Alger - Sidi Abderrahmane At Thaalibi

Sidi-Abd-er-Rahmân patron d'Alger et son tombeau



Après les origines phéniciennes et romaines d'Icosim-Icosium, après les fastes glorieux de notre armée d'Afrique, votre société a voulu marquer son heureuse renaissance par une promenade dans la cite musulmane. Votre président m'a convié à vous y servir de guide et je lui ai proposé de vous amener ici. J'ai pensé qu'il était conforme à la logique et,. au respect des hiérarchies morales de rendre, pour commencer, un hommage à celui de nos concitoyens dont Alger a sans doute le plus droit d'être fière. Je n'apprendrait rien à personne en vous rappelant que Sidi 'Abd er-Rahmân eth-Tha'âlibi est devenu le patron de la ville même, que son intercession est considérée dans le pays comme la plus efficace, que la Médersa d'Alger s'honore de porter le nom de Tha'âlibiya, que les pauvres l'invoquent pour forcer la charité des passants et qu'en cas de litige, un faux serment proféré devant son tombeau apparaît comme un sacrilège.

On me dira que les raisons qui lui ont valu ce respect unanime échappent probablement à ceux qui en sont le plus pénétrés. Par la Sidi 'Abd er-Rahmân ne se distingue guère de la plupart de nos saints chrétiens. Mais cela importe peu. Ce qui compte, c'est moins le mérite propre du saint - dont Dieu seul est juge - que la sincérité du fidèle. On croit d'ailleurs pouvoir affirmer que le respect est ici parfaitement légitime. Sidi 'Abd er-Rahmân était en particulier le mieux désigné pour devenir le patron de la Médersa qui s'élève près de son tombeau. Il fut, vers la fin de notre moyen âge, un remarquable théologien. Ses ouvrages, que nous avons conservés, en font foi. Je n'ai pas l'intention de vous en donner une idée. Je voudrais seulement essayer de situer, dans le développement de l'Islam nord-africain, sa personnalité et le culte dont le monument où nous sommes réunis porte témoignage.


L'Afrique du Nord, où l'Islam s'était, aux VII" et VIII'"` siècles, implanté non sans lutte, était devenue, pour cette religion orientale, un pays d'élection. Cette vieille terre, qui avait été arrosée par le sang des martyrs de la foi chrétienne et qui avait vu naître Saint Augustin, avait fini par adopter avec ardeur la foi musulmane. De cette passion qu'elle apportait aux discussions religieuses, on trouverait une preuve dans l'éclosion précoce des hérésies, du Khârijisme, qui subsiste jusqu'à nos jours chez les Mozabites, du Chi'isme qui, grandi en Petite Kabylie, s'imposa à l'Egypte et qui est resté la doctrine de la Perse. Toutefois, l'orthodoxie triomphait. La Tunisie du IX"" siècle voyait se fonder une grande école de théologie et se droit canonique. La grande Mosquée de Kairouan était une vaste ruche toute bourdonnante des leçons les plus érudites sur les sources du dogme et de la foi et sur leurs applications pratiques suivant le rite malikite. Les élèves des docteurs kairouanais allaient propager leur enseignement au Maroc et en Espagne.

Le XIè siècle est, pour le Maghreb, l'époque par excellence des jurisconsultes. Le XIIè siècle voit des penseurs comme l'Andalou Averroès s'efforcer de concilier la science et la foi, de donner aux vérités de la religion l'appui de la logique empruntée aux philosophes grecs.


