatigué.
L’étranger, après avoir remercié son hôte, et lui avoir fait ses souhaits de bonne nuit, entra, pour y reposer, dans la partie de la tente qui lui avait été indiquée. Avant de s’endormir, il n’oublia pas de rendre grâce à Dieu, qui lui continuait les preuves de son inépuisable bonté. Le lendemain, malgré les attraits de sa moelleuse couche, le voyageur était debout avant la prière du fedjeur(2).
Son hôte, qui passait pour un homme pieux, et qui n’avait pas besoin qu’un moudden(3) lui rappelât que « la prière est préférable au sommeil »(4), se tenait accroupi à la manière arabe sur le seuil de sa tente, attendant depuis plus d’une heure le réveil du voyageur.
Après avoir terminé sa prière, l’étranger alla saluer le matira de la tente. « Mon nom est Ali, lui dit-il, et suis descendant de la ï¬lle chérie du Prophète, — que la bénédiction et le salut soient sur lui ! — par Mahammed-ben-Youcef- ben-Rached-ben-Ferkan-ben-Souleïman-ben-Bou-Belceur-
ben-Moumen-ben-Abd-El-Kaouï ben-Abd-er-Rahman-ben -Edris-ben-Ismaïl-ben-Mouçaben-Abd-Oullabi-ben-Djâfeur-Es-Sadik-ben-Zin-El-Abidin-ben-Mohammed-ben-Edris-Ets-Tsani-ben-Abd-Allah-El-Kamel-ben-El-Haoucin-ben-El-Mouçani-ben-El-Hacen-Es-Sebti-ben-Fatima-
bent-Sidna-Mohammed Raçoul-Allah, qui, lui-mème, descendait d’Adnan parAbd-Oullahi-ben-Châïba-ben-Hachim- ben-Abd-El-Mounaf-ben-Koçaï-ben-Kolaï-ben-Kabin-ben-Nouhi-ben-Raleh-ben-Malek-ben-Fahar-ben-Kanaua-bon-Medrakben-Madhrin-ben-Naçar-ben-Khazim-ben-
Nezsar-benMohad-ben-Adnan, lequel descendait du père du genre humain, Sidna Adem par… Mais je crains de t’ennuyer en continuant de t’énumérer la série de mes ascendants jusqu’au premier homme…(5). »
Le maître de la tente n’ayant insisté que mollement pour que Sidi Ali continuât l’ébranchement de sa chedjara (arbre) généalogique, ce dernier s’en tint là pour le moment, se réservant de lui compléter, à l’occasion, la nomenclature de ses ancêtres, laquelle est, d’ailleurs, commune à tous les chérifs à partir d’Édris, dont tous prétendent descendre en ligne directe.
« J’arrive, poursuivit Sidi Ali, de Saguiet-El-Hamra, et je vais visiter les Villes saintes, nobles et respectées, Mekka et El-Medina. »
Honteux, peut-être, de paraître devant son hôte dans un équipage si mesquin, Sidi Ali lui donna à entendre qu’ayant besoin de collectionner une grande quantité de bonnes actions, il s’était rappelé ces paroles du Prophôte : « Celui qui va en pèlerinage sur une monture n’a, pour son compte, que soixante bonnes actions par chaque pas de sa monture ; mais celui qui y va à pied a, pour son compte, sept cents bonnes actions par chaque pas qu’il fait. » Cela valait, en effet, la peine, car il y a loin de Saguiet-El-Hamra à Mekka. Le maître de la tente reconnut bien vite qu’il avait affaire à un chérif-marabout, et il fut d’autant plus disposé à le traiter généreusement qu’il sentait que ce devait être un homme pieux savant et influent. Il apprit, à son tour, à Sidi Ali qu’il se nommait Bou-Zid, et qu’il était marabout. L’intimité s’établit bientôt entre ces deux hommes de Dieu, et Sidi Bou-Zid ï¬ t tous ses efforts pour retarder le départ de Sidi Ali, qui, dès le lendemain de son arrivée, avait voulu se remettre en route et continuer son voyage. Sidi Ali eut la faiblesse de céder aux sollicitations de Sidi Bou-Zid : les jours succédèrent aux jours avec une rapidité dont le marabout de Saguiet-El-Hamra ne s’apercevait pas. Il ï¬ nit cependant, après avoir compté sur ses doigts, par découvrir avec un certain effroi qu’il lui était de toute impossibilité, s’il voulait continuer de voyager à pied, d’arriver aux Villes saintes en temps opportun ; car on sait que le pèlerinage n’a lieu que pendant les trois mois sacrés de choual, de dou el-kâda et de dou el-hadjdja. Il lui en coûtait certainement de renoncer à gagner le titre si recherché de el-hadjdj (le pèlerin), et d’obliger Dieu à le remplacer par un de ses anges : car, s’il faut en croire le Prophète, — et nous n’avons aucune raison pour douter de sa parole, — le Très-Haut aurait dit que six cent mille ï¬ dèles viendraient tous les ans en pèlerinage aux Villes saintes, et que, si ce nombre n’était pas atteint, il serait complété par des anges. Sidi Ali aurait donc voulu éviter de déranger, à cause de lui, l’un de ces messagers de Dieu. Sidi Ali-ben-Mahammed était donc au désespoir de s’être attardé chez Sidi Bou-Zid, et il en paraissait inconsolable. Malgré la haute estime que professait pour son hôte le marabout de Haci-Tiouelï¬ n, malgré la véritable et solide amitié qu’il lui avait vouée, et son vif désir de le garder auprès de lui, il ne voulut pas que Sidi Ali pût, un jour, lui reprocher d’avoir été la cause du manquement au saint devoir qu’il s’était imposé ; mais, comme nous le disons plus haut, il ne fallait plus penser à faire ce long voyage A pied. Sidi Bou-Zid pria donc Dieu de lui souffl er quelque bonne inspiration au sujet de cette affaire qui faisait son tourment. Il reçut en songe une réponse qu’il se hâta de communiquer, tout triomphant, à Sidi Ali. C’était celle-ci : « Puisqu’il est de toute impossibilité au marabout de Saguiet-El-Hamra d’arriver pour le moment du pèlerinage aux Villes vénérées en faisant la route à pied, qu’il voyage sur une monture rapide et infatigable, sur un chameau, par exemple. »