Cependant, vers la même époque, une toute autre tendance se faisait jour dans l'Islam. Certains proclamaient que la science et la dialectique étaient impuissantes pour permettre à l'homme de se hausser jusqu'à la connaissance de Dieu; seul lui permettait d'atteindre cette joie ineffable l'élan d'une âme pure, détachée de ses biens terrestres par la prière prolongée et par l'ascétisme. Sous le nom de çoûfisme, l'Islam allait voir s'épanouir une floraison mystique très analogue à celle que connaîtra le monde chrétien. Un des premiers en date et l'un des plus notables représentants du çonfisme nord-africain, c'est Sidi Bou Medyan, Andalou lui aussi, mais qui vécut surtout au Maroc et qui vint mourir en zig7 clans le délicieux village voisin de Tlemcen qui garde son tombeau. Sidi Bou Medyan est d'ailleurss un homme de haute culture, un théologien versé dans la connaissance des traditions relatives au Prophète, un jurisconsulte de l'école malekite, en même temps qu'un ascète, que l'on dit jouir du don de l'extase. Toute une lignée d'hommes de Dieu illumineront de même le pays berbère, au cours du XIII"` et du XIV"" siècles, de leur science et de leurs vertus et participeront à de semblables faveurs divines. Ces faveurs leur assurent la vénération de tous pendant leur vie et après leur mort. Ainsi se développe le culte des Saints, considérés comme les Amis de Dieu et les plus utiles intercesseurs auprès de Lui. Dès lors le çonfisme, qui répond aux aspirations profondes du peuple berbère, se généralise, et il évolue en pénétrant dans les masses populaires des villes et des campagnes. Au Maroc, il prend, à partir du XV"" siècle, une force singulière en s'affirmant comme une réaction contre la menace chrétienne. Des hommes de Dieu - ceux que nous nommons assez improprement les Marabouts - prêchent la guerre sainte contre les Portugais et les Espagnols, qui débarquent sur les côtes. Ils organisent la résistance en attirant les fidèles autour de leur zaouia, en les groupant en confréries. Ce mouvement aboutira à l'élévation des chérifs marocains, considérés comme descendants du Prophôte et. comme tels, dépositaires nés de la bénédiction divine que naguère les confis acquéraient par la pureté de leur vie et la ferveur de leurs prières. Du Maroc, les confréries religieuses, issues du mouvement mystique, essaimeront à travers l'Algérie et la Tunisie. Elles représenteront une force avec laquelle les maîtres Turcs des deux pays devront compter et qui, aujourd'hui encore, est loin d'avoir épuisé son. action, au moins sur les populations rurales.

Telle est, réduite à quelques grandes lignes, l'évolution de l'Islam clans ce pays. Ce schéma n'a d'autre but que de vous aider à comprendre ce que représentent Sidi 'Abd er-Rahmân eth-Tha'àlibi et le sanctuaire dont nous sommes les hôtes. Mais peut-être convient-il de vous rappeler ce que nous savons du Saint lui-même, ce que nous trouvons consigné sur sa vie dans ses propres ouvrages ou dans les recueils d'hagiographie et ce qu'en a retenu la tradition locale.

Abou Zaïd 'Abd er-Rahmân fils de Mohamed. fils de Makhlouf eth-Tha'àlibi- appartenait à l'importante tribu arabe des Tha'âliba, qui occupaient la Mitidja. Il naquit vers l'an 1383, à Alger suivant les uns, aux Isser suivant les autres. C'est à Alger qu'il reçut sa première instruction. Cependant les ressources intellectuelles qu'offrait cette petite cité berbère devaient mal satisfaire ce jeune arabe en quête de savoir. Les voyages d'études étaient d'ailleurs le complément obligé de toute culture supérieure. A seize ans, il se mettait en chemin et se rendait à Bougie, qui lui offrait de meilleures occasions de s'instruire que sa ville natale. Il y suivit les cours d'au moins huit professeurs différents. Sept ans après, il poursuivait sa route vers l'Est et s'arrêtait à Tunis, où il rencontra des maîtres encore plus éminents. Il reçut de l'illustre Abou 'Abd Allah el-Obbi la précieuse idjâza, l'attestation qu'il avait étudié telle partie (le la science sous sa direction et qu'il était apte à l'enseigner à son tour. Au bout de quelques années, il reprenait le bâton de l'étudiant itinérant. Le Caire l'attirait. Il y séjourna assez pour perfectionner les connaissances acquises, et s'en éloigna nanti d'une nouvelle licence d'enseignement. Il arriva à la Mekke; dernière étape de ce long pèlerinage de science et de piété. Il y étudia encore et enfin reprit la route qui allait le ramener dans son pays. En 1416, il était de retour à Tunis. Certains des maîtres qu'il y avait connus étaient morts; d'autres les avaient remplacés. Il fallait profiter de la Vérité dont ils étaient dépositaires. 'Abd er-Rahmân, qui avait alors près de 33 ans, fréquenta pendant une année encore les cours de la Zitouna et obtint de nouveaux parchemins. Enfin il regagna Alger qu'il avait quittée depuis quelque vingt ans. Il allait y faire profiter ses concitoyens de l'inestimable bagage qu'il rapportait avec lui.