La solution était, en effet, trouvée ; Sidi Ali n’était pas éloigné de l’adopter, lorsqu’il se mit à réfléchir au déchet qu’allait subir le chiffre des bonnes actions dont il avait projeté de grossir son actif. Il avait fait son compte en partant de Saguiet-El-Hamra ; il avait estimé, un nombre rond, bien entendu, — qu’il lui fallait tant de bonnes actions d’économie pour les éventualités ; sept cents bonnes actions de gain par chaque pas lui faisaient tant au bout du chemin, — et il y a loin, nous le répétons, de l’ouad Draâ à Mekka, même en ligne directe. — C’était donc une belle avance, et cela le mettait tout à fait à l’aise pour longtemps, c’est-à -dire que cela le dispensait d’y regarder de si près dans le cas où il prendrait à Chithan (Satan) la fantaisie de le tenter ; il pouvait, en un mot, y aller largement. Mais le voyage au moyen d’une monture réduisait singulièrement le chiffre de ses pieuses allocations, puisque chaque pas ne valait plus alors que soixante bonnes actions. C’était à y regarder. Tout en regrettant d’être obligé d’en passer
par là , Sidi Ali ï¬ nit cependant par se résoudre à accepter le mode de locomotion que lui proposait Sidi Bou-Zid, ce marabout s’étant chargé, du reste, de lui fournir le dromadaire qui devait lui prêter le secours de son dos pour l’aller et le retour.
Le départ ayant été ï¬ xé au lendemain, on s’occupa sans délai, car il n’y avait pas de temps A perdre, — des détails si pénibles du démarrage.
Le matin, à la pointe du jour, après avoir reçu les souhaits de Sidi Bou-Zid, et lui avoir promis de repasser, — inchaAllah ! — s’il plaisait A Dieu, — par Haci-Tiouelï¬ n à son retour des Villes saintes, Sidi Ali mit la tête de sa monture dans la direction de l’est, et l’y poussa par quelques énergiques appels de langue. Le dromadaire n’obéit pas franchement aux excitations de Sidi Ali ; il hésita, et ce n’est qu’après avoir plongé son long cou dans le nord et dans le sud qu’il se décida à marcher. Quelques minutes après, le marabout et la bête disparaissaient derrière la Tnïet-Et-Tagga.
Cette hésitation montrée au départ par son dromadaire ne laissa pas que d’inquiéter Sidi Ali : c’était un mauvais présage ; un corbeau, qui errait seul à sa gauche et comme égaré dans le ciel, vint encore augmenter ses craintes au sujet de l’issue de son voyage; cependant, il ne voulut pas retourner sur ses pas et attendre, pour se remettre en route, des conditions plus favorables. Il eut tort. Il y avait environ trois heures que Sidi Ali était parti, quand on le rapporta blessé à la tente de Sidi Bou-Zid : en arrivant sur l’ouad Taouzara, la monture de Sidi Ali s’était obstinément refusée à traverser ce cours d’eau. Le marabout, qui croyait à un caprice de l’animal, voulut insister pour qu’il passât : résistance de la part de la bête, persistance de celle du saint, nouveau refus très accentué du dromadaire avec accompagnement de mouvements désordonnés ; bref, chute de Sidi Ali avec une fracture à la jambe. Le saint marabout fut, fort heureusement, rencontré dans ce piteux état par des Oulad Mohani, à qui-il raconta sa mésaventure; il les pria, après s’être fait connaître, de le transporter à la tente de Sidi Bou-Zid, ce qu’ils ï¬rent avec le plus grand empressement, car ils pensèrent qu’ils avaient tout à gagner, dans ce monde et dans l’autre, à rendre service à un homme qui, fort probablement, avait l’oreille des puissants de la terre et celle du Dieu unique. Sidi Bou-Zid ï¬ t donner à Sidi Ali tous les soins que réclamait son état ; les plus savants athoubba (médecins) des tribus environnantes furent appelés en consultation auprès du saint homme. Après lui avoir fait tirer la langue à plusieurs reprises, ils reconnurent à la presque unanimité que Sidi Ali s’était cassé la jambe droite ; l’un de ces médecins prétendit que c’était la jambe gauche qui était fracturée ; mais on ne s’arrêta pas à cette opinion, qui ne paraissait s’établir, du reste, que sur un diagnostic manquant de sérieux. Pourtant, en présence de cette divergence de manières de voir, le doute entra dans l’esprit de Sidi Bou-Zid, et, comme il ne tenait pas à se brouiller avec le thebib dissident, qu’il regardait d’ailleurs comme un praticien d’une très grande habileté, il ï¬ t tous ses efforts pour engager Sidi Ali à se laisser poser des appareils sur les deux jambes. Le saint homme y consentit, puisque cela paraissait faire plaisir à son hôte; mais il ne put s’empêcher de lui faire remarquer qu’il ne croyait que médiocrement à l’efï¬cacité des attelles sur le membre qui n’était pas détérioré.