Sa vie, coupée probablement par de nouvelles randonnées - car on présume qu'il avait pris sur les routes le goût des voyages - fut consacrée à l'enseignement des sciences religieuses et à des exercices de dévotion. Sa réputation s'étendait. C'était celle d'un très grand savant et d'un ascète pénétré de ferveur, en communion permanente avec le divin. Un de ses livres porte le titre significatif de " Visions ". On connaît les titres de trente de ses ouvrages. Beaucoup sont perdus, mais certains subsistei:t en manuscrits, notamment à la Bibliothèque Nationale d'Alger. Deux ont été publiés et comptent chacun deux volumes. C'est un grand commentaire du Coran et un recueil de traditions et de méditations édifiantes sur l'Autre Monde. Il composa ce dernier, qui est à sa manière un livre de consolation, dans un âge très avancé. La tradition veut qu'il ait alors habité dans le quartier de la Marine, qu'il ait eu son oratoire privé et sa demeure dans la rue qui devint, après 1830, la rue de la Charte, sur l'emplacement occupé plus tard par l'hôtel du Secrétaire général du Gouvernement. C'est là qu'il mourut en 147o, âgé de près de 90 ans; c'est de là que sa dépouille mortelle fut conduite hors de la porte de la Vallée (Bâb-el-Oued), à mi-hauteur de la pente qui dominait cette entrée d'Alger et d'où elle semblait encore protéger sa bonne ville, empêcher, au moins de ce côté, le malheur d'y pénétrer.

On ne sait ce qu'il aurait pensé de l'arrivée des Turcs, qui se produisit en 1516, quarante-six ans après sa mort. On présume qu'il ne l'aurait pas vue sans quelque mélancolie, car il appartenait à un autre âge. 'Abd er-Raâman eth-Tha'àlibi est encore un de ces hommes de religion chez qui la plus haute culture se concilie avec la foi passionnée du mystique, qui réalisent cette union apparemment paradoxale, maistrès normale dans l'Islâm, du complet détachement des choses de ce monde et d'une connaissance approfondie des partages successoraux, qui savent tout ce qu'on sait de leur temps et qui s'oublient eux-mêmes pour se perdre dans Dieu. Le respect et l'amour dont il est entouré aux derniers jours de sa vie, il les doit à son savoir inépuisable autant qu'à sa vie exemplaire et à la bénédiction que sa présence attire sur la cité.