Dieu n’avait donc pas voulu que Sidi Ali-ben-Mahammed ï¬t son pèlerinage à Oumm el Koura, la mère des cités; peut-être son accident était-il une punition du retard qu’il avait apporté dans l’accomplissement de ce pieux projet. Mais, comme, en résumé, le saint marabout se piquait d’être un parfait mouslim(6), c’est-à -dire résigné à la volonté de Dieu, il se soumit sans se plaindre aux décisions qu’il croyait venir d’en haut. Sidi Bou-Zid avait trois enfants : deux ï¬ls et une ï¬lle ; il lui vint un jour à l’idée de proposer à Sidi Ali, dès qu’il serait entré en convalescence, de se charger de l’instruction de ses deux ï¬ls, jeunes gens qui, d’après leur père, —les pères sont tous les mêmes, — avaient tout ce qu’il faut pour devenir des flambeaux de l’Islam. Or, nous l’avons dit, Sidi Ali était un puits de science : ainsi, qu’on l’interrogeât sur el-êlm er-rebbouniya, qui est la théologie, sur el-êlm elmâana, qui est la rhétorique, sur el-êlm en-nedjoum, qui est l’astronomie, sur el-kimïa, qui est la chimie, sur ettâlimat, qui sont les mathématiques ; qu’on l’interrogeât, disons-nous, sur ces matières, et sur bien d’autres encore, il n’était point du tout embarrassé pour en résoudre les difï¬cultés les plus ardues. De plus, on le citait pour son éloquence et la clarté de sa dialectique : à plusieurs reprises, il avait lutté, et victorieusement, avec les mouchebbiha, ces impies anthropomorphistes qui osent assimiler la nature de Dieu à celle des hommes; avec les tena-soukhiya, secte de métempsychosistes qui croient à la transmigration des
corps humains dans les corps des animaux. Par exemple, comme le Prophète, Sidi Ali avait horreur de la poésie, qu’il qualiï¬ait habituellement de nefts ech-Chithan, souffle de Satan.
Sidi Ali se chargea avec joie de l’instruction des ï¬ls de Sidi Bou-Zid ; dès qu’il put sans inconvénient remuer le membre fracturé, il ï¬t appeler les deux enfants, s’arma des insignes du professorat, c’est-à -dire d’un kdhib, qui est une longue et menue baguette destinée à rappeler, par sa mise en relation avec leur dos ou la plante de leurs pieds, l’attention vagabonde et trop souvent égarée des disciples, puis il se mit à les bourrer des principes de toutes les connaissances humaines, depuis le « bism illahi er-rahmani er-rakimi(7) », qui ouvre le Koran, jusqu’aux limites les plus reculées d’el-djebr ou el-mkabla(8), qui est la science de l’opposition et de la réduction.
Grâce à l’excellence de la méthode de Sidi Ali, et à l’emploi judicieux qu’il savait faire de sa baguette, les deux ï¬ls de Sidi Bou-Zid ï¬rent des progrès rapides. Il faut dire que, le jour de leur naissance, leur père n’avait pas négligé de leur mettre une fourmi sur la paume de la main(9), pratique qui assure aux nouveau-nés une intelligence et une habileté extraordinaires pour toute leur vie. Aussi, au bout de deux ans d’études, les enfants de Sidi BouZid tenaient-ils l’auteur de leurs jours pour un parfait ignorant, et ils ne
manquaient pas de lui révéler leur découverte toutes les fois qu’ils en trouvaient l’occasion. Voilà pourtant à quoi s’exposent les pères qui veulent avoir des enfants plus savants qu’eux !
Quand les disciples de Sidi Ali-ben-Mahammed en surent autant que lui, il parla de retourner à Saguiet-El-Hamra.