Cependant les générations nouvelles vont quelque peu modifier son effigie et trouver d'autres raisons d'honorer sa mémoire. L'imagination populaire va travailler sur le souvenir qu'on garde de lui.
Un saint a nécessairement des miracles à son actif. On en attribuera plusieurs à Sidi 'Abd er-Rahmân. L'un d'eux concerne le châtiment terrible dont il accabla les Beni Salah, les Kabyles grossiers de l'Atlas blidéen, qui l'avaient forcé de danser avec eux. La terre s'entr'ouvrit à son commandement et engloutit ses insulteurs. Un autre miracle, plus pittoresque, établit son incontestable supériorité sur un de ses émules en sainteté, le fameux Mohammed ben 'Aouda. On sait que ce santon d'Oranie avait pour spécialité d'apprivoiser les lions. Or il arriva qu'un jour, il voulut rendre visite à Sidi 'Abd er-Rahmân; il enfourcha un lion et vint, dans cet équipage, tout droit à Alger. Arrivé à l'ermitage de son confrère, il le salua et lui demanda où il pourrait mettre son lion pendant la visite. 'Abd er-Rahmân, nullement impressionné, lui répondit: " Mets-le avec ma vache! " Et Mohammed ben 'Aouda, confiant, conduisit son fauve à l'étable. Revenant près de son hôte, il le trouva entouré (le très jolies Algéroises venues pour recueillir ses bons conseils, et il s'étonna quelque peu de voir un ascète en si aimable compagnie. 'Abd er-Rahmân apaisa ses scrupules en lui faisant remarquer que l'adoration de Dieu se rencontre plutôt entre les pendants d'oreilles et les tresses de cheveux qu'entre les pics des montagnes. (La réponse est plus savoureuse en arabe " El-'abada bain et-khros wa 'l-dlâ'l machi bain qarn ej-jbâl). Et Mohammed ben 'Aouda, qui descendait de ses hauteurs sauvages, regretta dans son coeur de ne pas être un santon citadin que visitent (le belles pénitentes. Il passa la soirée et la nuit à s'entretenir avec Sid 'Abd er-Rahmân. Mais au matin, quand il voulut reprendre son lion pout' se faire ramener chez lui, il ne le trouva pas: la vache l'avait mangé.

Ces traits de Légende dorée. plus malicieux qu'édifiants, et où je crois reconnaître une intention algéroise de blasonner les étrangers, ne sont pas, cela va sans dire, articles de foi. Ce qui l'est presque, ce qui est établi par un texte épigraphique et ce qui ne me semble pas beaucôup plus acceptable, c'est la généalogie de Sidi 'Abd er-Rahmân, qui le fait descendre d'Abou Tâleb, oncle du Prophète. Elle a beau être inscrite sur une table de bois appendue à son cénotaphe, je crois que, s'il pouvait en sortir, il ferait lui-même des réserves. il savait qu'il était de la tribu des Tha'âliba, groupe de la confédération (les Arabes Ma'qil, qui n'ont rien à voir avec Abou Tâleb. Mais on était au XVIP' siècle. Les chérifs sortaient de la terre du Maghreb comme les iris aux premiers jours du printemps. Comment imaginer qu'un saint protecteur de la ville pût devoir l'amitié de Dieu à son seul mérite personnel de savant et d'ascète? Le don des miracles, qu'on lui prêtait généreusement, il l'avait apporté avec lui en naissant. L'inlfuence du Maroc, qui devait se répandre si largement sur l'Algérie, se manifestait par cette promotion chérifienne. L'examen du sanctuaire où nous nous trouvons permet d'affirmer qu'elle se maniefstait également par autre chose.

Nous ne savons rien du tombeau où son corps fut inhumé en l'an 147o, ni si quelque construction fut immédiatement élevée en cet endroit, qui était déjà probablement un cimétière. Ce qui est certain c'est que, cent quarante-trois ans après, le rayonnement de ses mérites n'ayant pas subi d'éclipse, mais au contraire ayant pris plus d'éclat avec le recul du temps, on décida d'abriter sa sépulture d'un mausolée plus digne de sa mémoire.

C'était en 1020 de l'hégire, 1621 de l'ère chrétienne. Que savons-nous de cet édifice?

Dans la chambre sépulcrale où se trouve son cénotaphe, on remarque huit groupes de demi-colonnes engagées dans les quatre murs. Chaque faisceau eomprend trois demi-colonnes avec leurs hases et leurs chapiteaux taillés dans le même bloc de marbre blanc. Sur ces piliers retombent les arcs des quatre trompes qui enjambent les angles de la salle et font passer du carré intérieur à l'octogone de la coupole. Il n'est pas nécessaire d'être grand clerc en architecture pour constater que ces arcs et ces piliers constituent une union rital-assortie, que les piliers n'ont pas été conçus pour le rôle de supports qu'on leur a fait jouer et qu'ils appartiennent à une ordonnance très différente de celle à laquelle ils sont maintenant incorporés. Nous pouvons affirmer que les colonnes sont antérieures aux arcs et- qu'elles ont fait partie de l'édifice de 1611.

Nous pouvons même avancer qu'elles ont été apportées du Maroc ou qu'elles furent sculptées par des artistes marocains.

Les dernières années du XIV'" siècle et le début du XVII'e furent au Maroc une époque de grande activité architecturale et, dans une certaine mesure, de renaissance artistique. Tous ceux qui ont passé à Merrâkech ne fut-ce que quelques heures ont visité les tombeaux des Princes Sa'adiens et en ont gardé un souvenir enchanté. Je n'aurai pas le mauvais goût de chicaner rétrospectivement leur plaisir, de leur dire que c'est là une oeuvre très séduisante, mais une oeuvre de décadence, qu'il y a loin de là à la beauté classique des médersas de Fès. Je conviendrai avec eux que l'effet de ces salles à demi-éclairées, avec leur plafond de cèdre frotté d'or, leurs arcs découpés, leurs colonnes et leurs stèles funéraires, qui semblent ciselées dans le vieil ivoire, apparaissent comme des choses infiniment précieuses et d'un goût raffiné. Les Chérifs sa'adiens étaient des monarques opulents et qui aimaient le luxe. Le plus connu fut El-Mançour, à qui sa conquête du Soudan valut son surnom de " Doré ". Il construisit à Merrâkech de 1578 à 1593 le palais du Badi', dont la splendeur était proverbiale, mais dont il ne subsiste presque rien. Quand il mourut de la peste à Fès, en 1603, son fils Moula}, Zidân ramena son corps à Merràkech, et ce fut vraisemblablement lui qui construisit la salle à douze colonnes, dont la tombe d'El-Mançoûr occupe le centre, et les deux salles contiguës. Or, clans l'oratoire qui précède la salle aux -iouze colonnes, nous trouvons des chapiteaux tout à fait analogues à ceux du tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân. Le musée de Fès contient un arc en marbre d'époque sa'adienne, provenant sans doute du palais du Badi', dont les chapiteaux sont plus conformes encore au modèle que nous trouvons ici. Ces oeuvres de la fin du XVI"1e ou du début du XVIIme siècle sont des déformations du chapiteau hispano-moresque du XIII-XIVme siècle, qui lui-même est une interprétation musulmane du chapiteau corinthien

Est-il possible de reconstituer par la pensée l'ordonnance de la salle où figuraient nos faisceaux de colonnes? Les constructions de l'époque sa'adienne peuvent nous y aider. Si l'on admet - ce qui parait très vraisemblable - que ces colonnes occupent bien leur place primitive, on imagine sans peiné un plan inspiré par le tombeau d'El-Mançoûr, mais cependant plus simple. Les huit supports nous donnent quatre alignements d'arcs, qui retombent sur quatre supports placés au croisement. Ainsi s'organise un carré central de 3 M. 6o circonscrit par quatre grands arcs portant un plafond surélevé ou une coupole à stalactite et encadré de quatre galeries. Celles-ci sont enjambées par des arcs plus petits. Le thème est classique au Maroc. L'arc haut et large flanqué d'arcs étroits et plus bas se trouve, non seulement à Merrâkech, mais à la Mosquée Qaraviin de Fès, dans les pavillons d'époque sa'adienne (l'un d'eux est de 1613) qui ornent la cour.

J'ajouterai que l'existence d'arcs et de supports intérieurs n'est pas une hypothèse gratuite. Nous savons que le tombeau avait d'autres faisceaux de colonnes identiques, qui ont trouvé leur emploi ailleurs - à la porte même du vestibule d'entrée.