Sidi Bou-Zid, qui avait l’habitude de son savant ami, voulut le détourner de cette idée ; mais, tout en s’excusant de ne pouvoir accéder à son désir, Sidi Ali lui donna à entendre qu’il serait bien aise de revoir son R’arb chéri, dont il était absent depuis plusieurs années, et où il brûlait de se retremper aux sources pures de l’Islam. Pour vaincre sa résistance, Sidi BouZid alla jusqu’à lui offrir la main de sa ï¬lle Tounis, une vraie perle qui mordait le jujube avec de la grêle(10), une vierge, — autant qu’une ï¬lle peut l’être dans le Sahra, — aux yeux de gazelle, qui serait infailliblement son
dhou el-mekan, la lumière de sa demeure. Sidi Ali devint le gendre de Sidi Bou-Zid, et parut consentir à se ï¬xer auprès de son beau-père ; mais, quelque temps après son mariage, il recommença à parler de son départ. Sidi Bou-Zid, qui n’avait plus de ï¬ lle à lui offrir, et qui, pourtant, tenait plus que jamais à retenir sous sa tente le trop volage marabout, était tout disposé à faire de nouveaux sacriï¬ces pour se l’attacher déï¬nitivement. Il lui donna à choisir entre une somme de deux mille dinars et le puits ou la source de Tiouelfln. Sidi Ali n’hésita pas à prendre les deux mille dinars ; mais, le soir même, le marabout ayant été faire ses ablutions aux eaux de Tiouelfl n, le puits, froissé, sans doute, d’avoir été dédaigné, ï¬t sentir à Sidi Ali qu’il avait une bien autre valeur que celle de la somme qu’il avait acceptée de Sidi BouZid, et que l’abondance de ses belles eaux était une fortune pour celui qui saurait les utiliser. Tout en faisant la part de l’amour-propre blessé de ce puits, Sidi Ali, qui s’était mis à réfléchir, vit bien que ce haci n’exagérait pas trop son estimation, et qu’en effet ces magniï¬ques eaux, qui semblaient de l’argent liquide, étaient un trésor d’autant plus précieux dans le Sahra que ce genre de richesse y est d’une inï¬nie rareté.
Sidi Ali s’empressa de retourner à la tente de son beau-père; il se mit immédiatement en devoir, après s’être assuré qu’il n’était pas observé, de déterrer un vieux vase dans lequel il avait déjà inhumé les deux mille dinars, puis il se présenta à Sidi Bou-Zid, et lui dit, en lui remettant la somme qu’il tenait de sa générosité :
Tâthini Tiouelï¬ n ;
kheïr men elï¬ n.
« Tu me donneras Tiouelï¬n ; cela vaut mieux que deux mille (dinars). »
Sidi Bou-Zid, qui n’avait rien à refuser à son gendre, consentit à reprendre ses deux mille dinars et à lui céder sa source. Ce ne fut pas sans regret que Sidi Bou-Zid ï¬t cette cession à Sidi Ali, et qu’il se dépouilla de ses admirables eaux. Le trop généreux marabout semblait d’ailleurs pressentir ce qui devait lui arriver. En effet, Sidi Ali, qui s’était aperçu de l’attachement qu’avait pour lui son beau-père, songeait déjà à spéculer sur ce sentiment pour rentrer en possession des deux mille dinars qu’il lui avait rendus. Il feignit encore d’être pris de nostalgie, et le seul remède à sa maladie était, selon lui, un prompt retour au pays de ses ancêtres. Le bon Sidi Bou-Zid se mit à bout de ressources pour traiter la nostalgie de son gendre : il pensa qu’une application de dinars dans la main du malade ne pouvait manquer de produire un merveilleux effet. Les deux mille dinars, — toute la fortune de Sidi Bou-Zid, — furent exhumés de nouveau de leur vieille marmite et remis à Sidi Ali, qui les accepta sans difï¬culté. Sidi Bou-Zid s’était dit : « J’ai tout donné à l’époux de ma ï¬lle, et il le sait; il parait avoir un bon cœur ; il est donc hors de doute qu’il pourvoira à mes besoins, besoins qui, d’ailleurs, n’ont rien d’extravagant. »
Les choses allèrent très bien pendant quelques mois; Sidi Ali, qui déjà avait deux enfants de sa femme Tounis, ne parlait Plus de départ; il paraissait, aujourd’hui qu’il avait des intérêts sur le sol, vouloir se ï¬ xer déï¬ nitivement près du Haci-Tiouelï¬n. Mais Sidi Bou-Zid se faisait vieux, et, comme tous les vieillards, il était rabâcheur. Nous voulons bien admettre que le rabâchage n’a rien de démesurément gai ; mais nous aurions voulu que Sidi Ali le supportât avec plus de patience qu’il ne le faisait, car enï¬ n son beau-père s’était saigné aux quatre membres pour lui, et la reconnaissance l’obligeait tout au moins à savoir souffrir avec calme, avec déférence, les redites et les quintes du vieillard. Malheureusement, il n’en fut pas ainsi, et, au bout d’un an, Sidi Bou-Zid et Sidi Ali ne pouvaient plus vivre sous la même tente. Le beau-père le comprit, et il résolut de s’éloigner d’un homme dont il n’avait fait qu’un ingrat. Il s’en ouvrit à Sidi Ali, qui ne