Ces éléments subsistant nous autorisent à compléter l'édifice avec ses arcs, ses plafonds et son couronnement. Le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahman, tel qu'il fut construit en 1611 au temps de la renaissance sa'adienne par des artistes ayant travaillé dans les ateliers marocains, nous apparaît comme ayant été conforme au type d'ailleurs traditionnel de la goubba maghrihine: c'est-à-dire qu'il était couvert par un toit de tuiles vertes à quatre pentes comme les tombeaux du Maroc et de Tlemcen.

Cette parure donnée au tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân attestait le prestige dont sa mémoire était auréolée et devait contribuer à l'accroître encore. Cette sépulture devenait, non seulement un but de visites pieuses pour les Algérois, mais le rendez-vous de pèlerins étrangers. C'étaient notamment des ruraux trop peu fortunés pour aller loger dans les fondouks de la ville. Un acte daté de 1651 constitue en habous une boutique sise près de la porte Bab-el-Oued, contiguë à la fontaine qui s'y trouve et spécifie que les revenus en seront affectés à l'hébergement des étrangers venus pour visiter le tombeau. En 1662, un nouveau habous est destiné aux besoins (les indigents qui s'y abritent pendant la nuit. D'autres fondations du même genre enrichirent certainement ce lieu de dévotion. Le mausolée formait le noyau d'organes indispensables à un pèlerinage et qui constituaient autant d'oruvres pies, méritoires pour leurs fondateurs: des salles servant d'asile aux pèlerins, des cuisines pour préparer les aliments distribués aux pauvres, un logement pour le gardien du sanctuaire, des lieux d'ablution et des latrines publiques. Ainsi alentour (le la sépulture se critallisait une zaouïa. Le mot, comme on le sait, désigne généralement, dans l'Afrique du Nord, les maisons mères ou filiales des ordres religieux. La zaouïa dont il s'agit n'est pas de même nature: aucune confrérie hiérarchisée n'avait pour siège le mausolée de Sidi 'Abd er-Rhamân. Cependant des séances de prière - des hadra - s'y réunissaient, sous la direction d'un chaïkh el-hadra. Sans doute y psalmodiait-on en commun ce poème dont une inscription conservée au Musée Stéphane Gsell nous donne le texte. Nous y lisons:

« Lorsque tu désireras obtenir ce que tu sollicites, visite la sépulture de la couronne des Savants, Eth-Tha'âlibi. Il est un asile, un éducateur, un refuge, une direction, un imam, à qui Dieu a prodigué tous les dons Par lui, Dieu a rendu Alger célèbre en Orient comme en Occident. Sois donc, dans les épreuves, assidu auprès de sa tombe.»

Le gouvernement des deys ne pouvait pas se désintéresser de celui " qui avait rendu Alger célèbre en Orient comme en Occident ". Il était du reste conforme à la politique des Turcs (le témoigner de la déférence envers ceux que le peuple des villes et des campagnes reconnaissait pour ses guides et ses patrons. II était habile de prendre leur culte à la charge du beylik. Cc fut le dey El-Hajj Ahmed EI-Atchi - un assez triste dey d'ailleurs - qui décida de transformer le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân en 1696, quatre-vingt-cinq ans après la construction de la goubba de type maghrebin. Cette transformation procédait d'une nouvelle conception religieuse et attestait l'introduction dans le pays d'un nouveau type architectural.

La zaouia comporte nécessairement un oratoire, une salle où les assistants dé la hadra peuvent faire la prière en commun sous la direction de l'imam. C'est la chambre funéraire elle-même qui deviendra cet oratoire, bien que le fait de prier dans un tombeau puisse paraître une innovation suspecte aux yeux des Musulmans rigoristes, condamnée par le Prophôte lui-même, et bien que Sidi 'Abd er-Rahmân eut peut-être protesté contre l'usage que l'on faisait de sa goubba. Au reste, le dey El-Hajj Ahmed pouvait s'autoriser d'assez nombreux précédents nord-africains. La salle qui contenait le cénotaphe fut donc pourvue d'un mihrâb, flanqué de deux colonnettes de marbre et garni d'un somptueux plaquage de faïences d'Asie Mineure. Elle fut débarrassée des quatre faisceaux de colonnes qui rendaient difficile l'organisation rituelle des rangs de fidèles derrière l'imam. Cela entraînait un remaniement complet (le l'édifice et en particulier du mode de couverture, pour lequel fut adopté le type des mosquées importé à: Alger par les Turcs. On connaît cc type, dont le plus ancien spécimen actuellement subsistant est l'église Notre-Dame des Victoires, bâtie vers 1622 par 'Ali Bitchnîn, et qui devait servir au XVIII"'siècle pour la Mosquée de la Saiyda et la Mosquée IZetchâwa, au XIX"1e pour la Mosquée de la Qaçha et pour Djama' à‡afir. Ce type de salle à grande coupole octogonale peu élevée sur trompes angulaires, généralement encadrée de nefs couvertes par des coupolettes juxtaposées, est vraisemblablement inspiré par des modèles de Turquie d'Europe ou de l'Anatolie.

Tel fut - sans les nefs du pourtour - le tombeau de Sidi 'Abd er-Rahmân eth-Tha'âlibi transformé en mosquée et accosté d'un minaret pour l'appel à la prière. Les travaux avaient été dirigés par le desservant du sanctuaire, l'oukil 'Abd el-Qâdir, ainsi que nous l'apprend une inscription. Ces aménagements devaient être complétés en 1729, à l'époque de 'Abdi Pacha, comme en fait foi une autre inscription poétique encastrée extérieurement dans le mur de la salle funéraire. Les travaux très importants et payés grâce aux revenus de la zaouïa, paraissent devoir être surtout attribués à l'initiative de l'oukil Mohammed ben Wadâh. L'ensemble architectural atteignit sans doute alors son extension maximum, puisque la sépulture d'Ibn Wadâh se trouve dans une petite salle située à l'extrémité des bâtiments actuels. D'autres oukils contribuèrent à la parure ou à l'accommodation des édifices, notamment le très respectable Hajj Moûssa, grand-père de l'oukil qui nous accueille aujourd'hui.

Ainsi chaque époque ajoutait à l'importance, sinon à la beauté de la dernière demeure du savant ascète Ami de Dieu. Mais ce qui devait mieux encore attester la vénération dont il continuait à jouir, la contiance que l'on plaçait en lui, c'était la venue incessante des visiteurs, des déshérités, des affligés, des pauvres femmes cherchant auprès de lui une aide contre les difficultés de la vie; c'était l'abondance des présents dont on entourait son cénotaphe: pendules, étendards de confréries, œufs d'autruches et inscriptions calligraphiées; c'était surtout le désir que manifestaient les gens pieux d'inhumer leurs morts près de son `ombeau, comme en une terre bénie. 'Et de fait le mausolée de Sidi Abd er-Rahmân eth-Tha'âlibi est devenu le centre d'une petite nécropole, -!ù ceux qui, de leur vivant, ont joui de la considération publique, viennent dormir du sommeil éternel. Dans l'oratoire même, c'est le dey llustapha Pacha, qui gouverna Alger de 1798 à 1805, et son fils Brâhim, mort en 1818; c'est le dey 'Omar Pacha, qui occupa le pouvoir de 1815 à 1817. A l'extérieur de l'édifice, dans un joli enclos, où il semble vouloir se tenir désormais à l'abri des agitations du siècle, c'est Ha;j Ahmed, le dernier bey de Constantine, entouré de quelques-uns des siens, qui l'avaient suivi dans son exil. Mais le plus souvent ceux dont on honore ic souvenir, en les conduisant ici, se recommandent moins par leur puissance mondaine que par leur science et la dignité de leur vie. Parmi ceux-là, je m'en voudrais de ne pas citer au moins le très bon ami que fut pour moi Si Mohammed Ben Cheneb, un des Musulmans les plus érudits, l'homme le plus droit et le collègue le plus serviable que j'ai rencontré.