chercha pas du tout à le retenir. « Mais où irai-je ? demanda-t-il à son gendre avec des larmes qui, ne trouvant pas à se frayer une issue par leurs conduits naturels, lui retombaient sur le cœur ; où irai-je, vieux et inï¬rme comme je le suis ? » répéta-t-il avec des sanglots capables de fendre l’âme à un rocher qui en eût été pourvu. « Dieu est grand et généreux, lui répondit froidement Sidi Ali, et il ne laisse point périr ses serviteurs ! Monte cette mule, ô le père de ma femme ! et là où elle tombera de fatigue tu y planteras ta tente, car c’est là où Dieu aura marqué le terme de ton voyage. »
La mule dont parlait Sidi Ali avait été autrefois la monture favorite de Sidi Bou-Zid ; elle avait vieilli sous lui, et, depuis longtemps, on ne lui demandait plus rien. Son garrot effacé, son dos caméléonisé et tanné, ses côtes saillantes à faire craindre la déchirure de sa peau, tous ces signes indi-
quaient un âge considérable et des services hors ligne. Au reste, on ne lui donnait guère à manger que pour le principe, et pour lui ôter tout prétexte de plainte quand, au jour de la résurrection, elle devrait paraître, comme tous les êtres créés, devant le tribunal de l’Éternel. La combinaison de Sidi Ali était donc d’une grande habileté, puisqu’il se débarrassait du même coup de son beau-père et d’une mule impotente, Sidi Bou-Zid accepta d’autant plus volontiers l’offre de son gendre qu’il se disait : « La bête n’ira pas loin; donc je serai encore auprès d’eux. »
On habilla donc la vieille mule d’un bât de son âge, qui vomissait sa bourre par de nombreuses blessures ; on y accrocha un vieux mezoued (musette) tout recroquevillé, qu’on emplit de farine d’orge grillée : c’étaient les provisions de bouche du vieux marabout ; puis on le hissa sur sa monture, dont toutes les articulations craquèrent comme une charpente dont les diverses pièces ont considérablement joué. Néanmoins, la mule resta debout, ce qui ï¬t espérer à Sidi Ali qu’elle pourrait mener son beau-père encore assez loin.
Après avoir reçu les adieux et les souhaits de bon voyage de ses enfants et de ses petits-enfants, Sidi Bou-Zid, rapprochant ses deux longs tibias des flancs de l’animal, l’invita, par une pression avortée, à se mettre en route. Le
premier pas était, sans doute, le plus coûteux, car la pauvre mule eut toutes les peines du monde à porter devant l’autre la jambe dont elle avait l’intention de partir. Enï¬n, après avoir essayé de tourner la tête à droite et à gauche comme pour chercher sa direction, elle se décida, — le demi-tour lui étant de toute impossibilité, — à adopter le cap que le
hasard ou le Tout Puissant avait placé devant elle. Elle avait le nez dans le sud-ouest. Quand le saint marabout se mit en route, on n’était pas
loin de la prière du dhohor(11) ; toute la famille de Sidi Ali en proï¬ta pour demander au Dieu Unique de conduire sans accident, et le plus loin possible, leur père et grand-père Sidi Bou-Zid ; ils le prièrent aussi de donner à sa mule la force nécessaire pour remplir sa mission comme ils le désiraient.
A l’heure de la prière de l’âceur, c’est-à -dire plus de deux heures après son départ, on apercevait encore distinctement l’infortuné Sidi Bou-Zid : il allait très lentement ; mais il était toujours sur le dos de sa mule. Et les cœurs des
membres de son excellente famille en bondirent de joie. On sut depuis qu’après avoir marché deux jours et deux nuits sans boire ni manger, la mule de Sidi Bou-Zid avait terminé en même temps sa mission et sa longue carrière au pied des montagnes du Djebel El-Eumour, à la corne Est de ce massif. Puisque c’était la volonté de Dieu, et celle de son gendre surtout, Sidi Bou-Zid s’établit dans une anfractuosité de la montagne, dont il ï¬ t sa kheloua (solitude). On ne sait pas trop comment il y vécut pondant les premiers temps ; mais, sa réputation de sainteté s’étant promptement répandue dans le pays, son ermitage fut bientôt encombré de ï¬dèles qui venaient lui demander d’être leur intercesseur auprès du Dieu unique.
Après une longue existence, toute consacrée à Dieu, Sidi Bou-Zid s’éteignit doucement dans les bras de ses khoddam (serviteurs religieux). Comme son état de sainteté ne faisait pas l’ombre d’un doute, on éleva sur son tombeau la somptueuse koubba qui, aujourd’hui encore, fait l’admiration des Croyants. Ne voulant pas s’éloigner de la dépouille
mortelle du saint homme qui avait été leur puissant intercesseur pendant sa vie, ses khoddam se construisirent près de son tombeau des habitations qui ï¬ nirent par former un ksar, auquel ils donnèrent le nom de Sidi Bou-Zid.
Sidi Ali-ben-Mahammed restait donc le légitime et unique propriétaire de Haci-Tiouelï¬ n, et, comme cette possession l’avait tout à fait guéri de sa nostalgie, il songea sérieusement à se ï¬xer sur ses eaux. De nombreux disciples, avides d’entendre ses savantes leçons, avaient, d’ailleurs, dressé leurs tentes auprès de la Kheloua du saint marabout, et formaient une sorte de Zaouïa qui comptait déjà des tholba d’inï¬niment d’avenir.
Sidi Ali, disons-nous, paraissait avoir renoncé à courir le monde ; mais, du caractère dont nous connaissons le saint homme, nous ne nous étonnerons pas de le voir, un jour, pris spontanément de l’irrésistible envie de quitter ses foyers pour aller se livrer à la prédication. Sidi Ali avait la manie de la conversion, et, précisément, il sentait qu’il y avait énormément à faire dans cette voie du côté du Djerid. Un matin, après avoir fait sommairement ses adieux à sa femme et à ses enfants, il monta sur sa jument, — une bête superbe, mais d’un âge voisin de la maturité, — puis il prit le chemin du sud-est. Le premier jour, il alla coucher à Gueltet-El-Beïdha, sur l’ouad El-Beïdha, près de Ksar-El-Hamra, non loin d’Aïn-El-lbel. Soit que sa jument eût été mal entravée, soit que, n’ayant pas été consultée, son amour-propre en eût été piqué, soit encore qu’elle eût préféré continuer à manger tranquillement son orge et sa halfa plutôt que de se lancer dans des aventures qui lui paraissaient plus fatigantes qu’intéressantes, quoi qu’il en soit, la corde et les entraves qui devaient la retenir au sol étaient complètement veuves de la bête quand Sidi Ali sortit de sa tente pour faire la prière du fedjeur.
La première pensée qui jaillit du cerveau du saint marabout, — dans le Sud, c’est bien naturel, — c’est que sa jument lui avait été volée par quelque coupeur de route brûlant du désir de se monter à peu de frais. « Je vois bien que Dieu veut m’éprouver », se dit Sidi Ali, fort peu rassuré pourtant. Nous ne voulons pas cacher que le saint homme tenait à sa jument comme on tient ordinairement, — peut-être plus, — à ces choses-là . En effet, si on l’eût écouté, il n’y avait pas sa pareille dans tout le Sahra : pour les allures, la vitesse, l’adresse, l’intelligence, la sobriété, la noblesse de l’origine, aucune, — c’est Sidi Ali qui le disait, — ne pouvait lui être comparée, aucune ne lui allait seulement au boulet ; il ne voyait guère que Heïzoum, le cheval de l’ange Djebril (Gabriel), qui pût être mis en parallèle avec elle, et encore c’était un cheval, c’est-à -dire un gourmand, un braillard, un luxurieux. Comme tous les cavaliers, Sidi Ali citait à tout bout de champ des choses prodigieuses accomplies par sa jument, et, à force de les répéter, il en était arrivé à croire que tout ce qu’il racontait là -dessus était de la plus parfaite exactitude. Enï¬n, il tenait excessivement à sa jument. Nous n’aurions pas le courage de lui en faire un crime.
Ce qui augmentait la contrariété de Sidi Ali, c’est que ses bagages avaient disparu avec sa monture, l’une emportant les autres, car il n’avait pas l’habitude de desseller sa bête. Les impedimenta du marabout n’étaient pas considérables, il est vrai, puisqu’ils ne se composaient que de deux sacs de peau, dont l’un renfermait quelques provisions de bouche, et l’autre son Koran ; mais, enï¬n, on n’aime pas perdre. On comprend bien que, si le saint homme était aussi légèrement approvisionné et outillé, c’est qu’il comptait tout naturellement sur l’hospitalité des gens auxquels il allait porter la parole divine.
Sidi Ali voulut savoir, — ce n’était qu’une satisfaction personnelle, — la direction qu’avait pu prendre son voleur.
Comme il avait plu pendant la nuit, — ce qui, déjà à cette époque, n’était pas rare dans le pays, — la terre, détrempée par les eaux, gardait parfaitement toutes les empreintes ; il fut donc facile à Sidi Ali de retrouver les traces de sa jument et de les suivre. C’est ce qu’il ï¬t ; mais ce qui l’étonna au suprême degré, c’est qu’on ne remarquait pas la moindre trace du pied de l’homme autour du point où avait été attachée la jument. Il fallait donc ou qu’elle fût partie seule après s’être désentravée, ou que celui qui l’avait emmenée fût tombé du ciel en selle sur la bête.
Tout en réfléchissant à la bizarrerie de cette aventure, le marabout suivait toujours les traces de sa jument : il n’y avait pas à s’y tromper ; il connaissait l’empreinte des pieds de l’animal mieux qu’il ne connaissait les siennes propres.
Le saint commença à respirer quand il vit que la direction des traces le conduisait dans le nord-ouest, c’est-à -dire du côté de Haci-Tiouelfl n. « Peut-être, se disait-il, sera-t-elle retournée sur mes tentes : ce serait le signe alors que Dieu n’approuve pas plus mon voyage au Djerid que celui que,
jadis, je voulais faire aux villes saintes. » Tant que Sidi Ali fut en plaine, il put assez facilement suivre les traces de sa jument; malheureusement, cette investigation devenait de plus en plus problématique, à cause de la nature rocailleuse du sol, à mesure qu’il approchait de la chaîne boisée du Senn-El-Lebba. Le marabout désespérait déjà de pouvoir continuer ses recherches ; mais il fut tout à fait rassuré, — et il en loua Dieu, — quand il reconnut que sa jument avait broutillé çà et là , des deux côtés du chemin, des branches de pin d’Alep qu’elle semblait avoir rejetées et semées à terre. Ce qui permettait surtout d’attribuer cet abatis à la bête, c’est que, de distance en distance, on retrouvait très bien l’empreinte de son pied. C’était miraculeux ! Aussi, bien que la marche fût fort longue, Sidi Ali,
— tant il était rempli de joie, — ne se sentait pas du tout fatigué.