Cependant deux inhumations en particulier devaient contribuer à faire de ce nécropole un des lieux les plus vénérables de l'Algérie.

En 1845, l'autorité française, ayant décidé de démolir le rempart qui séparait les deux portes de Bâh 'Azzoûn, dut pourvoir à la translation des restes de Sidi Mançoûr, dont le tombeau était accolé au rempart. On connaît bien peu de chose sur Sidi Mançoûr ben Mohammed ben Salim, qui mourut en 1644 (1054 de l'hégire). Il menait une vie simple et pleine de dévotion clans une modeste boutique, que sa première sépulture devait remplacer. On le disait favorisé du don des miracles. La ,goubba actuelle de Sidi Mançoûr, soigneusement entretenue par l'oukil, qui se glorifie d'être un descendant authentique du saint, n'a pas cessé de recevoir des visites pieuses.

II en va de même pour celle de Ouali Dada, qui fut construite dans des circonstances analogues, mais dix-neuf ans plus tard. Celui-ci fut également victime - ou bénéficiaire - d'un déménagement posthume. Sa première sépulture, à laquelle étaient adjointes une petite mosquée et une salle de refuge pour les mendiants et les infirmes, ce qui constituait une zaouia, se trouvait dans une partie de la rue du Divan qui fut démolie en 1864. Le refuge fut transféré dans l'impasse du Palmier. Les restes du Ouali vinrent occuper la goubba qu'on avait bâtie à cet effet au-dessus de celle de Sidi 'Abd er-Rahmân.

Le souvenir de Ouali Dada, saint homme d'origine turque et que sa titulature funéraire nous donne pour un çoûfi, est attaché à l'un des faits les plus marquants de l'histoire d'Alger. Le 23 octobre 1541, Charles Quint, ayant débarqué ses troupes sur la rive gauche de l'Harrach, s'était avancé à travers la plaine et avait gravi la hauteur du Koudiat es-Saboun, d'où il menaçait Alger. L'armée, qui comptait des Espagnols, des Italiens, des Allemands et des Français, était très forte. Les Algérois, dit-on, songeaient' à capituler. C'est alors que Ouali Dada, ayant parcouru la ville pour relever les courages défaillants, entra dans la mer jusqu'à la ceinture et, la frappant du bâton qu'il tenait à la main, souleva la terrible
tempête...

On sait le reste. La pluie diluvienne et le vent glacé paralysèrent les assiégeants, qui n'avaient pu être ravitaillés. Les Algérois firent une sortie et culbutèrent ceux qui étaient les plus voisins de la mer. C'étaient des Italiens, qui refluèrent en désordre sur le gros de l'armée. Les Chevaliers de Malte, Villegaignon, Savignac et les autres, rétablirent la situation. Cependant il fallait battre en retraite, se rembarquer au milieu de la tourmente, qui, après une accalmie, devenait d'heure en heure plus furieuse. Une partie de la formidable armada, qui comptait plus de cinq cents navires, se brisa sur la côte ou sombra au large. Evénement considérable. Le désastre de Charles Quint allait, pendant longtemps, décourager l'Europe. Alger, réputée invincible, allait connaître une prospérité qu'elle n'aurait pas osé espérer jusque-là. Ouali Dada put en voir les premiers effets. Il mourut en 1554 et, pendant ces treize dernières années de sa vie, on ne signale aucun trait notable. Mais cela importe peu. Il avait eu son heure historique. Ce que le peuple d'Alger rapportait de lui pouvait lui mériter la vénération unanime, car, au moment des plus grandes épreuves, il avait, avec son bâton, fixé le destin de la Cité.

GEORGES MARÇAIS.
Extrait des "Feuillets d'El-Djezair"Nouvelle série - Juillet 1941
Fondateur Henri Klein (1910), publié s par le Comité du Vieil Alger 9, bd Laferrière, Alger-1941- Prix: 10 f
Collection B.Venis



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medjeded abdelmalek - Mostaganem, Algérie

02/05/2012 - 31556

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