A l’heure de la prière du moghreb, Sidi Ali arrivait sur les collines qui dominent l’Aïn-El-Azria, et en vue de Haci-Tiouelï¬ n ; quelques minutes après, il était sur ce puits. Qu’on juge de la surprise et de la douleur du saint quand, s’étant approché des eaux, il aperçut sa jument gisant au fond du puits(12), et dans une attitude indiquant qu’elle avait cessé de vivre. Le quadrupède, — c’est ainsi qu’on s’expliqua l’accident, — était sans doute tombé dans le puits en cherchant à manger l’herbe qui en tapissait les abords.
Après avoir fait mentalement l’oraison funèbre de sa jument, et tempéré ses regrets en songeant qu’elle était ï¬gée d’une vingtaine d’années, SidiAli comprit qu’il fallait la tirer de là . Ce n’était pas une petite affaire. Il ï¬t appeler les élèves de sa Zaouïa, qui ne l’attendaient pas, et qui s’occupaient de tout autre chose que de l’étude des belles-lettres ; mais ce fut vainement. Sidi Ali se décida alors à pousser jusqu’à ses tentes : il n’y trouva que trois tholba, qui paraissaient s’efforcer de calmer les inquiétudes de la belle Toumis au sujet des dangers du long voyage qu’avait entrepris son poux.Au moment où le marabout soulevait le haïal (rideau) du compartiment des femmes, son meilleur élève en théologie, un hafodh(13) consommé, récitait la Tounis, avec des yeux chargés d’électricité, et de la passion plein la voix, le verset 20 du chapitre XXX du Koran : « C’est un des signes de la puissance de Dieu de vous avoir donné des femmes créées de vous-mêmes pour que voue habitiez avec elles. Il a établi entre vous l’amour et la tendresse. Il y a dans ceci, — ô Tounis ! ajoutait le bouillant
hafodh, — des signes pour ceux qui réfl échissent. » Nous ne savons pas trop ce qu’allait répondre la sensible Tounis ; mais ce dont nous sommes presque certain, c’est que cette apparition inattendue gêna énormément les Melba et la ravissante épouse du marabout. Ils parurent d’abord fort embarrassés de leurs mains, — bien plus qu’avant l’arrivée de Sidi Ali, — et leur contenance manquait complètement de ï¬ erté. Tounis l’échappa belle : ce qui la sauva, c’est que les tholba étaient trois ; ce nombre avait entièrement rassuré le marabout et effacé le soupçon qui lui avait traversé l’esprit. Seule avec l’élève en théologie, Tounis était perdue. Quelle leçon pour les femmes !
Quand Sidi Ali eut raconté à sa femme et à ses disciples la cause de son retour et le malheur qui était arrivé à sa jument, tous s’empressèrent, heureux d’en être quittes à si bon marché, de se porter sur le puits de Tiouelï¬ n pour secourir, s’il en était temps encore, la plus remarquable bête
du pays. Un des plus anciens élèves de la Zaouïa, qui avait presque perdu la vue sur les livres d’Abd-Allah-ben-Ahmed-ben-Ali-El-Bithar (le vétérinaire), descendit dans le puits pour s’assurer s’il restait quelque espoir de sauver la jument, qui, du reste, ne donnait plus signe de vie. Le vétérinaire ne tarda pas à reconnaître et à déclarer que la bête avait succombé aux suites d’une asphyxie par submersion.
Pour hâter l’arrivée de la résignation musulmane dans l’âme de Sidi Mi, le vétérinaire ajouta : « C’était écrit chez Dieu ! » c’était tout ce qu’elle avait à vivre ! »
« C’était écrit chez Dieu ! » répétèrent les assistants en levant les yeux au ciel ; et tout fut dit. Un trop long séjour de la jument dans le puits ne pouvant, en aucune façon, améliorer la qualité de ses eaux, on résolut de l’en extraire. On lui passa donc des cordes sous le ventre, et l’on chercha à la hisser sur les bords du puits. L’opération présentait d’autant plus de difï¬cultés que le fond sablonneux du huci manquait complètement de consistance. Les tholba parvinrent cependant à mettre la jument sur ses jambes; un dernier et vigoureux coup de collier de tous les élèves, qui avaient ï¬ni par apprendre le retour du marabout, amena l’extraction de l’animal. Mais, ô merveille ! de chacun des quatre points marqués au fond du puits par les pieds de la jument, jaillissait subitement une source abondante, et dont les eaux, d’une limpidité parfaite, retombaient en s’arrondissant gracieusement comme les feuilles du palmier.
Il y avait évidemment là un miracle ; aussi tous ceux qui venaient d’en être témoins se mirent-ils à louer Dieu, qui daignait se manifester ainsi aux yeux de ses serviteurs.
En présence de ce prodige, dont le bruit se répandit rapidement dans le Sahra, les disciples de Sidi Ali n’hésitèrent pas à attribuer à la vertu et à la haute piété de leur maître la délégation que Dieu lui avait faite d’une émanation de son pouvoir : pour eux, Sidi Ali avait le don des miracles, et ils mirent une certaine ostentation à le répéter à qui voulait l’entendre : comme la lune, ils brillaient d’un éclat emprunté.
Après avoir fait donner une sépulture convenable à sa jument, qui, en résumé, avait été l’instrument dont Dieu s’était servi pour opérer son miracle, Sidi Ali décida que, pour en perpétuer le souvenir, le lieu où le prodige s’était produit se nommerait désormais Charef, qui signiï¬e noble, élevé, d’un grand âge, en mémoire de sa jument, qui, de tous les chevaux du Sahra, était le plus noble, de l’origine la plus élevée, et le plus respectablement âgé(14).
« Et depuis cette époque, — il y a de cela quinze pères, nous disait Mohammed-ben-Ahmed, le dernier descendant direct de Sidi Ali-ben-Mohammed, — Tiouelï¬ n a pris et conservé le nom de Charef. »
Ce miracle augmenta prodigieusement la réputation de sainteté de Sidi Mi; ce fut, de tous les points du Sahra, à qui viendrait dresser sa tente auprès de la sienne, et entendre ses pieuses et savantes leçons. Il avait tout à fait renoncé à ses tentatives de voyage, qui, à deux reprises différentes, lui avaient si mal réussi. Pour marquer son intention bien arrêtée de ne plus quitter Charef, il abandonna ses tentes et ï¬t bâtir une maison au nord-ouest du point où, plus tard, s’éleva le ksar actuel. Quelques-uns de ses disciples en ï¬rent autant, et ces constructions, réunies autour de l’habitation du chikh, composèrent bientôt un petit ksar qui prit rapidement de la réputation comme sanctuaire des sciences et de la religion. Après une existence dont les dernières années avaient été marquées par de bonnes œuvres et par une grande piété, Sidi Ali-ben-Mahammed s’éteignit doucement au milieu de ses disciples, en témoignant que « Dieu seul est Dieu, et que Mohammed est l’apôtre de Dieu(15) ».
On montre encore, à quelque distance du ksar de Charef, une haouïtha(16) qu’on dit renfermer le tombeau de Sidi Ali-ben-Mahammed.
Nous dirons cependant que, suivant une autre version, Sidi Ali aurait renversé à plusieurs reprises la chapelle qu’avaient élevée sur son tombeau ses disciples et ses serviteurs religieux, et qu’on ignore absolument aujourd’hui où furent déposés les restes mortels de l’illustre fondateur de
Charef.
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1. Coucher du soleil.
2. Le point du jour.
3. Le moudden est ce fonctionnaire du culte musulman qui, cinq fois par jour, annonce, du haut du minaret des mosquées, l’heure de la prière aux Croyants. Dans les douars, le moudden fait l’appel à la prière en se plaçant au centre du cercle formé par les tentes.
4. Avertissement fait par le moudden une heure avant la prière du fedjeur, ou point du jour.
5. Il n’est pas rare de rencontrer des Arabes pouvant fournir la série de leurs ancêtres jusqu’au premier homme.
6. Muslam.
7. « Au nom de Dieu le clément, le miséricordieux ! » invocation qui se lit en tête de la première sourate du Koran, et qui se répète au commencement de toutes les autres.
8. L’algèbre.
9. Croyance sahrienne.
10. C’est-à -dire : « Elle avait les lèvres vermeilles et les dents blanches. »
11. Vers une heure de l’après-midi.
12. Il arrive parfois que, les haci étant comblés par les sables, les eaux viennent sourdre presque au niveau du sol. C’est le cas du Haci-Tionelï¬ n, lequel n’a pas de profondeur. Dans le Sahra, on donne aussi le nom de haci à un puits-citerne où les eaux de pluie se ramassent.
13. Hafodh, celui qui sait tout le Koran par cœur, ou les six traditions principales relatives à Mahomet.
14.Ksar-ech-Charef peut signiï¬ er tout simplement le vieuxKsar.
15. La formule : « Il n’y a d’autre divinité que Dieu, et Mohammed est l’apôtre de Dieu », ou plutôt ces deux propositions sont appelées les témoignages, les confessions. Il sufï¬t de les prononcer avec conviction pour devenir musulman. A l’heure de la mort, elles sont également sufï¬santes pour vous ouvrir le séjour des bienheureux. L’Islam accorde à la loi la prééminence sur les œuvres, et croire est tout ce qu’on demande au musulman.
16. Haouïtha, petite muraille élevée circulairement ou sur une courbe en forme de fer à cheval, et renfermant le tombeau d’un saint marabout. Cette muraille est bâtie soit en pierres sèches, soit en maçonnerie grossière.
Posté Le : 23/11/2007
Posté par : hichem
Ecrit par : LE COLONEL C. TRUMELET, L'Algérie Légendaire, Éditeur : ALGER, Librairie Adolphe Jourdan, 1892.
Source : www.algerie-ancienne.com